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I

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Sept heures. La vieille ville d’Aix–en–Provence s’éveille, paresseusement. On est à la fin de septembre le léger brouillard du matin s’éclaire de teintes roses, et, peu à peu, s’évapore aux premières clartés du jour. Le bon soleil, ce roi du midi, bousculant la nuit, se réinstalle voluptueusement dans son domaine. Il lèche de ses rayons les rues et les carrefours, réchauffe les grands pavés moussus des places solitaires, s’applique par larges bandes sur les hôtels noirs de la vieille ville, sur les maisons blanches du Cours, et, glissant le long des toits, s’accroche aux chapiteaux du cloître de Saint–Sauveur. Dans l’air tiède, vibrent encore les dernières notes de l’Angelus.

Peu de boutiques ouvertes; de rares passants dans les rues. De temps en temps, rompant le silence, au milieu d’un flot de poussière, le bruit assourdissant d’un troupeau de moutons quittant Aix, le marché, pour Marseille, l’abattoir. Insensiblement, la vie reprend, mais petit à petit, et comme à regret. A quoi bon se hâter?… Aujourd’hui ne ressemblera–t–il pas à demain?… Demain à aujourd’hui?… Ne fera–t–on pas les mêmes choses aux mêmes heures, aux mêmes endroits, avec les mêmes personnes?… La vie de province n’est–elle pas toujours la même avec ses occupations régulières, ses flâneries réglées, son éternelle monotonie?…

Vêtu de laine blanche, chaussé de pantoufles, coiffé d’un panama à larges bords, M. Roumégas vient de descendre dans son jardin. Il prend un arrosoir sous la charmille, le remplit à la pompe, puis se met à arroser son plant de jacinthes, comme il a coutume de le faire chaque jour.

Le petit jardin, s’étendant carrément derrière la maison, qui a façade sur la rue des Trois–Ormeaux, est tout frais et souriant. Peu d’oiseaux, –les enragés chasseurs du pays n’en épargnent guère,–mais de jolies bordures de basilic au parfum pénétrant, des touffes de cassis jaune, des corbeilles de roses épanouies, et çà et là, sur un tapis de boules de neige blanches, quelques ifs taillés en pointe, ce qui donne l’impression vague d’un cimetière, mais d’un cimetière gai, où il aurait neigé des fleurs.

Avec des soins infinis, M. Roumégas arrose, arrose ses chères jacinthes. On voit que cette opération est pour lui fort grave. Il y met cette double application d’un homme qui n’a plus guère autre chose à faire et d’un vieillard qui a beaucoup fait. Oui! certes!… Ce fut une existence bien remplie que la sienne, et, jusqu’à cinquante ans, les années y ont compté double.

Né dans la banlieue d’Aix, par là, du côté de Gardanne, à quinze ans, il arrivait à Marseille et gagnait quelques sous à cirer les souliers sur la Cannebière, près du cours Saint–Louis. Un vieux vêtement râpé, sa boîte, ses brosses et son cirage, voilà tout ce qu’il possédait au monde. Indifférent à la pluie comme au soleil, il n’avait pas de chapeau, et quant aux souliers, il lui en passait tant par les mains qu’il avait trouvé inutile de s’en mettre aux pieds.

Comment, trente–cinq ans après, le pauvre petit commissionnaire était–il un des plus gros marchands d’huile de Provence? Comment pouvait–il se retirer des affaires après fortune faite, en conservant de gros intérêts dans la maison créée par lui et qui portait toujours son nom?… Il fallait le demander à son activité, à son intelligence, à sa probité, surtout.

La probité! Voilà quelle avait été la grande force de Roumégas, la grande cause de sa réussite.

On peut dire d’une façon générale que la véritable habileté consiste encore à être honnête. Cet axiome à l’usage des coquins avait été constamment mis en pratique par M. Roumégas, mais sans réflexion, tout naturellement. Il était aussi simple pour lui d’être honnête que facile à d’autres de ne l’être pas. Il serait mort plutôt que de réaliser un bénéfice exagéré, quelque infime qu’il pût être, et le récit d’une indélicatesse le mettait hors de lui.

Aussi, quelle belle réputation que la sienne! Pure comme le cristal et brillante comme le soleil! Y avait–il quelque contestation entre particuliers à Aix? Vite on prenait l’arbitrage de M. Roumégas. Quelque conseil à demander? M. Roumégas. Quelque bon placement à faire? M. Roumégas, toujours.

Le soir, entre trois et cinq heures, quand il allait à la promenade sur le Cours, les chapeaux s’enlevaient devant lui comme des volées d’hirondelles noires, et les vieux nobles de la ville, si arrogants pour les gens sans naissance, tenaient à honneur de le saluer les premiers. On sentait autour de lui une atmosphère de calme et de repos bien gagné. C’était un grand honnête homme qui passait.

Pareille vie eût mérité récompense; mais le ciel avait été injuste envers ce juste et ne lui avait pas épargné les chagrins.

Jeune encore, il avait perdu une femme qu’il adorait et restait seul avec un bébé de six mois. Si jamais enfant fut aimé par son père, ce fut bien le petit Antoine, et bien élevé aussi. Roumégas voulait en faire non–seulement un honnête homme comme il l’était lui–même–la belle affaire que cela!–mais aussi un homme instruit, ce qu’il n’avait pu être, lui! Il sentait bien que l’instruction première lui avait toujours manqué: il n’en serait pas de même pour son fils!

