Читать книгу Les amours d'un tribun - Hippolyte Mettais - Страница 8
II
ОглавлениеLe lendemain Marat sortit tard de son lit, tout accablé d’un mauvais sommeil. Il avait rêvé toute la nuit du prince de Belphégor.
Il était d’ailleurs à peine convalescent d’une grave maladie qu’il avait contractée dans le travail opiniâtre auquel il avait dû se livrer pour mettre au net ses Chaînes de l’esclavage, ouvrage fait en vue des élections qui se préparaient en Angleterre, et qui, par conséquent, était pressé de paraître.
Si la veille même il avait assisté à la soirée de lord Humber, ce n’avait été que sur les instances de Burke, qui avait cru lui être utile en l’introduisant là. Mais, comme nous l’avons vu, cette visite n’avait abouti à rien qu’à rendre Marat plus suspect au pouvoir, et le pouvoir plus suspect à Marat.
Bien qu’il n’eût pas entendu les ordres de lord North à son sujet, le docteur en pressentit cependant quelque chose. Aussi eut-il toujours dès cet instant une paire de pistolets sous la main, «bien déterminé, a-t-il écrit depuis, à recevoir convenablement le messager d’Etat qui voudrait m’enlever mes papiers. Il ne vint point. Le ministre informé de mon caractère, avait jugé à propos de n’employer que la ruse.»
Le ministre, en effet, n’employa que la ruse, et la ruse fut si bien conduite que le pauvre docteur ne put s’en garer.
Le premier soin de Marat, à son lever, fut de courir chez lés éditeurs de son livre, puis chez Burke. Le livre était imprimé, mais les éditeurs le gardaient en magasin. Burke lui déclara que les journaux avaient tous refusé de l’annoncer malgré ses instances, malgré l’offre qu’il avait faite de payer l’annonce.
«Il n’était que trop visible qu’ils étaient vendus, dit Marat... Je compris trop tard que le ministre, craignant que cet ouvrage ne barrât ses menées pour s’assurer de la majorité du parlement, avait acheté imprimeurs, publicateurs et journalistes.»
Mais il n’était pas facile de battre Marat à plate couture. Comprenant qu’il n’y avait rien à faire pour son livre à Londres, il partit en apparence pour la Hollande, afin de dépister la police, mais en réalité pour le nord de l’Angleterre, où il savait que florissaient de nombreuses sociétés patriotiques. Il leur offrit gratuitement son œuvre, cette œuvre qui avait épuisé sa petite bourse et qui lui avait presque coûté la vie. C’était une bonne inspiration, car on reçut cette œuvre avec reconnaissance, puis on la propagea avec enthousiasme. L’une des sociétés même remboursa au pauvre auteur le prix de l’édition et en fit une nouvelle à ses frais, «qu’elle répandit dans les trois royaumes, écrivit Marat, après m’avoir fêté, et m’avoir décerné la couronne civique. Mon triomphe était complet, mais il était tardif.... les élections étaient faites.»
Le ministère avait donc obtenu un grand avantage sur le docteur Marat, mais en revanche il lui avait donné une notoriété qu’il n’avait point encore eue.
Ce résultat était immense pour Marat, dont le cœur débordait de désirs, et qui n’employait toute l’énergie de son esprit que pour la satisfaction de ses besoins intellectuels, négligeant même à cet effet les besoins de son corps.
Arrivé et installé depuis dix ans en Angleterre, Marat en avait pris toutes les habitudes, il en avait embrassé tous les intérêts avec ce feu ardent qu’il mettait dans toute affaire qui lui était chère.
Il était donc merveilleusement disposé pour bien dire, lorsqu’il lança dans la publicité son livre des Chaînes, et nul doute que cet ouvrage n’eût influencé les élections, s’il eût pu paraître avant, comme il influença l’esprit public à son apparition.
En tout cas, ce livre fil de Marat presque un personnage en Angleterre. Mais cette réputation vint mal à temps pour son repos. Tant qu’il s’était livré uniquement aux travaux de sa profession, il avait pu vivre dans le calme de la médiocrité. La renommée le lança dès ce jour dans les tourments de la vie publique.
