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I

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Ce matin–là, c’était grande fête au château de la Roche–Praline.

Après une longue série de jours de pluie, le soleil se mettait à luire, un beau soleil d’automne dorant de ses rayons les arbres à demi dépouillés. Enfin! On allait pouvoir se rendre en pleine forêt, à la Butte–aux–Loups, et y faire ce fameux déjeuner sur l’herbe tant attendu et que l’inclémence du temps semblait devoir rendre à jamais impossible.

Dès neuf heures du matin, tous les hôtes du château étaient réunis dans la grande salle des gardes. Le comte et la comtesse de la Roche– Praline se prodiguaient pour leurs invités. C’étaient ceux de la deuxième série, la série privilégiée, la série gaie par excellence, celle qui arrivait toujours trop tard et partait toujours trop tôt.

Au premier rang, la petite baronne de la Croix– d’Angis, avec sa jolie frimousse de blonde évaporée, rose comme une pêche et bavarde comme une pie, traînant à sa suite l’escadron de ces messieurs: Préval, Faverolles, Lansac et surtout l’enflammable et irrésistible Prégilbert, le plus empressé, le plus éloquent et–disaient les mauvaises langues–le plus écouté de tous.

Les mauvaises langues mentaient. Certainement, Prégilbert faisait une cour assidue à la petite baronne; mais, jusqu’ici du moins, la petite baronne avait résisté à la cour assidue de Prégilbert. Elle avait conservé absolument intact le droit de le regarder sans rougir. Ah! elle s’en serait bien passée, de ce droit–là, la pauvrette, et le cœur lui battait furieusement dans la poitrine quand Prégilbert lui murmurait un tas de folies à l’oreille. Mais elle avait une peur terrible du baron son mari, fort comme un bœuf, jaloux comme un tigre et soupçonneux comme un jaloux.

A dix heures, on partit dans le grand mail– coach, conduit par le comte avec cette maëstria qu’on lui connaît. La charmante promenade et la belle matinée!… La caisse jaune de la voiture filait rapidement à travers les hautes futaies; le soleil faisait étinceler les cuivres; un joli vent frais venait caresser les voilettes de ces dames et emporter la fumée des cigarettes de ces messieurs. Habilement sonnée par un piqueur, la longue trompe droite, étincelante, laissait derrière la bande joyeuse comme une traînée de gaîté. Quelque chevreuil effarouché ou quelque lapin folâtre traversait de temps en temps la route et, vivement, disparaissait dans le fourré opposé. Le ciel, d’un bleu pâle, avec des nuages roses, souriait.

La Butte–aux–Loups est peu éloignée de Roche– Praline. En trois quarts d’heure, on était arrivé.

Un endroit pittoresque, cette Butte–aux–Loups, au milieu d’un amphithéâtre de vieux chênes gigantesques, et, partout, une véritable mer de ronces, d’épines et de hauts genêts. Dans le pays, on raconte sur la Butte–aux–Loups les plus étranges histoires: revenants, sorcières, fantômes et apparitions. Une fois la nuit close, âme qui vive ne s’y hasarderait. La vérité est que l’endroit est très fréquenté par les loups, toujours nombreux dans cette partie de la forêt, malgré les fréquentes battues organisées par le louvetier du département. Il y avait huit jours à peine, un bûcheron ivre, passant par là sur le tard, avait été dévoré.

La voiture arrêtée au bas de la butte, les valets de pied tirèrent des coffres les paniers de provisions et préparèrent le couvert sur l’herbe. On s’attabla. sans table, le plus gaiement du monde, et les bouchons de veuve Clicquot (un joyeux nom de veuve, entre parenthèses), les plaisanteries et les rires perlés des femmes, tout cela se mit à voltiger dans l’air.

Prégilbert n’avait pas quitté la baronne. Assis auprès d’elle–plus bas qu’elle,–il n’avait cessé de la servir, de lui verser à boire, malgré les regards défiants du baron parlant peu et mangeant ferme, avec le coup de fourchette d’un propriétaire peu disposé à ouvrir sa porte aux sous– locations.