Oh! les beaux projets qu’il faisait, le pauvre veuf, le soir, à sa table, revisant les comptes de la journée, entre le berceau de celui qui venait de naître et le souvenir de celle qui venait de mourir! Ce petit être qui dormait là serait un jour sa joie et son orgueil; grâce à lui, il deviendrait peut–être illustre, cet humble nom de Roumégas, simplement honoré aujourd’hui.

Hélas! le père avait compté sans l’enfant. Le terrain était mauvais; les fleurs semées avec tant de soin n’y purent prendre. Non pas que la nature d’Antoine fut une nature méchante, mais indolente, dissipée, faible, oh! faible surtout! Au collège, il était toujours parmi les derniers de sa classe, ce qui n’eût été que demi–mal, s’il en avait souffert; mais, malheureusement, il lui manquait l’amour–propre, ce sentiment double, défaut quelquefois, qualité presque toujours. Sa paresse ne lui pesait nullement; il s’y complaisait, au contraire, et il lui semblait parfaitement inutile de changer sa manière d’agir.

Son baccalauréat passé à grand’peine, il fit son droit, pour faire quelque chose, mais aussitôt son droit terminé, avec plus de peine encore, il se promit bien de ne plus rien faire du tout. A quoi bon travailler?… Papa Roumégas était riche et n’était pas éternel: amusons–nous, que diable!… Et nous verrons après!

Et Antoine s’était amusé. Il avait continué, en plus grande liberté encore, la vie malsaine et dangereuse de l’étudiant de province flâneur. Au café, il avait beaucoup fumé et avalé un grand nombre de consommations variées; au cercle, il avait joué bêtement, pour faire quelque chose, comme toujours. Peu à peu il était devenu assidu à la partie, et on était à peu près certain de le trouver accoudé autour du tapis vert, entre trois et six heures de l’après–midi et, la nuit, jusqu’à trois ou quatre heures du matin.

Avec quelques jeunes gens de la ville, nobles ou fils de gros rentiers, il faisait des parties de baccara dans l’atmosphère viciée du salon du cercle, sous la suspension au vaste abat–j our vert, côte à côte avec Baptistin et Durand, deux garçons des jeux, deux franches canailles, qui, à pareille heure, dédaigneux de toute tenue, étendus dans les grands fauteuils de cuir, se mêlaient avec une politesse familière à toutes les péripéties de la partie, encourageant celui–ci, riant avec celui– là, prêtant à l’un à l’autre, presque camarades avec tous.

Une nuit, il eut une malechance terrible. La somme perdue était forte. Le jeune homme ne l’avait pas. Il eut recours à son père, qui paya une heure après, et lui fit jurer de ne plus tenir une carte. Antoine jura. Huit jours après, il perdait encore.

Craignant d’avouer la chose à M. Roumégas, dont l’immuable honnêteté l’effrayait et qui ne pouvait «comprendre ça», comme il disait, Antoine emprunta. Dès lors commença pour lui cette vie fiévreuse du joueur, avec ses alternatives de veine et de déveine, ses hauts et ses bas, ses joies toujours incomplètes et ses désespoirs toujours profonds.

Concurremment avec le jeu du hasard, il menait aussi… l’autre. Plus d’une fois, il s’était affiché avec des Vénus de Marseille dont les toilettes tapageuses et les chapeaux extravagants éclataient comme un refrain canaille dans les harmonies placides de la ville engourdie. Pour le moment, il avait une liaison assez sérieuse avec une grande petite dame de la rue Saint–Ferréol, célèbre dans le monde de la galanterie phocéenne pour avoir ruiné à fond le fils d’un grand marchand de savon et deux jeunes Grecs immensément riches. Cette fille avait une espèce de caprice pour Antoine et venait souvent le voir Aix, dans une petite maison de la rue de la Mule, louée par lui à cet effet.

Pour subvenir aux dépenses de cette liaison nouvelle, Antoine jouait plus furieusement que jamais. Chose étrange! la chance, si dure jusque à, tourna en sa faveur; il gagnait, gagnait toujours, comme il voulait, tout ce qu’il voulait.

Bref, à trente ans Antoine était la plus complète nullité qui se puisse imaginer. En ville, on ne parlait de lui qu’avec un sourire aux lèvres et un haussement d’épaules. Quand on rencontrait dans la rue ce grand garçon d’un blond roux, aux yeux lourds, à la figure éteinte, régulièrement belle cependant, vêtu avec l’élégance trop raffinée d’un galantin de province, on hésitait à le saluer, mais on pensait à son père, et le chapeau s’abaissait. Antoine était sauvé par Roumégas.

Le pauvre vieux négociant souffrait profondément. Ses beaux rêves d’ambition paternelle s’étaient envolés. Il avait tout tenté pour arrêter son fils sur cette pente fatale; mais, raisonnements ou menaces, rien ne pouvait avoir prise sur cette nature molle et indolente. Un moment, M. Roumégas avait pensé l’envoyer à l’étranger; mais, malgré tout, il l’aimait profondément, ce fils indigne, et, trop vieux pour le suivre, il n’aurait pu se résoudre à se séparer de lui.

Aussi, blessé dans ses espérances, dans son amour–propre, comme il avait vieilli vite, le pauvre Roumégas! A soixante–dix ans, on lui en eût donné quatre–vingts; sous son grand chapeau de paille, sa figure apparaissait ridée comme une pomme de reinette; ses cheveux, très rares, ressemblaient à des fils d’argent; sa taille, déjà peu élevée, s’était encore ratatinée; et, dans le clair jardin, le long des plates–bandes, posant de temps en temps à terre l’arrosoir trop lourd pour sa main débile, il avait l’air d’une vieille petite poupée blanche au milieu des fleurs et des rayons.

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