Читать книгу Siribeddi : mémoires d'un éléphant - Jacques Lermont - Страница 5
SIRIBEDDI ET SA FAMILLE
ОглавлениеMme Mahala et son mari, M. Jumbo, étaient dans le ravissement le plus complet: le ciel venait de leur envoyer un charmant bébé, tout leur portrait; ils ne se lassaient pas de l’admirer. De la tête aux pieds, leur fils leur paraissait une merveille.
«Regarde ses oreilles, mon ami, s’écriait la petite Mme Mahala; sont-elles longues déjà !... Quelle finesse d’ouïe il aura bientôt!
— Et ses yeux, sont-ils assez vifs! répondait son mari sur le même ton.
— Et sa trompe, comme il l’agite élégamment! Ne dirait-on pas qu’il a déjà plusieurs semaines? Oh! pourvu qu’il ait cinq ongles à chacun de ses pieds! Que diraient mes amies, s’il n’en avait que quatre!»
Mais, après examen, il fut bien et dûment constaté que le jeune Siribeddi possédait les vingt ongles réglementaires pour un éléphant de haute race. S’il n’en eût eu que seize ou dix-huit, Mme Mahala se serait crue déshonorée à tout jamais aux yeux de sa tribu.
«Ah! je respire, s’écria-t-elle; à présent je puis sans crainte présenter notre trésor à nos amis. Va les chercher, mon cher Jumbo. Tu as le temps pendant qu’il fait son premier repas.»
A vrai dire, Mme Mahala mourait d’envie d’exhiber son cher fils. Quand on est jeune mariée et qu’on a épousé un mari de son âge que les anciens traitent encore en enfant, on n’est pas fâchée de montrer à ses amis et connaissances qu’on est mère de famille et respectable à tous points de vue. Jusqu’ici personne n’avait pris au sérieux le jeune ménage. Un ménage de bébés!... Tout allait changer! Du coup ils prendraient rang parmi les gens raisonnables et on ne leur jetterait plus à la tête leur jeunesse, comme si chaque jour ne devait point les guérir de ce défaut. Était-ce leur faute s’ils n’avaient pas cent cinquante ans comme le Patriarche, ni même cent trente ans comme le Grand-Chef, ou quatre-vingt-dix-neuf comme le Philosophe? A eux deux c’est à peine s’ils atteignaient la moitié de l’âge de ce dernier; mais ils avaient le temps de vieillir!...
La tribu très distinguée des Longues-Queues dont Mme Mahala et son mari, M. Jumbo, faisaient partie, devait son nom aux extraordinaires dimensions de l’appendice caudal de ses sujets. Elle était renommée entre toutes parmi les bandes d’éléphants qui peuplent les forêts de l’île de Ceylan, et ce n’est pas peu dire, dans un pays où les éléphants passent à bon droit pour être les plus beaux du monde. La tribu se composait d’une quarantaine d’individus de tout âge qui formaient une seule et même famille; mais que d’anneaux brisés dans cette chaîne! que de générations entre le Patriarche et le bébé qui venait d’ouvrir à la lumière ses petits yeux bruns. C’est à ce point que si la guerre et les maladies n’eussent fait de grands vides dans les rangs, la bande trop nombreuse eût peut-être été forcée de se diviser et de se séparer.
La colonie offrait l’image du bonheur le plus parfait. Elle était rassemblée dans une clairière que le Chef avait indiquée peu auparavant comme lieu de campement. Ce choix faisait honneur à son discernement: des palmiers aux longues palmes, ou aux larges feuilles en éventail, selon l’espèce, au tronc recouvert de convolvulus de mille couleurs, l’ombrageaient de tous côtés; çà et là des bananiers montraient leur feuillage finement découpé et leurs beaux régimes de bananes, festin délicieux qui, pour être prêt à point, ne demandait aux gourmets éléphantins que la peine de le cueillir au degré de maturité convenable. Non loin de là, coulait une rivière indispensable aux ablutions quotidiennes. C’était un véritable Eden en ce paradis terrestre qu’on nomme Ceylan.