Le premier tourment qui suivit l’apparition de son livre lui vint du ministère, qui fit rayer son inscription de docteur sur les archives du collége médical de Londres. C’était une bien piètre vengeance, car le diplôme qui lui avait été accordé ne pouvait lui être ravi aussi facilement. Le docteur le déchira d’ailleurs lui-même, on peut le croire, du moins, et il l’oublia si bien depuis, qu’il n’en parla jamais à qui que ce fût, et personne n’en transmit le souvenir à l’histoire. Si bien qu’on pourrait le mettre en doute aujourd’hui, si Marat n’avait pas prouvé par ses travaux qu’il était capable de l’obtenir, et si en outre il n’avait pas exercé sa profession là où il était impossible qu’il l’exerçât sans diplôme.
Cette taquinerie ministérielle ne fut donc qu’un coup d’épée dans l’eau. Ni le ministère, en tout cas, ni personne ne pouvait empêcher Marat de vivre de son travail. Il était trop actif, trop instruit, et, selon le dire commun, il avait trop de cordes à son arc.
Après avoir dévoré tous ces déboires, que nous trouverons peut-être bien minimes dans notre égoïsme superbe, mais qui affectèrent beaucoup le pauvre docteur, Marat se remit en souvenir la soirée de lord Humber, et le prince de Belphégor qu’il n’avait guère, toutefois il faut le dire, oublié malgré tous ses tracas. Le prince, lui, paraissait l’avoir complètement oublié, malgré l’autorisation qu’il lui avait demandée d’aller causer avec lui du comte de Béelzébuth, son ménechme, car le prince n’était pas venu.
Le prince de Belphégor vivait en très-grand seigneur à Londres. Il arrivait, croyait-on, du fond des Indes avec la fortune d’un puissant nabab, car son genre de vie, bien qu’on ne lui connût aucun banquier et qu’on ne lui vît aucune propriété de rapport, n’indiquait rien moins qu’un millionnaire brillant au milieu des millionnaires. Il était fort excentrique, on l’en accusait, mais comme il dépensait beaucoup et qu’il payait exactement, deux points très-importants et toujours très-estimés partout, surtout en Angleterre, il était vu d’un bon œil dans toutes les sociétés de Londres. Si d’ailleurs il était excentrique, c’était, disait-on, probablement plus la fauté de ses habitudes de pays et d’éducation que de son esprit et de son cœur.
Il serait difficile de dire si la figure du prince de Belphégor était belle ou laide. En tout cas, elle impressionnait vivemént, et lorsqu’on l’avait seulement une fois entrevue, on ne l’oubliait jamais. Son type contrastait singulièrement avec celui des Européens; il n’était pas même tout à fait celui des enfants de l’Inde. Les physiognomonistes les plus érudits se demandaient si ce type n’était pas celui d’une caste disparue, qui aurait été calqué sur celui que les peintres les plus autorisés prêtent à Satan.
Le prince, cependant, n’avait rien d’infernal que la coupe du visage, et aussi peut-être un peu la morale malicieuse. Du reste il était bon; on citait mille traits de sa générosité. Il était surtout très-admirateur de la plus belle moitié de l’espèce humaine, de la femme, enfin, qu’il courtisait très-gracieusement, plus gracieusement même qu’on aurait pu l’attendre d’un homme habitué aux amours faciles, comme on l’est dans l’Inde.
Aussi avait-il son harem, disait-on à Londres, bien qu’il ne l’avouât pas. Mais on croyait cette habitude si bien inoculée à son sang de nabab, qu’on ne voulait traiter que de houris la foule assez nombreuse de belles filles qui peuplaient son hôtel, bien que des fonctions déterminées fussent stipulées pour chacune, en dehors, bien entendu, des fonctions qu’on exerce ordinairement dans un sérail.
Dans une ville aussi vaste que Londres, où les affaires sont plus pratiquées que les plaisirs, le prince de Belphégor n’était guère connu que de nom en dehors des réunions aristocratiques.
