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CHAPITRE VI.

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Table des matières

Torrini me raconte son histoire.—Perfidie du chevalier Pinetti.—Un escamoteur par vengeance.—Course au succès entre deux magiciens.—Mort de Pinetti.—Séance devant le Pape Pie VII.—Le chronomètre du cardinal ***.—Douze cents francs sacrifiés pour l’exécution d’un tour.—Antonio et Antonia.—La plus amère des mystifications.—Constantinople.

Mon nom est Edmond de Grizy, et celui de Torrini appartient à Antonio, mon beau-frère. Ce brave garçon, que vous avez pris à tort pour mon domestique, a bien voulu me suivre dans ma mauvaise fortune, afin de m’aider dans mes séances. Vous avez pu remarquer, du reste, aux égards que je lui témoigne, que, tout en lui laissant des travaux qui conviennent mieux à son âge qu’au mien, je le regarde comme mon égal, et que je le considère, j’aurais dit autrefois comme mon meilleur ami, je dis à présent comme l’un de mes deux meilleurs amis.

Mon père, le comte de Grisy, habitait dans le Languedoc une propriété, reste d’une fortune jadis considérable, mais que les circonstances avaient de beaucoup diminuée.

Dévoué au roi Louis XVI, et l’un de ses plus fidèles serviteurs, il courut au jour du danger faire un rempart de son corps à son souverain, et il fut tué lors de la prise des Tuileries, dans la journée du 10 août.

J’étais alors moi-même à Paris, et profitant du désordre qui régnait dans la capitale, je pus franchir les barrières et gagner notre petit domaine de famille. Là, je déterrai à la hâte une somme de cent louis que mon père réservait pour les cas imprévus; je joignis à cet argent quelques bijoux qui me venaient de ma mère, et, muni de ces faibles ressources, je me rendis à Florence.

Les valeurs que j’avais sauvées se montaient à cinq mille francs; cette somme était insuffisante pour me faire vivre de mes rentes; je dus chercher dans mon travail de quoi subvenir à mon existence. Mon parti fut bientôt pris; mettant à profit l’excellente instruction que j’avais reçue, je me livrai avec ardeur à l’étude de la médecine. Quatre ans après j’obtenais le diplôme de docteur. J’avais alors vingt-sept ans.

Je m’étais fixé à Florence, où j’espérais me créer une clientèle. Malheureusement pour moi, dans cette ville au climat si doux, au soleil si bienfaisant, le nombre des médecins dépassait celui des malades, et ma nouvelle profession, à cela près du profit, était une véritable sinécure.

Je vous ai raconté déjà, à propos du malheureux Zilberman, comment je partis brusquement de la capitale de la Toscane pour aller me fixer à Naples.

Plus heureux qu’à Florence, j’eus la chance, en y arrivant, de traiter avec succès un malade qui avait résisté à la science des meilleurs médecins de l’Italie.

Mon client était un jeune homme d’une très haute famille. Sa guérison me fit le plus grand honneur, et me plaça immédiatement parmi les médecins renommés de Naples.

Ce succès, la vogue qu’il me valut, m’ouvrirent bientôt les portes de tous les salons, et la noblesse de mon nom, rehaussée par les manières d’un gentilhomme élevé à la cour de Louis XVI, me rendit l’homme indispensable des soirées et des fêtes.

De quelle douce et belle existence n’eussé-je pas continué de jouir, si le sort, jaloux de mon bonheur, ne fût venu briser cet heureux avenir en me lançant dans les vives et brûlantes émotions de la vie artistique!

On était aux premiers jours du carnaval de 1766. Un homme remplissait l’Italie de son nom et de son immense popularité; il n’était bruit partout que des prodiges opérés par le chevalier Pinetti.

Ce célèbre escamoteur vint à Naples, et la ville entière courut à ses intéressantes représentations.

Je me passionnai moi-même pour ce genre de spectacle; j’y passais toutes mes soirées, cherchant à deviner chacun des tours exécutés par le chevalier, et pour mon malheur, je finis par avoir la clef d’un grand nombre d’entre eux.

Je ne m’en tins pas là: je voulus aussi les exécuter devant quelques amis; le succès stimula mon amour-propre et me donna l’ambition d’augmenter mon répertoire. J’arrivai à posséder la séance complète de Pinetti.

Le chevalier fut pour ainsi dire éclipsé. On ne parlait plus dans la ville que de mon habileté et de mon adresse; c’était à qui solliciterait la faveur d’obtenir de moi une représentation. Mais je ne répondais pas à toutes les demandes, car par un raffinement de coquetterie j’étais avare de mon talent, espérant ainsi en relever le prix.

Mes spectateurs privilégiés s’en montraient d’autant plus remplis d’enthousiasme, et chacun prétendait que j’égalais Pinetti, si je ne le surpassais même.

Le public est si heureux, mon cher enfant, fit Torrini d’un ton de mélancolique regret, lorsqu’il peut opposer à l’artiste en renom quelque talent naissant! Il semble que ce souverain dispensateur de la vogue et de la renommée se fasse un malin plaisir de rappeler à l’homme qu’il encense que toute réputation est fragile, et que l’idole d’aujourd’hui peut être brisée demain.