Nulle surprise ne semblait à craindre dans cet espace bien protégé que le pied de l’homme n’avait jamais foulé. A l’exception de quelques perroquets établis sur la cime des arbres, et dont le cri strident se faisait entendre de temps à autre, aucun animal ne s’y montrait. Nul danger n’était probable; mais tandis que ses compagnons reposaient paisiblement, le Grand-Chef, fidèle à son devoir, veillait pour le salut commun. Son lieutenant, l’oreille au guet, l’œil grand ouvert, montait la garde de son côté. Au moindre sujet d’alarme, l’appel particulier de l’une des deux sentinelles les réunirait tous en un clin d’œil pour faire face à l’ennemi.
Dans ces régions tropicales au soleil de feu, les éléphants font de la nuit le jour; par suite ils emploient les heures de la journée à se reposer, à dormir où à rêver. On les voyait donc disséminés dans la clairière, seuls ou par petits groupes, selon leurs goûts. Il était près de cinq heures, la chaleur commençait à devenir moins accablante; les enfants, que rien n’arrête lorsqu’il s’agit de leur plaisir, s’amusaient à se poursuivre, à jouer à cache-cache ou à se lancer dans les jambes de longues branches d’arbres, occasion de culbutes toujours divertissantes. De temps en temps, leurs mères criaient tendrement:
«Ne vous échauffez pas trop, mes enfants, ne courez pas tant, vous allez vous rendre malades.
— Oui, maman,» répondaient-ils docilement.
Et ils s’arrêtaient quelques minutes, mais l’instant d’après l’ardeur du jeu l’emportait sur les recommandations maternelles et ils recommençaient de plus belle.
«Laissez-les donc, disaient alors les papas, ils s’amusent, c’est de leur âge; n’en avons-nous pas fait autant dans notre jeunesse?»
Les anciens, réunis à l’ombre d’un palmier, devisaient de choses et d’autres; ils parlaient de l’avenir pour leurs arrière-petits-enfants, du passé aussi, et des mille souvenirs que leur rappelaient les ébats de cette bande d’étourdis qui gambadaient autour d’eux. D’autres, les yeux mi-clos, jouissaient de la douceur de l’heure présente et se laissaient aller à une paisible somnolence; le Philosophe, très grave, se promenait à l’écart, comme s’il cherchait la solution d’un grand problème. Le Maître chargé de l’éducation des jeunes gens regardait les jeux de ses élèves en se balançant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. C’était cependant un personnage très correct, à l’air digne et froid, auquel il ne manquait qu’une paire de bésicles pour être un magister incomparable, mais lui aussi, sans doute, pensait qu’un peu de gymnastique lui était nécessaire. D’ailleurs, pour qui connaît les éléphants, sa tenue n’avait rien d’insolite: ces messieurs ont un besoin impérieux de balancement, ils ne peuvent rester immobiles.
Les mères de famille s’occupaient de leur ménage, deux ou trois jeunes mamans soignaient leurs bébés encore trop petits pour pouvoir prendre part aux ébats de leurs aînés. Tous, lorsqu’ils se sentaient en appétit, cueillaient délicatement du bout de leur longue trompe, soit le fruit qui les tentait, la banane blonde vite mûrie sous ce climat brûlant, soit des feuilles de palmier ou de bananier, soit une brassée d’herbe fraîche ou quelque champignon au fin parfum.