Aussi Marat, qui habitait loin de lui, et qui vivait dans un monde complétement en dehors des habitudes de cet homme, Marat ne le connaissait pas. Mais il n’eut pas de peine à s’enquérir de lui lorsqu’il le voulut, et à savoir tout ce que nous venons de dire. Le difficile était d’aborder le nabab. Comment faire? Comment lui, chétif et pauvre médecin de la Cité, pourrait-il se retrouver sur le passage. de cette puissance de l’aristocratie?
Il en cherchait les moyens lorsqu’on lui remit une lettre d’invitation à une soirée donnée par lord Killarney.
Marat ne connaissait pas lord Killarney, mais il n’eut pas de peine à se persuader que sa réputation du moment lui valait cet honneur. Cependant, comme il était fier et qu’il s’était créé d’immenses travaux intellectuels, il ne trouva pas là motif à se déranger de ses occupations. Il allait donc refuser. l’invitation, lorsqu’il aperçut un post-scriptum annonçant que le prince de Belphégor assisterait à la soirée et qu’il y verrait avec plaisir monsieur le docteur Marat.
— Enfin! s’écria Marat, c’est le ciel qui me favorise. Je ne sortirai pas des salons du lord sans savoir au juste quel est cet homme, sans avoir soulevé au moins un coin de son masque..... Et puis?..... fit Marat avec réflexion. Quand même ce serait le comte de Béelzébuth, que lui dirais-je? que me devait-il? Est-ce sa faute s’il a écrasé sous ses pieds ma première et ma plus douce illusion? Non..... non, peut-être... Aussi n’est-ce point pour lui demander compte d’aucun outrage que je veux le voir. Je veux lui parler, parler avec lui du passé, lui demander... lui demander quoi?.... Rien! s’écria Marat en secouant la tête et ouvrant deux grands yeux pleins de feu. Je ne veux rien lui demander. Que m’importe ce qu’elle est devenue, si elle est morte, ou si son excentrique philosophie l’a jetée ailleurs que dans la terre.
Marat se promena vivement dans sa chambre après ce petit soliloque, les bras fortement croisés sur la poitrine et la tête rentrée dans le col de son habit. Il s’arrêta tout à coup, et frappant fortement du pied le sol de sa chambre: je n’irai pas, dit-il. Que me fait à moi le prince de Belphégor? Quand même ce serait le comte Pépin de Béelzébuth, je n’en bougerais pas.
La soirée de lord Killarney était, indiquée pour le lendemain. C’était une soirée de garçon: le billet d’invitation l’annonçait positivement. Cela ne voulait pas dire qu’aucune dame n’y serait admise. Les invités pouvaient le savoir, car c’était dans les usages du lord.
Il n’est pas besoin de dire que les dames devaient en ce cas n’avoir plus aucune bonne habitude sociale à conserver ni aucune mauvaise à acquérir, car lord Killarney était, sauf son respect, un franc-luron, et ses soirées des orgies.
Lord Killarney était un homme de quarante ans environ, grand, bien pris dans sa taille, d’une figure remarquable par sa beauté virile et sa distinction. Ses manières étaient pleines de grâce; un sourire amical et franc errait toujours sur ses lèvres, qui s’ouvraient à chaque instant pour laisser échapper des mots pleins d’esprit et de sel attique. C’était enfin un corps parfait, un esprit charmant réunis pour former un viveur échevelé, sans foi ni loi, disons tout, prenant le plaisir sans mesure ni discrétion, et toujours à la recherche du plaisir.
Il était célibataire et presque seul au monde, car sa famille était à peu près éteinte. Personne ne pouvait donc gêner ses allures en rien, comme personne, il faut le dire à la décharge de ses vices, n’avait cherché à infuser dans son cœur l’amour du bien et la décence sociale. Aussi sa liberté d’action était complète; il en usait et abusait si largement et si vivement qu’acharné après la grosse fortune que lui avaient laissée ses pères, il était sur le point de la voir réduite à rien. Mais on pouvait jurer que c’était bien là le moindre de ses soucis.