La fatuité m’empêchait d’y songer; je croyais à la sincérité des éloges que l’on me prodiguait, et moi, l’homme sérieux, le docteur en renom, j’étais fier de ces futiles succès.

Pinetti, loin de se montrer jaloux de mes triomphes, témoigna le désir de me connaître, et il vint lui-même me trouver.

Il pouvait avoir alors quarante-six ans, mais les apprêts d’une toilette recherchée le faisaient paraître beaucoup plus jeune. Sans avoir les traits fins et réguliers, il possédait une certaine distinction dans la physionomie; ses manières étaient excellentes. Cependant, par un travers d’esprit qu’on ne saurait expliquer, il avait le mauvais goût de porter au théâtre un brillant costume de général, sur lequel s’étalaient de nombreuses décorations.

Cette bizarrerie, qui rappelait trop le charlatan, aurait dû peut-être m’éclairer sur la valeur morale de l’homme; mais ma passion pour l’escamotage me rendit aveugle; nous nous abordâmes comme de vieux amis, et notre intimité fut en quelque sorte instantanée.

Pinetti se montra charmant, causa avec moi de ses secrets, sans y mettre la moindre réticence, et m’offrit même de me conduire au théâtre, pour me montrer les dispositions scéniques de sa séance.

J’acceptai avec le plus grand empressement, et nous montâmes dans son riche équipage.

Dès ce moment, le chevalier affecta avec moi la plus grande familiarité. De la part d’un autre, cela m’eût blessé, ou tout au moins eût excité ma défiance, et je me serais tenu sur la réserve. J’en fus, au contraire, enchanté, car Pinetti avait, par son luxe effréné, conquis une telle considération, qu’un grand nombre de jeunes gens des plus nobles de la ville s’honoraient de son amitié. Pouvais-je me montrer plus fier que ces messieurs?

En peu de jours, nous étions devenus deux amis inséparables. Nous ne nous quittions que pour le temps de nos représentations respectives.

Un soir, après l’une de ces séances intimes, dans laquelle j’avais été couvert d’applaudissements, la tête encore échauffée de ce triomphe, j’allai, comme d’habitude, souper chez Pinetti. Par extraordinaire, je le trouvai seul.

En me voyant entrer, le chevalier accourut au devant de moi, m’embrassa avec effusion et demanda des nouvelles de ma soirée. Je ne lui cachai pas mon succès.

—Oh! mon ami, me dit-il, cela ne me surprend pas, car vous êtes incomparable; certes, ce ne sera point vous faire un compliment exagéré, si je dis que vous pouvez défier les plus habiles et les plus illustres... Et pendant tout le souper, quelques efforts que je fisse, il ne voulut parler que de moi, de mon adresse, de mes succès.

J’avais beau me défendre de ses éloges, le chevalier semblait y mettre tant de sincérité, que je finis par me rendre.

Ma défaite eut même tant de charmes pour moi, que je finis par m’accorder quelques compliments. Comment croire que tous ces éloges n’étaient qu’une comédie pour amener une mystification?

Quand Pinetti me vit arrivé à ce point, et que le champagne eut fini de me tourner la tête:

—Savez-vous, cher comte, me dit l’escamoteur, que vous pourriez faire demain aux habitants de Naples une surprise qui vaudrait son pesant d’or pour les pauvres de la ville?

—Laquelle? dis-je.

—Ce serait, mon cher ami, de jouer à ma place dans une représentation que je dois donner au bénéfice des indigents. Nous mettrions votre nom sur l’affiche au lieu du mien, et l’on ne verrait dans cette substitution qu’une bonne et loyale entente entre deux artistes. Une séance de moins pour moi n’ôterait rien à ma réputation, tandis qu’elle vous couvrirait de gloire; j’aurais alors la double satisfaction d’avoir contribué à secourir bien des infortunes et à mettre en relief le talent de mon meilleur ami.

Cette proposition m’effraya tellement que je me levai de table, comme si j’eusse craint d’en entendre davantage, mais Pinetti avait une éloquence si persuasive, il semblait se promettre tant de plaisir de mon futur triomphe, qu’insensiblement je me laissai aller à promettre tout ce qu’il voulut.

—A la bonne heure, me dit Pinetti, quittez donc enfin cette défiance de vous-même qu’on pardonnerait à peine à un écolier. Voyons, ajouta-t-il, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons pas de temps à perdre. Rédigeons notre programme; choisissez dans mes expériences celles qui vous conviendront le mieux, et quant aux apprêts de la séance, reposez-vous-en sur moi, je serai là pour que tout marche selon vos désirs.

Le plus grand nombre des tours de Pinetti s’exécutaient avec le concours de compères, qui apportaient au théâtre différents objets dont l’escamoteur avait les doubles. Cela facilitait singulièrement ses prétendus prodiges. Je ne devais donc pas craindre d’échouer.

Nous eûmes bientôt arrêté le programme, puis nous passâmes à la rédaction de l’affiche, en tête de laquelle j’écrivis avec une profonde émotion:

Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier

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