Читать книгу Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier - Jean-Eugène Robert-Houdin - Страница 10
CHAPITRE IV.
ОглавлениеJe reviens à la vie.—Un étrange médecin.—Torrini et Antonio: Un escamoteur et un mélomane.—Les confidences d’un meurtrier.—Une maison roulante.—La foire d’Angers.—Une salle de spectacle portative.—J’assiste pour la première fois a une séance de prestidigitation.—Le coup de Piquet de l’aveugle.—Une redoutable concurrence.—Le signor Castelli mange un homme vivant.
Je suis très peu fataliste, et si je le suis, ce n’est qu’avec de grandes réserves; toutefois, je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici qu’il y a dans la vie humaine bien des faits qui tendraient à donner raison aux partisans de la fatalité.
Supposons, cher lecteur, que, au moment où je sortais de Blois pour me rendre à Tours, le destin, dans un élan de bonté pour moi, m’eût ouvert son livre à l’une des plus belles pages de ma vie d’artiste. J’aurais été certainement ravi d’un si bel avenir, mais dans mon for intérieur n’aurais-je pas eu lieu de douter de sa réalisation?
En effet, je partais comme simple ouvrier avec l’intention bien arrêtée de faire ce qu’on appelle un tour de France. Ce voyage, dont je ne pouvais préciser la durée, devait me conduire fort loin, car j’allais, sans doute, m’arrêter un an ou deux dans chacune des villes que je visiterais, et la France est grande! Puis quand je serais suffisamment habile, je comptais revenir au pays natal pour m’établir en qualité d’horloger.
Mais le destin en a décidé autrement; il faut, pour ne pas mentir à ses propres décrets, qu’il m’arrête en chemin, me fasse revenir sur mes pas, et m’instruise dans l’art auquel je suis prédestiné. Que m’envoie-t-il pour cela? Un empoisonnement qui me rend fou de douleur et me jette inanimé sur la voie publique.
Ce serait pourtant à croire que ma carrière est terminée et que le destin se trouve en défaut. Pas du tout! ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit, rien n’était plus logique dans l’ordre de ma destinée que cet événement, et plus tard, lecteur, vous ne pourrez vous empêcher de convenir avec moi que c’est à mon empoisonnement que je dois d’avoir été prestidigitateur.
Mais j’en étais à rappeler mes souvenirs après ma bienheureuse catastrophe; je reprends mon récit au point où je l’ai laissé.
Que m’était-il arrivé depuis mon évanouissement; où étais-je; et à quel titre cet homme si bon, si affectueux, me prodiguait-il tous ses soins? Je brûlais d’avoir la solution de ces problèmes, et je n’eusse pas manqué de la demander à mon hôte sans la recommandation expresse qu’il venait de me faire. Comme la pensée ne m’était pas interdite, je me lançai dans le champ des suppositions, en les établissant sur l’examen de ce qui m’entourait.
La chambre dans laquelle je me trouvais pouvait avoir trois mètres de long sur deux de large; les parois, brillantes de propreté, étaient en bois de chêne poli. De chaque côté, dans le sens de la largeur, était pratiquée, à hauteur d’appui, une petite fenêtre garnie de rideaux de mousseline blanche; quatre chaises en noyer, des tablettes servant de table et mon excellent lit, dont je ne pouvais voir la forme, composaient le mobilier de cette chambre roulante qui, au luxe près, ressemblait fort à une large cabine de bateau à vapeur.
Il devait y avoir deux autres compartiments; car, à ma gauche, je voyais de temps en temps disparaître mon docteur derrière deux larges rideaux de damas rouge ornés de crépines d’or, et je l’entendais marcher dans une pièce dont je ne pouvais voir l’intérieur, tandis que, à ma droite, j’entendais à travers une mince cloison une voix qui adressait des encouragements à des chevaux. Cette circonstance me fit conclure que j’étais réellement dans une voiture, et que cette voix était celle de notre conducteur.