La société habituelle du lord était, on n’en peut douter, tant soit peu imprégnée des vices et des vertus de l’amphitryon. Tous pourtant n’étaient pas aussi avancés les uns que les autres dans cette gaie science. On distinguait facilement, du reste, les novices, encore peu habitués aux orgies, des vétérans, pour qui rien n’était nouveau sous le soleil.
Les salons de lord Killarney s’ouvrirent à l’heure dite, mais sans bruit, sans grand appareil. Il n’y eut pas la foule. La réunion n’était évidemment qu’une réunion d’intimes, presque un lunch d’amis. On n’y dansa pas, on n’y fit pas de musique, mais on y mangea du plum-pudding et l’on y but force liqueurs. On y devisa surtout haut et gaiement. Une seule voix de femme chanta par-ci par-là-quelques chansonnettes, puis mêla ses rires bruyants aux gros mots de lord Killarney et aux chorus éclatants des convives.
Cette voix était la voix de lady Frenchlow, la belle et sémillante maîtresse de Killarney, la seule femme admise ce soir-là à la réunion: encore était-elle venue à l’improviste, on ne l’attendait pas.
— A lady Frenchlow! dit un des buveurs en présentant son verre à la chanteuse, pour trinquer avec elle.
Elle trinqua, mais ne but pas.
— Un grognement pour lady qui ne boit pas! dit un autre buveur qui, lui, vida son verre d’un seul trait.
— Non, lady ne boit pas, répondit la Frenchlow, car elle ne boit que des liqueurs qui lui sont agréables, comme elle n’aime que celui qu’elle aime, son seigneur gracieux, dit-elle en caressant de la main Killarney.
— Bien dit, milady! cria d’une voix de fausset un des buveurs: donc Killarney peut être sûr de votre vertu.... pour ce soir.
— Oui.
— Et demain?
— Demain si je ne l’aime plus, je le lui dirai, mais je ne le tromperai pas.
— En tout cas, milady, se hâta de dire un des convives en regardant Killarney d’un air narquois, je me mets sur les rangs: à quand mon tour?... Demain?
— Peut-être: mais à demain les choses sérieuses! comme disait un ancien qui pourtant ne mangeait pas du plum-pudding, répondit lady Frenchlow, qui mordit en même temps dans un gros morceau de gâteau.
Lord Killarney cependant buvait peu et ne prenait part que par monosyllabes aux verbeux lazzis qui se débitaient autour de lui. Il paraissait quelque peu impatient, et de temps à autre il jetait vers la porte d’entrée un coup d’œil furtif.
— Killarney a le spleen, dit un des buveurs qui devisait à tort et à travers, en buvant comme un pré desséché, Killarney ne dit mot. Tom, s’écria-t-il en s’adressant à l’un des valets de service, rapporte donc la parole de lord Killarney, qui s’est, je crois, enfuie par la porte, car il regarde toujours de ce côté pour voir si elle ne revient pas. Qui donc attends-tu, milord? J’ai deviné juste, n’est-ce pas?
— Non, j’attends...
— Le prince de Belphégor? dit un des buveurs en éclatant de rire.
— Le prince de Belphégor? répéta lady Frenchlow en regardant Killarney d’un œil interrogateur
— Le prince de Belphégor, répondit Killarney, ne viendra pas ici, je ne l’attends pas; peut-être viendra-t-il à mon yacht... A propos, Tom, ajouta-t-il en interpellant son valet, que mon yacht soit prêt à mettre à la voile, si ces messieurs sont de mon avis. Nous terminerons notre soirée là. Le temps est beau, et je ne connais rien de plus attrayant que de boire et chanter le soir et la nuit sur la Tamise, même au mois de septembre.
Il n’y eut pas d’opposition sérieuse à la proposition du lord de la part de ses invités; il y eut même acceptation vive et bruyante de la part des vétérans.
— Tu n’attends pas ce soir le prince de Belphégor ni ici ni là-bas? demanda à voix basse à Killarney lady Frenchlow.
— Non, répondit Killarney, ni ici ni là-bas.