Parfois, par pur désœuvrement, ils déchiquetaient de grands panaches de palmiers, éparpillaient au hasard des régimes entiers de bananes, déracinaient de jeunes arbres, pour en manger les racines, ou décrivaient des arabesques fantaisistes sur le tronc des arbres dont ils enlevaient l’écorce avec cette espèce de doigt qui termine leur trompe. On les eût fort étonnés si on leur eût appris qu’ils gaspillaient ainsi en pure perte les dons de Dieu. Habitués à trouver en abondance tout ce qui était nécessaire à leur subsistance, qu’avaient-ils à penser au lendemain? Dans ce pays enchanteur où le printemps est pour ainsi dire éternel, où l’arbre porte à la fois des feuilles, des fleurs et des fruits nouveaux, où la fleur de la veille est presque le fruit d’aujourd’hui, ils ne songent point à être prévoyants. Ils font un peu comme ces bandes de singes qui dévalisent les jardins des colons, pillant tout, saccagant tout et jonchant le sol de fruits verts dans l’unique but de satisfaire leurs instincts de destruction. Les dégâts des éléphants étant proportionnels à leur taille, je vous laisse à penser quels ravages ils exercent dans les plantations de café ou de cocotiers, et les précautions que prennent les planteurs pour les empêcher d’y pénétrer! Mais, dans la jungle où ils sont seuls maîtres, la nature, prodigue de ses biens, a vite fait de réparer les dommages qu’ils lui causent. Ils en sont quittes, lorsqu’ils ont dévasté momentanément un endroit, pour émigrer dans une autre partie de la forêt aux inépuisables ressources.
Le jeune M. Jumbo ayant annoncé à tous ses amis le grand événement qui le comblait de joie, chacun s’empressa d’aller présenter ses devoirs à Mme Mahala et à son fils, déjà baptisé du doux nom de Siribeddi. Il fallait voir de quel air heureux et fier la jeune maman recevait les félicitations et comme elle faisait admirer à tous les visiteurs les mille et une perfections qu’elle découvrait à son fils. Tout le monde aimait Mahala dans la tribu, et chacun se réjouit avec elle de son bonheur. Les matrones y mêlèrent des conseils à l’infini sur l’éducation physique et morale du bébé :
«Ne le gâtez pas trop, ma chère, disait l’une, élevez-le sévèrement; si vous lui laissez faire ses trente-six volontés, quand il est petit, sous prétexte qu’il est petit, vous n’en viendrez jamais à bout lorsqu’il sera grand.
— La première de toutes les qualités est l’obéissance, s’écria une autre, Siribeddi ne peut l’apprendre trop tôt. Souvenez-vous de ce qui arriva l’an passé au fils de votre voisine, le petit Kindly! s’il eût su obéir il serait encore ici.
— Vous me faites frémir, s’écria Mme Mahala en serrant étroitement contre son cœur son fils bien-aimé. Dire que moi aussi je pourrais perdre mon petit Siribeddi. Ah! j’aimerais mieux mourir. Je m’étonne que Mme Kindly ait pu survivre à un coup pareil, moi j’en serais....
— Chut! dit une belle jeune dame qu’on appelait Fleur de Goyave, voici Mme Kindly en personne; soyez convaincue, Mahala, ajouta-t-elle tout bas, que la pauvre mère n’a pas oublié l’affreux malheur qui l’a frappée.»
En effet, la manière dont la nouvelle venue dit à la jeune mère: «Aimez bien votre fils, mais ne le gâtez pas,» prouvait qu’elle souffrait encore de sa blessure, d’autant plus qu’elle se sentait en partie responsable de l’accident arrivé à son enfant.
«Mme Kindly a raison, dit le Philosophe, les enfants gâtés ne sont ni bons fils ni bons citoyens. Faites de votre Siribeddi un éléphant modèle. Qui sait, peut-être un jour sera-t-il à la tête de ses pareils, et, dans ce cas, il devra donner à ses sujets l’exemple de toutes les vertus.
— J’en accepte l’augure,» dit la jeune mère en souriant d’un air modeste.
Quelle est la maman qui ne rêve pour son fils les destinées les plus brillantes? Mme Mahala voyait déjà son cher Siribeddi chef de sa tribu.... Bien mieux, ce grand honneur lui paraissait tout naturel.
«Je propose, dit une voix, de porter un toast au nouveau membre de notre société.»
Alors, de tous côtés, s’élevèrent les cris de:
«Vive le petit Siribeddi! Longue vie et bonheur à lui et à ses parents. Puisse-t-il ne jamais faire connaissance avec nos ennemis, les hommes!»
Puis chacun reprit ses occupations accoutumées et le jeune ménage resta seul.