Je connaissais déjà le nom de ce dernier, pour l’avoir entendu appeler plusieurs fois par celui que je supposais être son maître. Il se nommait Antonio; c’était du reste un mélomane parfait, et il chantait à ravir des morceaux italiens qu’il interrompait parfois pour faire la grosse voix, avec un accent très prononcé, et stimuler par un juron énergique la lenteur de son attelage. Je n’avais point encore eu l’occasion de voir ce garçon.
Quant au maître, c’était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, dont la taille, au-dessus de la moyenne, était bien prise; dont la figure triste ou sérieuse, respirait toutefois un air de bonté qui prévenait en sa faveur. Une longue chevelure noire, naturellement bouclée, tombait sur ses épaules, et il avait pour vêtement une blouse avec un pantalon en toile écrue, pour cravate un foulard de soie jaune.
Mais aucune de ces particularités ne pouvait m’aider à deviner qui il était, et mon étonnement redoublait, en le voyant se tenir constamment à mes côtés, me combler de soins et de prévenances, et me couver des yeux, comme eût fait la plus tendre des mères.
Un jour s’était écoulé depuis la recommandation qui m’avait été faite de garder le silence. J’avais repris un peu de forces, et il me semblait que j’étais assez bien pour pouvoir parler; j’allais donc prendre la parole, lorsque mon hôte, devinant mon intention, me prévint:
—Je conçois, me dit-il, que vous soyez impatient de savoir où vous êtes et avec qui vous vous trouvez; je ne vous cacherai pas que, de mon côté, je suis tout aussi curieux de connaître les circonstances qui ont amené notre rencontre. Cependant, dans l’intérêt de votre santé, dont j’ai pris la responsabilité, je vous demande de laisser passer encore la nuit; demain, j’ai tout lieu d’espérer que nous pourrons, sans aucun risque, causer aussi longuement qu’il vous plaira.
N’ayant aucune raison sérieuse à opposer à cette prière, et d’ailleurs, habitué depuis quelque temps à suivre aveuglément tout ce que me prescrivait mon étrange docteur, je me résignai.
La certitude d’avoir bientôt le mot de l’énigme contribua, je crois, à me procurer un sommeil paisible dont je sentis l’heureuse influence à mon réveil. Aussi, quand le docteur vint pour étudier mon pouls, fut-il étonné lui-même des progrès qui s’étaient opérés en quelques heures, et, sans attendre mes questions:
—Oui, me dit-il, comme répondant au muet interrogatoire que lui adressaient mes yeux, je vais satisfaire votre juste curiosité; je vous dois une explication, et je ne vous la ferai pas attendre plus longtemps.
—Je me nomme Torrini, et j’exerce la profession d’escamoteur. Vous êtes chez moi, c’est-à-dire dans la voiture qui me sert ordinairement d’habitation. Vous serez étonné, je n’en doute pas, d’apprendre que la chambre à coucher que vous occupez en ce moment, peut, en s’allongeant, se transformer en salle de spectacle; pourtant, c’est l’exacte vérité. Dans la petite pièce que vous voyez derrière ces rideaux rouges, est la scène où sont rangés mes instruments.
A ce mot d’escamoteur, je ne pus réprimer un mouvement de satisfaction dont mon sorcier ne devina pas la cause, car il ignorait qu’il eût près de lui un des plus fervents adeptes de son art.
—Quant à vous, poursuivit-il, je ne vous demanderai pas qui vous êtes; votre nom, votre profession, ainsi que les causes de votre maladie, me sont connus. J’ai puisé ces renseignements sur votre livret et sur quelques notes trouvées sur vous, et que j’ai cru devoir consulter dans votre intérêt.
—Je dois maintenant vous faire connaître ce qui s’est passé depuis le moment où vous avez perdu connaissance.
—Après avoir donné quelques représentations à Orléans, je me rendais de cette ville à Angers, où bientôt va s’ouvrir la foire, lorsque, à quelque distance d’Amboise, je vous ai rencontré étendu, la face contre terre et entièrement privé de sentiment. Par bonheur pour vous, je me trouvais alors près de mes chevaux, faisant ma tournée du matin, ainsi que cela m’arrive, chaque jour, quand je suis en voyage, et c’est à cette circonstance que vous devez de n’avoir pas été écrasé.