— Mais tu attends quelqu’un, j’en suis sûre, ajouta-t-elle en le prenant par le bras et l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre, pendant que tous les buveurs s’en donnaient à cœur joie. Tu ne m’avais point invitée, lui dit-elle, mon arrivée t’a surpris, et tu n’es pas gai parce que je suis ici. Qui donc attends-tu? une femme?
— Une femme! oh! non... Riquet à la Houppe, un nain, l’être le plus bizarre, le plus laid, le plus sot que je connaisse dans les trois royaumes.
— Et tu l’as invité ?
— Pourquoi pas? Nous sommes en débauche, nous rirons, nous nous amuserons de lui toute la soirée.
— Tu l’appelles?...
Lord Killarney tira de sa poche une lettre qu’il présenta à lady Frenchlow.
— Lis, lui dit-il: il n’y a pas plus de deux heures que je l’ai reçue. Le petit monstre a pris le temps de la réflexion avant de répondre, mais enfin il viendra.
— Signé : docteur Marat, dit la lady en remettant la lettre à Killarney... Ah! c’est le docteur Marat! ajouta-t-elle d’une voix tremblotante... Au revoir, milord! dit-elle en lui serrant la main après un instant de silence. Amusez-vous bien.
— Non, reste, dit le lord, n’aie pas peur de lui. Il n’est pas laid à ce point, j’ai exagéré un peu.
—Je ne veux pas le voir, je le connais.
— Tu le détestes donc bien alors?
— Si je te disais oui... Au revoir! dit de nouveau lady Frenchlow avec dédain... Quelle idée! ajouta-t-elle: inviter le docteur Marat d’une orgie!...
— Il le fallait bien, dit mystérieusement Killarney, puisque ces messieurs veulent lui faire voir Londres au fond de la Tamise.
— Tu dis?... risposta vivement la Frenchlow.
— J’ai dit... rien: j’ai plaisanté, répondit Killarney, qui eût bien voulu en ce moment reprendre le mot imprudent qui lui était échappé.
— Adieu! dit la Frenchlow en partant décidément au milieu du bruit des convives, qui parurent ne pas faire attention à sa disparition, bien que plusieurs s’en réjouirent intérieurement.
Elle ne voulut pas accepter que lord Killarney la fît reconduire chez elle; elle sortit seule. A la porte de l’hôtel, elle monta dans une voiture qui la conduisit dans la cité, à la demeure de Marat. Le docteur était sorti: elle lui laissa un mot pour lui dire de se rendre immédiatement à l’hôtel du prince de Belphégor, avant toute autre visite.
Puis de là elle se rendit à l’hôtel du prince qui, lui aussi, était sorti. C’était une fatalité. Lady Frenchlow ne se rebuta pas cependant: elle alla rôder sur les bords de la Tamise, là où elle espérait apercevoir le yacht de Killarney. Elle le vit en effet; il était à la voile. Un certain mouvement régnait sur le petit. navire, mais ce n’était pas le mouvement d’une société qui s’y serait réunie. Il était d’ailleurs au port et dans l’immobilité. Tout n’était donc pas encore perdu. Mais la position était grave, et le temps pressait. Mais que faire là, elle, toute seule, sans autorité sur personne?
Une pensée lui vint, ce n’était peut-être pas la meilleure, mais elle la saisit au passage. Elle retourna de toute la vitesse de son cheval à l’hôtel du prince de Belphégor pour lui demander assistance. Fatalité ! le prince n’était pas encore rentré.
Il ne lui resta plus qu’une démarche à faire, bien qu’elle dût la mettre en présence de Marat, qu’elle ne voulait pas voir, ce fut de retourner à l’hôtel de Killarney et de dire alors au docteur devant tous, s’il le fallait: N’allez pas sur la Tamise.
Mais il n’y avait plus personne à l’hôtel de Killarney; toute la société était partie.... Le yacht, de son côté, avait quitté le port pour voguer, impossible de savoir où. Lady Frenchlow resta longtemps sur les rivages du fleuve, regardant de tous côtés autant qu’elle pouvait voir sur un fleuve noir comme un drap mortuaire, et dans une nuit de septembre, interrogeant tous les matelots, tous les passants, et ne recueillant de tous que des renseignements contradictoires et désespérants.
