Читать книгу Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier - Jean-Eugène Robert-Houdin - Страница 11
ОглавлениеM. Joseph Lenoir, qui, par parenthèse, portait des lunettes, était très méticuleux; aussi prit-il des précautions inouïes dans l’accomplissement de sa tâche. Il commença par poser sur les yeux du patient des étoupes en coton qu’il recouvrit successivement de trois épais bandeaux, et, comme si cette quadruple cloison ne devait pas suffire pour aveugler son antagoniste, il lui entoura encore la tête d’un énorme châle dont il serra très étroitement les extrémités.
J’ignore comment Torrini put tenir, sans étouffer, sous ces chaudes enveloppes; pour moi, mon front ruisselait de sueur, tant je souffrais de le voir ainsi empaqueté! Ne connaissant pas alors toutes les ressources dont cet habile prestidigitateur pouvait disposer, je n’étais pas sans inquiétude sur l’issue de son expérience, et mon anxiété fut portée à son comble, lorsque je l’entendis s’adresser en ces termes à son adversaire:
—Monsieur Lenoir, ayez la bonté de vous asseoir, en face de moi, à cette table; j’ai encore un petit service à réclamer de votre obligeance, avant de commencer la partie. Grâce à vos soins, je suis entièrement privé de la vue. Ce n’est pas assez; pour que mon incapacité soit complète, il faut que vous me liiez les mains.
Monsieur Lenoir releva ses lunettes et regarda Torrini d’un air stupéfait. Mais ce dernier, avançant tranquillement les bras sur la table, et mettant ses deux pouces en croix:—Allons, Monsieur, attachez-moi cela solidement.
Le maître de danse prit une corde placée près de lui, et s’acquitta de ce nouveau travail avec autant de conscience qu’il en avait montré précédemment.
—Suis-je maintenant aveugle et privé de l’usage de mes mains, dit Torrini, en s’adressant à son vis-à-vis.
—J’en ai la certitude, répondit Joseph Lenoir.
—Eh bien! alors, commençons la partie. Mais, dites-moi d’abord en quelle couleur vous voulez être repic?
—En trèfle.
—Soit! veuillez distribuer vous-même les cartes, en les donnant, par deux ou par trois, à votre gré. Lorsque les jeux seront faits, vous pourrez, je vous le permets encore, choisir celui que vous jugerez le plus convenable pour déjouer le pic annoncé.
Le plus grand silence régnait dans la salle.
—Voici les cartes mêlées, coupez, dit d’un ton railleur le maître de danse, qui se croyait déjà sûr de la victoire.
—Volontiers, répondit Torrini. Et, bien qu’il fût gêné dans ses mouvements, il parvint aussitôt à satisfaire son adversaire.
Les cartes ayant été distribuées, M. Lenoir déclara qu’il gardait celles qui se trouvaient devant lui.
—Très-bien, dit Torrini. Vous avez désiré, je crois, d’être repic en trèfle?
—Oui, Monsieur.
—Suivez donc mon jeu. J’écarte les sept de pique, de cœur et de carreau et mes deux huit; ma rentrée me donne alors une quinte en trèfle, quatorze de Dames et quatorze de Rois, avec lesquels je vous fais repic; comptez, Monsieur, et vérifiez.
Torrini disait vrai; des bravos unanimes accueillirent ce coup d’éclat, en même temps que des plaisanteries reconduisaient jusqu’à sa place le pauvre maître de danse qui, tout interdit et confus de sa défaite, s’était empressé de quitter la scène.
La séance terminée, j’exprimai à Torrini le plaisir que m’avaient fait éprouver ses expériences, et je lui fis de sincères compliments sur l’adresse qu’il avait déployée, pendant toute la soirée, et plus particulièrement encore dans son dernier tour.
—Ces félicitations me flattent d’autant plus de votre part, me répondit-il en souriant, que je sais maintenant qu’elles me viennent, sinon d’un confrère, au moins d’un amateur, qui doit à coup sûr posséder une certaine habileté dans l’escamotage.
Je ne sais qui des deux, de Torrini ou de moi, fut le plus charmé des compliments que nous venions de nous adresser réciproquement; mais je dois avouer que, pour ma part, je fus très sensible à l’opinion favorable qu’il avait conçue de mes talents. Une chose m’intriguait cependant: je n’avais jamais dit un mot de ma passion pour la prestidigitation; comment donc avait-il pu la connaître?
