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CHAPITRE II

Table des matières

PREMIERS PAS DANS LA VIE

Je ne vous raconterai pas par le menu les premiers jours de la vie de Siribeddi; ses essais pour marcher et courir sans rouler à tous moments sur le gazon de la clairière, sa gaucherie lorsqu’il voulait se servir de sa trompe et ses colères enfantines lorsqu’au lieu de la porter à sa bouche, il se la mettait dans les yeux ou se donnait involontairement de grands coups sur les oreilles. C’était tout un petit apprentissage de la vie qui n’avait rien de bien intéressant pour d’autres que pour ses parents.

Mme Mahala se tirait on ne peut mieux de son rôle de jeune maman; elle avait une grande affection pour le Philosophe, et il lui était resté quelque chose des nombreuses leçons qu’il lui avait données et de tous les discours tenus devant elle. Ce n’est pas sans profit qu’on fréquente les savants! Lorsque Siribeddi tombait, elle l’aidait en riant à se relever, au lieu de lui montrer son émoi, il s’ensuivait que le pauvre petit aurait eu honte de pleurer quand il voyait sa maman lui sourire.

Lorsqu’il lui arrivait une de ces petites mésaventures, Mme Mahala apprenait à son fils à en prendre bravement son parti.

«Je tiens à ce que tu aies du caractère, lui disait-elle; il n’est personne à qui ne survienne de temps en temps quelque ennui; sois de ceux qui les acceptent avec gaîté, et non de ces tristes personnages qui geignent sous le poids des moindres misères comme s’ils étaient seuls au monde à souffrir. Ce n’est amusant ni pour eux ni pour les autres; d’ailleurs, je ne connais pas de plus mauvais calcul, car les ennuis sur lesquels on s’appesantit sont dix fois plus lourds à supporter.»

Pour une petite dame éléphant, ce n’était pas déjà si mal raisonner.

M. Jumbo s’occupait beaucoup aussi de son fils; il l’enlevait avec sa grande trompe et le faisait sauter comme font les papas pour leurs bébés, ou bien il le portait sur ses défenses pour lui faire faire en triomphe le tour de la clairière où la tribu des Longues-Queues était toujours installée; mais il traitait encore Siribeddi en tout petit enfant, tandis que Mme Mahala, qui l’avait constamment auprès d’elle et qui voyait sa petite intelligence s’éveiller peu à peu, lui tenait des propos pleins de sagesse dont il ne pouvait manquer de profiter. Elle ne vivait plus que pour son fils, et ne consentait qu’à regret à s’en éloigner quelques minutes.

Son mari lui pardonnait l’abandon apparent dans lequel elle le laissait. Elle lui prouvait clair comme le jour que Siribeddi ne pouvait se passer de ses soins de tous les instants, et que tant qu’elle aurait à le nourrir de son lait elle ne devait penser qu’à lui. Dès qu’il serait sevré, elle reprendrait sa vie ordinaire,

«Je ne te reconnais plus, disait M. Jumbo, toi si gaie, si folâtre autrefois, tu ne joues plus, tu restes immobile des journées entières, et tu ne te promènes que si cela plaît à Siribeddi. Quand il dort au moins, tu pourrais sortir avec moi; mais non, tu es là, à le regarder dormir, et moi je suis tout seul.

— J’ai toujours peur, répondait-elle, qu’il ne lui arrive quelque chose. Amuse-toi et promène-toi pour nous deux.»

Il fallut qu’une vieille amie de sa mère lui fit comprendre qu’il y avait un peu d’exagération dans son zèle maternel et que Siribeddi n’en mourrait pas pour être laissé quelquefois à lui-même.

Je ne sais pourquoi on s’imagine toujours que les éléphants sont de graves personnages, sérieux et gourmés, un peu moroses même, qui jamais ne se dérident. On les juge sur de malheureux captifs traînés de foire en foire dans des ménageries, ou tenus entre les quatre murs d’une prison de quelques pieds, eux, libres enfants des forêts, habitués à errer, au gré de leur fantaisie, sous un climat tout autre que le nôtre. Vraiment on serait triste à moins! Pensez à tout ce que doivent souffrir ces pauvres bêtes, qui ont de la mémoire; ils l’ont prouvé en mainte occasion. Quel contraste douloureux entre leurs années d’enfance et leur misérable situation de prisonniers!

Dans la jungle, au contraire, ils sont vifs, joyeux, insouciants et heureux comme une bande d’écoliers en vacances; ils se livrent entre eux à des plaisanteries sans fin, font des niches à leurs voisins, et jouent du soir au matin, quand ils n’ont pas de sujets d’alarmes.