Elle était tout à fait adorable en ce moment, la petite baronne. L’air du matin avait encore avivé la fraîcheur de ses joues; ses lèvres, tout humides de Champagne, étaient aussi rouges que les fraises où elle mordait à pleines dents–des fraises merveilleuses, grosses comme des prunes, produits des serres du château. Un rayon clair papillotait dans les boucles de sa chevelure blonde. Elle avait une robe en drap vert, à brandebourgs, dessinant admirablement la taille; sur sa tête, un feutre gris avec plume de faisan; et, sous sa jupe courte, deux petits pieds, deux pieds minuscules, à l’aise dans des souliers vernis à talons très plats, s’agitaient dans l’herbe comme deux roitelets.

Le pauvre Prégilbert ne cessait de les regarder, ces petits pieds, et il lui semblait–ô imagination des amoureux!–que les petits pieds le regardaient aussi et lui disaient doucement: «Oui. oui… c’est cela!… Partons!… allons!… Nous sommes prêts à vous suivre… n’importe où, au bout du monde… et même moins loin, si vous voulez!»

Le café servi dans des tasses de vermeil, on se leva, les têtes assurément moins solides que ne l’avaient été les estomacs. Le déjeuner avait duré fort longtemps; il était près de deux heures, et il fallait rentrer avant la nuit pour éviter les mauvais chemins. Rendez–vous général fut donné à la voiture pour quatre heures, et, par groupes, on se dispersa.

Le baron, malgré son peu d’enthousiasme évident, ayant été accaparé par le comte pour aller admirer une coupe de bois voisine, la petite baronne, toujours suivie de ses adorateurs, se dirigea résolument vers la forêt. Malgré les piqûres des ronces et les enlacements des genêts, ayant dans la tête un peu de champagne et beaucoup de trouble dans le cœur, elle s’amusait follement. Tout à coup, une idée baroque lui passa par la cervelle:

–Un rallye–paper, s’écria–t–elle, un rallye– paper! Je serai la bête… Donnez–moi de l’avance… et celui qui m’attrapera, l’aura!

Et, d’un geste coquet, elle agitait au–dessus de sa tête une rose arrachée à son corsage.

Cette proposition d’un steeple–chase dans cette forêt inextricable était éminemment insensée: aussi fut–elle adoptée à l’unanimité. On fit rapidement les petits papiers; la baronne s’en bourra les poches et partit en avant, pour remplir ses fonctions de «bête». Un bon quart d’heure après, les jeunes gens s’élançaient dans le fourré en imitant l’aboiement furieux des chiens de meute.

Plus ardent et plus leste que les autres, Prégilbert eut bientôt pris la tête. Il suivit pendant quelque temps la trace des petits papiers épars… Brusquement, auprès d’une clairière, la piste cessa. D’un œil scrutateur il fouilla les taillis environnants… Au bord d’un grand fossé, émergeant d’un fouillis inextricable de branchages, il aperçut le bout, l’extrême bout d’un petit pied qu’il connaissait et reconnaissait bien… La bête était là!

Il bondit vers le fossé. Au même instant, les poursuivants arrivaient à la clairière.

–Le pied!… rentrez le pied!… souffla Prégilbert à la baronne.

Le petit pied disparut.

Les chasseurs, hors d’haleine, entouraient Prégilbert.

–Rien? demandèrent–ils.

–Rien! Mais j’ai idée que par là.

Et il montra aux jeunes gens un coin de la forêt.

On se lança sur cette fausse piste avec de grands éclats de rire. Prégilbert suivit… mais pas longtemps. Quelques minutes après, il revenait doucement sur ses pas, vers le fossé où la petite baronne s’était blottie, et dont elle commençait à sortir, rouge et riante, avec tout plein d’épines et de feuilles dans les cheveux.

–Vous m’avez sauvée, dit–elle à Prégilbert; merci!

Elle s’assit, un peu lasse, sur le revers du fossé; Prégilbert s’assit près d’elle et les hurlements de la fausse meute s’éloignèrent et se perdirent dans les futaies splendidement dorées par le soleil couchant.

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