—Avec l’aide d’Antonio, je vous déposai sur ce lit, où ma pharmacie portative et mes connaissances en médecine vous rappelèrent à la vie. Pauvre enfant! Le transport d’une fièvre ardente vous donnait des accès de folie furieuse; vous me menaciez sans cesse, et j’eus toutes les peines du monde à vous contenir.
—En passant à Tours, j’aurais bien désiré m’arrêter pour consulter un docteur, car votre position était grave, et il y a longtemps que je ne pratique plus la médecine que pour mon usage particulier. Mais j’étais à heures comptées; il fallait que j’arrivasse promptement à Angers où je désire être un des premiers, afin de choisir un emplacement pour mes représentations; puis, je ne sais pourquoi, j’avais un pressentiment que je vous sauverais, et ce pressentiment ne m’a point trompé.
Ne sachant comment remercier ce bon Torrini, je lui tendis la main qu’il serra dans les siennes; mais l’avouerai-je? je fus arrêté dans l’effusion de cet élan par une pensée que je me reprochai vivement plus tard:
—A quel motif, me disais-je, dois-je attribuer une affection aussi instantanée? Ce sentiment, quelque sincère qu’il soit, doit avoir nécessairement une cause; et, dans mon ingratitude, je cherchais si mon bienfaiteur ne cachait pas quelque motif d’intérêt sous son apparente générosité.
Torrini, comme s’il eût deviné ce qui se passait en moi, reprit avec un accent plein de bonté:—Vous attendez une explication plus complète, n’est-ce pas? Eh bien! quoi qu’il puisse m’en coûter, je vous la donnerai;.... la voici;
—Vous êtes étonné qu’un saltimbanque, un banquiste, un homme appartenant à une classe qui ne pèche pas d’habitude par excès de délicatesse et de sensibilité, ait compati si vivement à vos douleurs?
—Votre surprise cessera, mon enfant, lorsque vous saurez que cette compassion prend sa source dans une douce illusion de l’amour paternel.
Ici, Torrini s’arrêta un instant, parut se recueillir et continua d’une voix émue.—J’avais un fils, un fils chéri; c’était mon idole, ma vie, tout mon bonheur; une fatalité terrible m’a enlevé mon enfant! il est mort, et, chose horrible à dire, il est mort assassiné, et vous voyez son assassin devant vous.
A un aveu si inattendu, je ne pus réprimer un mouvement d’horreur; une sueur froide inonda mon visage.
—Oui, oui, son assassin, répéta Torrini dont la voix s’animait par degrés; et cependant, la loi n’a pu m’atteindre, on m’a laissé la vie... J’ai eu beau m’accuser devant mes juges; ils m’ont traité de fou, et mon crime a passé pour un fait d’homicide par imprudence... Que m’importent, après tout, leur appréciation et leur jugement? que ce soit par incurie ou par imprudence, comme ils le disent, mon pauvre Giovanni n’en est pas moins perdu pour moi, et toute ma vie, j’aurai sa mort à me reprocher.
La voix de Torrini se perdit au milieu des sanglots; il resta quelque temps les yeux couverts de ses mains, puis, faisant un effort sur lui-même, il continua avec plus de calme:
—Pour vous épargner des émotions dangereuses dans votre position, j’abrégerai le récit d’infortunes dont cet événement ne fut qu’un prélude. Ce que je vais vous dire suffira pour vous faire comprendre la cause bien naturelle de ma sympathie pour vous.
Lorsque je vous vis, je fus frappé d’une conformité d’âge et de taille entre vous et mon malheureux enfant; je crus même retrouver dans quelques-uns de vos traits une certaine ressemblance avec les siens, et m’abandonnant à cette illusion, je décidai que je vous garderais auprès de moi, que je vous donnerais des soins, comme si vous étiez mon propre fils.