Seuls, les anciens de la tribu des Longues-Queues avaient la gravité qui convenait à leur âge; quant à Mme Mahala et à son fils, ils s’amusaient parfois ensemble comme deux vrais bébés, tant la jeune mère se faisait petite pour plaire à son enfant. Il fallait voir Siribeddi passer et repasser sous le gros corps de sa maman, se cacher d’un côté quand elle le croyait de l’autre, enrouler sa petite trompe autour de ses jambes, sauter devant elle avec une grâce éléphantine et se frotter doucement contre elle pour se faire caresser.

Il était un peu timide, le petit Siribeddi, il ne voulait pas s’éloigner de sa maman, et lorsque d’autres bébés éléphants venaient le chercher pour faire une partie de jeu, il enfouissait sa grosse tête massive sur les genoux de Mme Mahala, secouait ses larges oreilles et répondait à toutes les avances par un non énergique.

Siribeddi ne connaissait encore que la clairière qui l’avait vu naître; la tribu la quittait pourtant chaque nuit pour aller se désaltérer à la rivière et se baigner; mais aux premiers jours de la vie de son enfant, Mme Mahala, trouvant Siribeddi trop jeune pour l’emmener et ne voulant pour rien au monde le laisser seul, s’était privée de ce plaisir. Un jour, ou plutôt un soir, elle jugea qu’il était temps de l’initier aux douceurs du bain. La course était un peu longue pour ses petites jambes, qu’importe? son papa était là pour lui venir en aide quand il serait fatigué ?

La journée avait été d’une chaleur suffocante. Malgré leur habitude de s’éventer avec des branches de palmier, les éléphants avaient beaucoup souffert de la température élevée, et ce fut avec un soupir de soulagement que tous virent arriver l’heure du coucher du soleil. Chaque fois que Siribeddi s’était, pendant la journée, plaint d’avoir trop chaud, sa bonne mère l’avait consolé en lui parlant de ce bon bain qu’elle lui ferait prendre le soir, aussi était-il encore plus impatient que les autres de partir.

A un signal du Grand-Chef, toute la bande se réunit au milieu de la clairière et l’on se mit en marche; les enfants et les vieillards étaient au centre, les gens raisonnables en avant, le Grand-Chef à leur tête. Le Lieutenant formait l’arrière-garde.

«Pourquoi tant de précautions? demanda Siribeddi à son papa, je croyais que vous alliez toutes les nuits à la rivière, vous devez bien savoir le chemin.

— Notre chef est prudent, répondit M. Jumbo; quelque connue que soit notre route, elle peut cacher quelque embuscade; nous sommes environnés d’ennemis.»

Siribeddi se serra contre sa maman. Il n’avait pas précisément peur, mais il n’était pas tout à fait rassuré :

«Quels ennemis avons-nous, murmura-t-il, nous ne faisons de mal à personne.

— Ce n’est pas une raison malheureusement pour n’en point avoir, dit le Philosophe qui avait entendu la question.

— Les tigres nous en veulent, ajouta M. Jumbo; pourquoi, je n’en sais rien; s’ils nous laissaient tranquilles, ce n’est pas nous qui les attaquerions jamais. Voilà des individus qu’il ne fait pas bon rencontrer lorsqu’on est seul,

— Y a-t-il beaucoup de tigres par ici? demanda Siribeddi en tremblant.

— Non, mon chéri, répondit sa maman, rassure-toi, et s’il en venait un, par hasard, se désaltérer en même temps que nous à la rivière, il se garderait bien de nous troubler, nous sommes trop nombreux. Les petits éléphants qui ne s’écartent pas d’auprès de leurs parents ne risquent rien, mais gare aux désobéissants qui s’en éloigneraient trop. Le tigre caché derrière les arbres bondirait sur lui et l’emporterait. Jamais plus sa famille ne le reverrait.

— Et quels sont nos autres ennemis? demanda Siribeddi.

— Les singes, mon enfant.

— Oh! dit M. Jumbo en riant, ceux-là ne sont pas bien dangereux.

— Non, mais ils sont bien ennuyeux. Te rappelles-tu le jour où ils nous ont bombardés de noix de coco?

— Les projectiles avaient du bon, interrompit le Philosophe.

— Je n’en disconviens pas, si nous avions pu les ramasser, répondit Mme Mahala. Comment l’aurions-nous pu sous la grêle de boulets qu’ils nous lançaient sur la tête. Nous n’étions pas en nombre et nous ne pouvions les déloger de leur forteresse, au plus haut des cocotiers; il a bien fallu les laisser maîtres du terrain. T’en souviens-tu, Jumbo?