«Que nos amis sont bons, s’écria la petite Mme Mahala en essuyant une larme d’attendrissement. Je ne croyais pas qu’ils nous aimassent autant: mon ami, je suis trop heureuse, cela me fait peur!»
Elle s’arrêta de parler, pensive un instant, mais bientôt se réveillant comme d’un songe:
«Il serait temps que Siribeddi essayât de marcher un peu,» dit-elle.
Les éléphants ayant le privilège de marcher dès leur naissance, le jeune Siribeddi eût pu en effet déjà faire quelques pas, s’il l’eût voulu.
Encouragé par les caresses maternelles, il consentit à s’aventurer sur le gazon. Ce fut un concert d’acclamations joyeuses.
«Mais c’est qu’il marche à ravir! il est très fort pour un nouveau-né ! Bientôt il sera comme père et mère.»
C’était une miniature d’éléphant. Imaginez une aimable créature de la taille d’un ânon, reproduisant en petit chacun des traits distinctifs de ses parents; sa peau déjà rude (ce n’est pas pour rien qu’il était de la famille des pachydermes, autrement dit des animaux à peau épaisse), sa peau, dis-je, était rosée, au lieu d’avoir la couleur brune de ses semblables à l’âge adulte; ses jambes flageolaient un peu sous lui et sa trompe, à peine plus longue qu’un mirliton, l’embarrassait beaucoup, il ne savait littéralement qu’en faire. Sauf cela, c’était le portrait vivant de tous les éléphants asiatiques que vous avez pu voir, à part les défenses, bien entendu, qui n’étaient pas visibles dans sa bouche et qui peut-être n’y pousseraient jamais, le nombre d’éléphants porteurs de défenses étant, paraît-il, assez limité à Ceylan. Dans la tribu des Longues-Queues on n’en comptait pas plus d’une dizaine, parmi lesquels on remarquait surtout les défenses du Patriarche, du Grand-Chef, du Lieutenant et du Philosophe. Malgré sa jeunesse, Jumbo en avait déjà d’une dimension respectable, mais les siennes étaient loin d’approcher de celles des anciens de la tribu. Les défenses du Patriarche étaient immenses, elles avaient même failli, un jour, lui jouer un mauvais tour, tant elles excitaient la convoitise de ces chercheurs d’ivoire qui ne craignent point de traquer les pauvres éléphants pour s’emparer de ce précieux produit vendu ensuite au poids de l’or. Par pur hasard le Patriarche avait échappé au danger dans cette rencontre où bon nombre de ses enfants perdirent la vie.
C’ÉTAIT UNE MINIATURE D’ÉLÉPHANT. (P. 8.)
Après tout, Siribeddi avait de qui tenir, et il était fort possible qu’il fût plus tard au nombre de ces favorisés du sort. On tenait en grande estime dans la tribu les éléphants porteurs de défenses, mais il fallait attendre, pour être fixé sur le compte de Siribeddi, que ses dents de lait tombassent et fussent remplacées par d’autres.
Je parle ici des éléphants de Ceylan, on assure que ceux d’Afrique ont des défenses parfois longues de trois mètres, qui pèsent jusqu’à trois cents livres et dont le poids moyen est de cent cinquante livres. Dans l’île de Ceylan, tous ceux qui n’ont pas de défenses ont de grosses dents de vingt-cinq à trente centimètres de longueur et de cinq centimètres environ de diamètre, qui leur servent à couper des branches d’arbres. Ces dents, qu’ils n’utilisent pas comme leurs frères d’Afrique pour creuser la terre à de grandes profondeurs afin d’y trouver de l’eau, n’ont plus du tout la même forme; au lieu d’être droites et épaisses, elles sont minces et gracieusement recourbées et pèsent rarement plus d’une cinquantaine de livres. En revanche, l’éléphant, de Ceylan est beaucoup plus grand, plus beau et plus intelligent que celui d’Afrique, et il s’apprivoise beaucoup plus facilement.
Que nous voilà loin de notre petit Siribeddi, il est temps de revenir à lui....