—Vous pouvez vous faire maintenant une idée des angoisses que me causa, pendant huit jours, votre maladie, et de la douleur qui s’empara de moi, quand j’en vins à désespérer de vos jours.
—Mais enfin, la Providence, nous prenant tous deux en pitié, vous a sauvé. Vous êtes maintenant en pleine convalescence, et, sous peu de jours, je l’espère, vous serez complétement rétabli...
—Voilà, mon enfant, le secret de mon affection et de mon dévouement pour vous.
Profondément ému des malheurs de ce père, touché jusqu’aux larmes de la tendre sollicitude dont il m’avait entouré, je ne sus lui exprimer ma reconnaissance que par des phrases entrecoupées; je suffoquais d’émotion.
Torrini, sentant lui-même la nécessité d’abréger cette scène attendrissante, sortit en me promettant un prompt retour.
Je ne fus pas plus tôt seul, que mille réflexions vinrent assaillir mon esprit. Cet événement, tragique et mystérieux, dont le souvenir semblait égarer la raison de Torrini; ce crime, dont il s’accusait avec tant d’insistance; ce jugement, dont il contestait la justice, m’intriguaient au plus haut point, et me donnaient un vif désir d’avoir des détails plus complets sur ce drame intime.
Puis je me demandais comment cet homme, doué d’une agréable physionomie, qui ne manquait ni de jugement ni d’esprit, et qui joignait à une instruction solide une conversation facile et des manières distinguées, se trouvait ainsi descendu aux derniers degrés de sa profession.
Comme j’étais absorbé dans ces pensées, la voiture s’arrêta: nous étions arrivés à Angers. Torrini nous quitta un instant pour aller demander à la Mairie l’autorisation de donner des représentations, et, dès qu’il l’eut obtenue, il se mit en devoir de s’installer sur le terrain qui lui était assigné.
Ainsi que je l’ai dit, la chambre que j’habitais dans la voiture, devait être transformée en salle de spectacle; on me transporta donc dans une auberge voisine, et à ma demande, on me plaça dans un excellent fauteuil, près d’une fenêtre ouverte. Le temps était beau; le soleil apportait dans ma chambre une tiède chaleur qui me ranimait; je me sentais revivre, et, perdant insensiblement cette égoïste indifférence que donne une souffrance continue, je retrouvai dans mon imagination rafraîchie toute mon activité d’autrefois.
De ma place, je voyais Antonio et son maître, habit bas, manches retroussées, travailler à la construction du théâtre forain. En quelques heures la transformation de notre demeure fut terminée: la maison roulante était devenue une charmante salle de spectacle. Il est vrai de dire que tout y était préparé, disposé et machiné, comme pour un changement à vue.
La distribution et l’organisation de cette singulière voiture sont restées si profondément gravées dans ma mémoire qu’il m’est facile encore d’en faire aujourd’hui une exacte description.
J’ai déjà donné, plus haut, quelques détails sur l’intérieur de l’habitation de Torrini; je vais les compléter.
Le lit, sur lequel j’avais reçu des soins, pendant ma maladie, se ployait par une ingénieuse combinaison, et rentrait, par une trappe dans le parquet où il occupait un très petit espace.
Avait-on besoin de linge ou de vêtement? on ouvrait une trappe voisine de la précédente, et, à l’aide d’un anneau, on dressait devant soi un meuble à tiroir, qui semblait apparaître comme par enchantement. Un moyen analogue procurait une petite cheminée, qui, par une disposition toute particulière, chassait la fumée en dessous du foyer.
Enfin le garde-manger, la batterie de cuisine et quelques autres accessoires de ménage, mystérieusement casés, se trouvaient facilement sous la main pour le service, et reprenaient ensuite leurs places respectives.
Ce bizarre mobilier occupait, sous la voiture, tout l’emplacement compris entre les quatre roues, de sorte que la chambre, bien que suffisamment meublée, était cependant dégagée de tout embarras.