Il devina ma pensée et ajouta:
—Vous êtes étonné de voir vos secrets ainsi pénétrés, n’est-ce pas, et vous voudriez bien savoir comment je m’y suis pris pour les découvrir? Je vous le dirai volontiers.
—Ma salle est petite; il m’est donc facile, quand je suis en scène, d’embrasser d’un coup-d’œil toutes les physionomies, et de voir les différentes impressions que je produis sur mes spectateurs. Je vous ai observé particulièrement, et j’ai pu, en suivant la direction de vos regards, juger ce qui se passait dans votre esprit. Ainsi, lorsque je me livrais à quelque paradoxe amusant, dans le but d’attirer l’attention du public du côté opposé à l’endroit où devait se faire le travail de l’escamotage, vous seul de tout l’auditoire, évitant le piége, vous teniez constamment vos yeux fixés là où s’accomplissait le tour dont vous guettiez l’exécution.
Quant à mon coup de piquet, bien que je n’aie pu vous apercevoir tandis que je l’exécutais, j’ai des raisons pour être assuré que vous ne le connaissez pas.
—Vous avez deviné très juste, mon cher sorcier, et je ne puis disconvenir aussi que dans mes moments de loisir, je me sois amusé à quelques-uns de ces exercices, pour lesquels je me suis toujours senti une certaine inclination.
—Inclination! Permettez-moi de vous dire, mon enfant, que ce mot n’est pas celui qui convient ici; vous avez plus que de l’inclination pour l’escamotage; vous avez de la passion. Voici, du reste, sur quelles observations j’ai basé cette opinion. Ce soir, à ma séance, dès le lever du rideau, vos traits animés, votre œil avide, votre bouche béante et légèrement crispée, tout en vous dénotait des sensations vivement surexcitées. Votre physionomie, par exemple, portait dans ce moment là l’expression que doit avoir celle d’un gourmand devant une table somptueusement servie; ou plutôt celle d’un avare couvant du regard son trésor. Pensez-vous qu’avec de tels indices il soit besoin d’être sorcier pour avoir découvert tout l’empire que l’escamotage exerce sur votre esprit?
J’allais répondre à Torrini et lui donner raison, quand tirant sa montre et me la mettant sous les yeux: «Voyez, me dit-il, l’heure est avancée: il est temps pour un convalescent de prendre du repos; nous continuerons cette conversation dans un moment plus convenable pour votre santé.» A ces mots, mon docteur me conduisit à ma chambre, et, après avoir consulté mon pouls, dont il parut satisfait, il me quitta.
Malgré le plaisir que j’éprouvais à causer, je ne fus pas fâché cependant de me trouver seul, car j’avais mille souvenirs à évoquer. Je voulais revoir encore en imagination les expériences qui m’avaient le plus vivement frappé, mais ce fut en vain.
Une pensée dominait toutes les autres, et me causait un serrement de cœur dont je ne pouvais me défendre. Je cherchais, sans pouvoir y parvenir, à me rendre compte des motifs du peu d’empressement du public pour les représentations intéressantes de Torrini.
Ce motif, Antonio me le fit connaître plus tard, et il est trop curieux pour que je le passe sous silence. D’ailleurs, j’y trouve l’occasion de faire connaître, dès maintenant, au lecteur, une variété très curieuse de cette grande famille des banquistes, famille originale, multiple, peu ou mal étudiée jusqu’à présent, et dont plus tard j’essaierai d’esquisser les mille physionomies.
J’ai dit que nous étions arrivés à Angers, en temps de foire; or, parmi les nombreux entrepreneurs d’amusements qui sollicitaient à l’envi la présence et l’argent des Angevins, se trouvait un autre escamoteur, nommé Castelli.
Pas plus que Torrini, celui-ci n’était italien. Je dirai plus tard le véritable nom de Torrini et les raisons qui l’avaient décidé à le changer contre celui que nous lui connaissons. Quant à son confrère, il était normand d’origine, et il n’avait pris le nom de Castelli, que pour se conformer à l’usage adopté par le grand nombre des escamoteurs de cette époque, qui pensaient inspirer plus de confiance en s’attribuant une origine italienne.