— Si je m’en souviens! Je me suis promis de donner une leçon à cette maudite engeance.

— Et l’as-tu fait, papa? demanda Siribeddi avec le plus vif intérêt.

— Pas encore.

— Oh! alors je t’aiderai, papa! Tu m’attendras, dis?

— Mon Siribeddi sera un brave petit éléphant, s’écria Mme Mahala, tandis que son mari riait de bon cœur de l’ardeur martiale de son fils, alors qu’il ne s’agissait que de singes.

— Ce que je déteste le plus, avoua le Philosophe, ce sont les moustiques.»

On a beau être philosophe, on a ses faiblesses. Est-il quelque chose de plus exaspérant que ces insectes qui vous couvrent impunément de piqûres. C’est la plaie des pays chauds. On peut éviter les serpents, combattre les lions, échapper aux moustiques, jamais!

«Les moustiques, dit Siribeddi, est-ce que c’est aussi gros que les tigres?»

Sa naïveté fit sourire le Philosophe.

«Non, dit sa mère, ils sont presque imperceptibles, mais proportionnellement à leur taille, ils sont pires. Tu feras connaissance avec eux beaucoup plus tôt que je ne voudrais, mon pauvre petit.

— Et les hommes, continua Siribeddi, qu’est-ce qu’ils nous font? Je vous en ai entendus parler l’autre jour comme d’êtres redoutables.

— Les hommes, mon chéri, fasse le ciel que tu ne les connaisses jamais, ce sont nos pires ennemis, ce sont eux surtout dont notre Grand-Chef redoute les embûches. Que leur avons-nous fait? Dieu seul le sait. Nous ne demandons qu’à vivre paisiblement dans nos forêts sans avoir de rapports avec eux, pourquoi viennent-ils nous y tendre des pièges?

— Il faut être juste, dit le Philosophe; nous empiétons quelquefois sur leurs domaines, quand nous allons visiter leurs plantations.

— Nous personnellement, répondit M. Jumbo, nous n’y allons pas si souvent que bien d’autres tribus voisines; nous devrions faire un pacte d’alliance avec eux.»

En ce moment, le Chef réclama le silence, et chacun se tut.

On s’enfonça sous bois dans le chemin déjà tracé, sans bruit, sans paroles; à peine si une branche craquait; parfois le Chef s’arrêtait subitement et toute la bande avec lui s’arrêtait. Il humait l’air, considérait l’espace, et ne voyant rien de suspect, continuait sa route.

«Attendez-moi là,» dit-il, lorsqu’il fut à une centaine de mètres de la rivière.

Il pouvait y avoir du péril, le Chef voulait y être seul exposé. Lentement, avec mille précautions, il s’avança vers la rive.

Un écureuil fit un mouvement sur l’arbre où il dormait avec sa compagne; le Chef prêta l’oreille pendant plusieurs minutes, prêt à avertir sa bande et à lui conseiller la retraite au besoin. Mais l’écureuil se rendormit et la bande reprit sa marche. Quelle belle nuit! claire, lumineuse, fraîche et embaumée de mille senteurs délicieuses! Parmi ces odeurs y en aurait-il une qui indiquât le passage de l’homme? Non. Jusqu’à présent tout va bien. Le Grand-Chef continue sa marche prudente. Qu’il fait bon vivre par une nuit pareille, qu’on sera heureux tout à l’heure dans cette eau qui brille comme une nappe d’argent! Après avoir tant souffert de la chaleur tout le jour, quel plaisir de se désaltérer à souhait et de plonger dans la rivière!... Mais une blancheur remue sur la berge; qu’est-ce? un ennemi? un tigre à l’affût? un crocodile?... Non, tout simplement une colonie de sarcelles mal endormies, qui s’étirent et battent de l’aile. Volontiers le Grand-Chef rirait d’avoir été arrêté pour si peu. Cette fois, il en est bien certain, sa troupe ne risque rien.

«Avancez, crie-t-il, avancez sans crainte.»

Il est là, les pieds dans l’eau, il a soif, mais il ne songe pas à boire une goutte de liquide avant l’arrivée des siens, il retourne à leur rencontre et ce n’est que lorsque tous sont entrés dans la rivière qu’il se permet de penser à lui. Encore a-t-il soin de poster une sentinelle au bord, avant de commencer ses ablutions. Le salut de la bande avant tout. Il a charge d’individus, et il ne l’oublie jamais. Si ses frères l’ont pris pour chef, c’est justement parce qu’ils avaient toute confiance en lui et en son dévouement.

IL EST LÀ, LES PIEDS DANS L’EAU.... (P. 20.)


Siribeddi : mémoires d'un éléphant

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