Mais si quelque chose me surprit, ce fut surtout lorsque je vis le véhicule, qui mesurait à peine cinq ou six mètres, prendre tout à coup une extension de deux fois cette longueur. Voici par quel ingénieux procédé on avait obtenu ce résultat: la caisse de la voiture était double, et on l’avait allongée en la tirant, ainsi que cela se pratique pour les tuyaux d’une lorgnette. Ce prolongement, soutenu par des tréteaux, présentait la même solidité que le reste de l’édifice.
La cloison qui séparait la chambre du cabriolet avait été enlevée, de manière que ces deux compartiments ne formaient plus qu’une seule pièce. On devait recevoir le public de ce côté, et un escalier, muni d’une rampe, conduisait à l’entrée, devant laquelle une élégante marquise simulait un vestibule, où était le bureau pour les billets.
Enfin, pour que rien ne manquât à l’aspect monumental de cette étrange salle de spectacle, on avait revêtu l’extérieur d’un décor simulant des pierres de taille et des ornements d’architecture.
La vue de cette machine, enflammant mon imagination, m’inspira un de ces rêves comme peut en concevoir une tête de vingt ans; véritable château en Espagne qui fut longtemps le but de mon ambition mais que la Providence ne me permit pas de réaliser.
Je me voyais en perspective possesseur d’une voiture semblable, mais un peu plus petite, en raison du genre d’exhibition que je me proposais d’y faire.
Ici, je me trouve forcé d’ouvrir une parenthèse pour donner une explication que je crois nécessaire. J’ai tant parlé de prestidigitation, que l’on pourrait penser, d’après ce qui précède, que j’avais complétement abandonné mes idées sur la mécanique. Loin de là, j’étais plus que jamais passionné pour cette science; seulement, depuis que l’amour du merveilleux s’était emparé de mon esprit, j’en avais modifié les applications. Ne rêvant plus que prestiges, je les cherchais aussi dans mon art favori, sous formes d’automates, que je me proposais de mettre tôt ou tard à exécution.
Je me voyais donc possesseur d’une voiture munie d’une scène, où je faisais, en imagination, fonctionner les machines que j’avais inventées et exécutées moi-même.
Je m’y réservais, pour mon domicile privé, une petite pièce, dont je pouvais faire à ma volonté, ainsi que Torrini, une salle à manger, un salon ou une chambre à coucher. Là, j’avais en outre un établi, des outils de mécanicien, un atelier complet, enfin, puis je voyageais de ville en ville, à bien petites journées, il est vrai, mais je charmais l’ennui de la route par le travail. Quel plaisir, aussi, je me promettais de marcher à pied, quand l’envie m’en prendrait, et de m’arrêter pour visiter les lieux intéressants! Je ne voulais rien moins que parcourir la France, l’Europe, le monde peut-être, en récoltant partout honneur, plaisir et profit.
Au milieu de ces riantes pensées, je ne tardai pas à voir renaître mes forces et ma santé, et je pus espérer que Torrini me permettrait bientôt d’assister à une de ses représentations. Il ne tarda pas, en effet, à m’en faire l’agréable surprise.
Un soir, m’aidant à descendre, il me conduisit jusqu’à son théâtre, et m’installa sur le premier banc de places, qu’il décorait pompeusement du titre de stalles.
J’étais le premier, l’heure d’entrée pour le public n’ayant pas encore sonné. Torrini me laissa pour aller terminer les apprêts de sa séance, et, dès que je fus seul, je me recueillis, afin de pouvoir mieux savourer mon bonheur, car cette séance, la première de ce genre à laquelle j’allais assister, devait être une fête, je dirai plus, une véritable solennité pour moi.
L’entrée du public vint me tirer de mes rêveries.
J’avais d’avance calculé son empressement sur l’intérêt que je portais moi-même à la représentation de Torrini, et je m’attendais à soutenir un assaut autour de ma place. Il n’en fut rien, et, si courtes que fussent les banquettes, je remarquai, avec peine et surprise, qu’elles n’étaient pas entièrement garnies de spectateurs; chacun avait ses coudées franches.