Castelli était loin de posséder l’adresse merveilleuse de Torrini, et ses séances même ne présentaient aucun intérêt sous le rapport de la prestidigitation; mais il pensait comme Figaro que le savoir-faire vaut mieux que le savoir, et il le prouvait par ses nombreux succès. Vraiment cet homme était le charlatanisme incarné et rien ne lui coûtait pour piquer la curiosité publique. On voyait, chaque jour, sur ses gigantesques affiches, l’annonce de quelque nouveau prodige. Ce prodige n’était en réalité qu’une déception, et le plus souvent même une mystification pour les spectateurs; mais il se résumait toujours dans rencaissement d’une bonne recette: donc le tour était bon. Le public venait-il à se fâcher d’être pris pour dupe? Castelli connaissait l’art de se tirer d’un mauvais pas et de mettre les rieurs de son côté: il lançait avec assurance au parterre quelques lazzis baragouinés en mauvais italien et auxquels il était impossible de résister. Le public riait et se trouvait désarmé.
D’ailleurs, on doit se rappeler aussi qu’à cette époque, l’escamotage ne faisait pas, comme aujourd’hui, l’objet d’une représentation sérieuse; on allait à ces sortes de séances avec l’intention de rire aux dépens des victimes de l’escamoteur, dût-on subir soi-même les attaques du mystificateur.
Il faut avoir vu le mystificateur par excellence, le célèbre physico-ventriloque de l’époque, Comte, enfin, pour se faire une idée du sans-façon avec lequel on en agissait envers le public. Ce physicien, si gracieux et si galant envers les dames, était impitoyable envers les hommes. Il lui semblait que les cavaliers (comme on disait alors) fussent prédestinés à servir aux distractions du beau sexe.
Mais n’anticipons pas sur la biographie du Physicien du Roi, qui doit prendre place dans ce volume et dont nous ne voulons pas déflorer l’intéressante esquisse.
Le jour même où j’avais assisté à la séance donnée par Torrini, les affiches de Castelli étalaient cette annonce, dont la singularité, il faut l’avouer, était bien faite pour tenter la curiosité du public:
THÉATRE DU SIGNOR CASTELLI. |
Aujourd’hui 10 Août 1828, Avec la permission de M. le Maire de cette Ville, LE SIGNOR CASTELLI Premier Prestidigitateur des deux Hémisphères, Mangera U N H O M M E V I V A N T. NOTA.—Pour que le Public soit bien persuadé que le Spectateur qui sera mangé n’est point un Compère, le signor CASTELLI admettra toute personne qui voudra bien l’honorer de sa confiance. Le signor CASTELLI s’engage en outre à verser le produit de sa recette dans la caisse du Bureau de Bienfaisance de la ville d’Angers, dans le cas où il refuserait de faire l’expérience promise. |
A ce séduisant appel, la ville entière, mise en émoi, s’était précipitée en foule à la porte de l’escamoteur; on s’était poussé, coudoyé, bousculé pour avoir des places, et même des billets avaient été payés le double de leur valeur par des retardataires, jaloux d’assister à pareil spectacle.
Mais le nouveau tour qui fut joué dans cette séance par l’escamoteur fut en tous points digne de ceux qu’on avait déjà cités de lui.
Castelli, après avoir exécuté diverses expériences d’un intérêt secondaire, en était enfin à celle qui faisait palpiter d’impatience les spectateurs même les plus calmes.
—Messieurs, dit-il alors en s’adressant au public, nous allons passer au dernier tour de ma séance. J’ai promis de manger, pour mon souper, un homme vivant; je vais tenir ma promesse. Que le courageux spectateur qui veut bien consentir à me servir de pâture (Castelli prononça ce dernier mot avec l’expression d’un véritable cannibale) se donne la peine de monter sur ma scène.
Deux victimes vinrent immédiatement s’offrir en holocauste.
Par un effet du hasard, les deux individus offraient un contraste parfait.
Castelli, qui entendait l’art de la mise en scène, en profita habilement. Il les plaça côte à côte, le visage tourné vers les spectateurs, puis, après avoir toisé des pieds à la tête l’un d’eux, grand gaillard sec et efflanqué, au teint jaune et bilieux:
—Monsieur, lui dit-il avec une politesse affectée, mon intention n’est pas de vous humilier, mais j’ai le regret de vous dire qu’en fait de nourriture, je suis entièrement du goût de M. le curé. Comprenez-vous?
Le grand homme sec parut un instant chercher la solution d’un problème, et finit par se gratter l’oreille, geste significatif qui, chez toutes les nations civilisées ou barbares, se traduit par ces mots: je ne comprends pas.