Epuisée enfin d’émotions et de fatigues, versant un torrent de larmes amères, elle retourna instinctivement à l’hôtel de Killarney.
Le lord était là, seul et rêveur.
— Eh bien? lui dit-elle.
— Il est venu.
— Après?...
— Nous sommes montés sur mon yacht pour nous promener à la lueur des torches; c’était ravissant. Nous avons été loin, en dehors de la ville.
— Après? dit lady Frenchlow avec une anxiété toujours croissante.
— Après!... après!... il est arrivé un accident.
— Ah! vous l’avez jeté à Peau! s’écria la courtisane avec des yeux étincelants de rage et serrant fortement le bras de Killarney.
— Non... je ne crois pas du moins, dit-il, je crois qu’il est tombé par imprudence dans les flots. Ils sont tombés quatre: on en a retiré trois à demi asphyxiés.
. — Et l’autre? le quatrième? le docteur? dit la Frenchlow avec un son de voix indescriptible.
— On ne l’a pas retrouvé... Mais qu’est-ce que cela te fait?
— Misérable! infâme! assassin! s’écria la courtisane hors d’elle-même.
— Tiens!... comme tu dis ça! fit niaisement lord Killarney, qui était déjà tout ahuri du crime dans lequel il avait au moins trempé fortement les mains, s’il ne l’avait pas commis lui-même.
— Sot que tu es! riposta la courtisane avec un superbe dédain. Crois-tu que pour vouloir bien recevoir tes caresses pendant quelques jours, je sois un assassin, moi, un lâche qui frappe sournoisement son ennemi? Ah! tu as cru cela, toi! Tu as dit: Cette femme est facile dans ses amours, donc elle est capable de tous les crimes! Pauvre philosophe!... Adieu!... Non, au revoir! ajouta-t-elle brusquement en faisant un tour sur elle-même pour sortir.
Lord Killarney la retint par le bras. Il commençait à revenir un peu à lui-même, et à reprendre l’assurance qu’il avait perdue.
— Un instant! dit-il... Cette affaire est grave. Si tu parles, tu ne parleras pas longtemps, entends-tu? D’ailleurs tu es leur complice, non pas le mien, car si le malheur est arrivé sur mon yacht, je n’y suis pour rien. Mais si j’ai préparé cette affaire, tu l’as préparée aussi, toi, car tu étais de la soirée des coupables. Adieu donc maintenant, et réfléchis... Non, plutôt à revoir, Frenchlow! dit lord Killarney en adoucissant sa voix et tendant à sa maîtresse une main qu’elle ne serra pas... Songe que ta vie vaut bien celle du petit monstre Marat, ajouta-t-il.
La Frenchlow ne répondit pas, et partit.
Lorsqu’elle fut seule, l’énergie fébrile qui l’avait soutenue en face de son criminel amant l’abandonna tout à coup. Elle était brisée; elle frissonna dans tous ses membres: elle avait la fièvre accablante du désespoir.
Lorsqu’elle arriva à son cottage, elle se trouva en présence d’un corps d’homme qu’on venait de retirer de l’eau.
Ce corps était celui du docteur Marat...
Deux heures après cet accident, un de ces hommes que nous avons appelés les vétérans des soirées de lord Killarney se présenta à l’hôtel de lord North. Il fut reçu malgré l’heure avancée de la nuit, car il annonça qu’il venait pour affaire grave et pressée.
— Ah! c’est vous, Thompson... lui dit le ministre en bâillant de toute l’ampleur de ses mâchoires... quoi de nouveau?
— J’apporte à Sa Seigneurie les renseignements qu’elle m’a demandés sur le docteur-Marat, répondit Thompson avec un visage épanoui qui annonçait toute la satisfaction d’un bon et difficile succès.