L’heure fixée pour le commencement du spectacle était arrivée. La sonnette résonna trois fois, le rideau s’ouvrit, et une charmante petite scène s’offrit à nos regards. Ce qu’elle avait surtout de remarquable, c’est qu’elle était entièrement dégagée de cet attirail d’instruments qui supplée à l’adresse de la plupart des escamoteurs. Par une innovation de bon goût et dont les yeux des spectateurs se trouvaient à merveille, quelques bougies, artistement disposées, remplaçaient cette prodigalité de lumière qui, à cette époque, était l’ornement indispensable de tous les cabinets de physique amusante.
Torrini parut, s’avança vers le public avec une grande aisance, fit, selon l’usage du temps, un long salut, puis annonçant, en quelques mots, son désir de bien faire, sollicita l’indulgence des spectateurs, et termina par un compliment adressé aux dames.
Ce petit discours, bien que débité d’un ton froid et mélancolique, reçut du public quelques bravos encourageants.
La séance commença au milieu du plus profond silence, chacun semblant disposé à lui prêter toute son attention. Quant à moi, le cou tendu, les yeux inquiets, l’oreille attentive, je respirais à peine, tant je craignais de perdre un seul mot, un seul geste.
Je ne raconterai pas les différentes expériences dont je fus le témoin; elles furent toutes d’un intérêt palpitant pour moi; mais Torrini me sembla se surpasser encore dans les tours de cartes. Cet artiste possédait deux qualités bien précieuses dans la pratique de cet art, que l’on dit, je ne sais pourquoi, renouvelé des Grecs: c’était une adresse extrême et une incroyable hardiesse d’exécution. A cela, il joignait une manière tout aristocratique de toucher les cartes; ses mains blanches et soignées semblaient à peine effleurer le jeu; et son travail était tellement dissimulé, ses artifices, voilés par un naturel si parfait, que le public s’abandonnait invinciblement à une sympathique confiance. Sûr de l’effet qu’il produisait, il exécutait les passes les plus difficiles, avec un aplomb qu’on était bien loin de lui supposer, et obtenait par cela même les plus heureux résultats.
Pour clore la séance, Torrini pria l’assemblée de désigner quelqu’un pour venir jouer une partie de piquet avec lui. Un monsieur monta aussitôt sur la scène.
—Monsieur, lui dit Torrini, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais il m’est indispensable pour la réussite de mon expérience de connaître votre nom et votre profession.
—Rien n’est plus facile, Monsieur; je me nomme Joseph Lenoir, et j’exerce la profession de maître de danse.
Un autre que Torrini n’eut pas manqué en pareille circonstance de faire quelque jeu de mots ou quelque plaisanterie sur le nom et la qualité de l’émule de Vestris; il n’en fit rien. Torrini n’avait fait cette demande que dans le but de gagner du temps, car il n’entrait ni dans son caractère, ni dans ses habitudes, de faire aucune mystification; il se contenta d’ajouter:
—Je vous remercie, Monsieur, de votre complaisance, et maintenant que nous savons qui nous sommes, nous pouvons avoir confiance l’un dans l’autre. Vous êtes venu, Monsieur, jouer au piquet avec moi, mais connaissez-vous bien ce jeu?
—Oui, Monsieur, je m’en flatte.
—Ah! ah! fit en riant Torrini, attendez, je vous prie, pour vous en flatter, que nous ayons joué notre partie. Toutefois, pour ne pas vous faire déchoir dans votre propre estime, je veux bien vous accorder que vous êtes très fort; mais, je vous en préviens, cela ne vous empêchera pas de perdre avec moi, et pourtant les conditions de la partie seront toutes à votre avantage.
—Ecoutez-moi: le tour que je vais exécuter et qu’on nomme le coup de piquet de l’aveugle, exige que je sois complètement privé de la vue; veuillez donc me bander les yeux avec soin.