—Je vais me faire comprendre, reprit Castelli, d’un ton visant à la mystification. Sachez donc que M. le curé n’aime pas les os; on le dit du moins dans les jeux innocents, et je viens de vous le déclarer, je partage l’antipathie de M. le curé sur ce point; vous pouvez donc vous retirer, je ne vous retiens plus. Et Castelli de faire force salutations exagérées à son visiteur éconduit, qui se hâta de regagner sa place.
—Maintenant à nous deux, Monsieur, fit l’escamoteur, en s’adressant à celui qui restait:
—Voyons, mon gros ami, vous consentez donc à être mangé tout vif?
—Oui, Monsieur, j’y consens d’autant plus volontiers que je suis venu ici pour cela.
On apporta au même instant une gigantesque salière.
Le gros garçon regardait d’un air ébahi, semblant demander quel pouvait être l’usage de cet étrange ustensile.
—N’y faites pas attention, lui dit Castelli. Je mange d’ordinaire très épicé, ainsi permettez-moi de vous saler et poivrer, comme j’ai l’habitude de faire.
Et il se mit à saupoudrer le malheureux d’une poudre blanche qui, s’attachant à son visage, à ses mains, à ses vêtements, lui donna bientôt la plus singulière physionomie.
Le gros garçon qui, au début de cette petite scène, essayait de lutter d’entrain et de gaîté avec l’escamoteur, ne riait plus du tout et semblait désirer ardemment la fin de la plaisanterie.
—Ah çà, maintenant, ajouta Castelli en roulant des yeux effrayants, mettez-vous à genoux, élevez vos deux mains au-dessus de la tête et joignez-les en forme de paratonnerre.... Fort bien, mon ami, on dirait vraiment que vous n’avez fait d’autre métier de votre vie que de vous faire manger. Allons, faites votre prière et je commence mon repas.... Y êtes-vous?....
—Oui, Monsieur, murmura le gros garçon devenu blême d’émotion. J’y suis!
Aussitôt Castelli saisit dans sa bouche le bout des doigts du patient et les mord d’une telle force, que ce dernier, comme poussé par un ressort, se redresse tout d’un trait, en s’écriant avec énergie:
—Sacredié! Monsieur, faites donc attention, vous me faites mal!
—Comment! je vous fais mal, dit Castelli avec le plus grand calme; ah çà, mais que direz-vous donc quand j’en arriverai à votre tête? C’est certainement par enfantillage que vous criez ainsi à la première bouchée. Voyons, soyez raisonnable, laissez-moi continuer; j’ai une faim d’enfer et vous me faites languir.
Et Castelli le poussant par les épaules voulait lui faire reprendre sa position. Mais le gros garçon résistait de toutes ses forces en criant d’une voix altérée par la frayeur: je ne veux plus! je vous dis que je ne veux plus! ça fait trop de mal. Enfin, par un effort suprême, il s’échappa des mains de l’escamoteur.
Pendant ce temps, le public, qui entrevoyait le dénouement de cette plaisante scène, remplissait la salle de bruyants éclats de rire. Ce ne fut qu’à grand’peine que Castelli parvint à se faire entendre.
—Messieurs, dit-il en affectant le ton du plus grand désappointement, vous me voyez à la fois surpris et fort contrarié de la fuite de ce Monsieur, qui n’a pas eu le courage de se voir manger entièrement. J’attends maintenant quelqu’un qui veuille bien le remplacer, car, loin de reculer devant l’accomplissement de ma promesse, je me trouve dans de si heureuses dispositions, que je m’engage, après avoir mangé le premier spectateur qui se présentera, à en manger un second, puis un troisième, et enfin, pour me rendre digne de vos suffrages et de vos applaudissements, je promets de dévorer la salle entière.
Cette plaisanterie eut encore un immense succès de rire; mais la farce était jouée, et personne ne se présentant de nouveau pour être dévoré, chacun prit le parti d’aller digérer chez lui la mystification dont il avait eu sa part.
Si de semblables manœuvres réussissaient, on conçoit qu’il devait rester peu de monde pour Torrini. Voulant toujours conserver une certaine dignité vis-à-vis du public, cet homme consciencieux n’annonçait sur ses affiches que des expériences qu’il exécutait réellement, et, s’il tâchait parfois d’en rendre les titres attrayants, il demeurait néanmoins dans les limites de la plus exacte vérité.