— Vraiment!... Après tout, je savais bien que vous réussiriez, vous; mais c’est admirable que vous ayez trouvé ces renseignements en aussi peu de temps, repartit le ministre en écarquillant deux yeux pleins de satisfaction.
— Et des renseignements très-exacts, ajouta Thompson en présentant au lord une liasse de papiers.
— Qu’est cela? Votre rapport? Peste! il n’est pas mince, dit le ministre en tendant la main pour recevoir les papiers que Thompson lui tendait.
— C’est mieux qu’un rapport, milord; c’est la vie de Marat, écrite par je ne sais qui, mais annotée par Marat lui-même, du moins j’ai tout lieu de le croire.
— Comment! comment! voyons, expliquez-vous, car je ne vous comprends guère, Thompson... La vie de Marat, dites-vous, annotée par lui-même!
— J’ai trouvé ces papiers chez lui parmi ses papiers: je suppose dès lors qu’ils sont, au moins en partie, de lui.
— Pour entrer chez lui, je suppose, Thompson, que vous n’avez point enfreint la loi, dit lord North avec un grand air de dignité. Vous êtes un bon agent, je le sais, ajouta-t-il, mais on vous reproche d’avoir parfois trop d’entrain, et de ne pas toujours assez respecter nos usages.
— Que voulez-vous, milord? répondit. Thompson en souriant avec la finesse d’un homme qui met plus son droit dans la ruse que dans la loi: pour obtenir, il faut demander; pour trouver, il faut chercher.
— Evidemment, mais il ne faut pas prendre; il ne faut pas non plus violenter personne, ni violer le domicile du citoyen. Chez nous cela n’est permis à personne, riposta assez vivement lord North.
— Aussi n’ai-je point violé le domicile de M. Marat, répondit humblement l’agent en faisant une reculade dans l’aveu qu’il voulait faire. J’ai pris avec autorisation de perquisition à domicile. Il n’y a point eu de difficulté dans cette perquisition parce qu’il n’y avait personne chez le docteur.
— Bien! mais quand il rentrera, que dira-t-il? Car votre autorisation... repartit lord North avec une moue qui voulait dire: Vous n’en aviez pas.
— Oh! il ne rentrera pas, répondit l’agent, sans regarder la moue qui l’accusait de mensonge.
— Il ne rentrera pas! dit le ministre en accentuant ses mots et regardant fixement son agent. J’espère bien toutefois, ajouta-t-il avec la dignité d’un homme qui veut couvrir sa responsabilité, j’espère bien qu’on n’a pas violenté M. Marat, et qu’en tout cas, ni mes ordres, ni mes désirs n’ont point été mis en avant dans cette affaire. Je voulais des renseignements et rien de plus. Pour le punir j’avais la loi..
— Sa Seigneurie n’a rien à se reprocher, et je n’ai invoqué ni son nom, ni ses ordres, ni ses désirs dans ma mission, répondit Thompson en s’inclinant comme pour demander à être congédié, n’ayant plus rien de bon à dire.
— C’est bien: allez Thompson.,. je lirai ces papiers, dit le premier lord de la trésorerie en congédiant son agent trop zélé.
Quoique la nuit fût avancée, lord North n’attendit pas au lendemain pour commencer cette lecture, tant il était curieux d’apprécier un homme qu’il connaissait si peu et qu’il considérait cependant comme un ennemi dangereux pour son ministère.
Lord North pensait avec raison que ce n’est pas dans un fait éclatant, ni dans la vie publique où l’amour-propre et l’entrain du moment ont tant de part, qu’il faut chercher les penchants d’un homme, mais bien dans l’intimité de la vie, dans les habitudes, dans les petits faits journaliers, insignifiants pour tous. Aussi la notice que venait de lui apporter Thompson lui parut-elle d’un prix inappréciable. Il pourrait lire à cette heure dans le cœur de Marat, il le pensait du moins.
Cette notice est toute une histoire: je la transcris mot pour mot.
Evidemment elle n’était pas écrite par Marat; elle lui avait été probablement communiquée pour qu’il voulût bien l’annoter partout où il en serait besoin.
La voici...