Читать книгу Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier - Jean-Eugène Robert-Houdin - Страница 8
ОглавлениеSAC AUX MYSTIFICATIONS. Le coup de l’étrier.
Voici ce que conjecturait le malheureux aubergiste: La grande malle, lors de son arrivée, devait être remplie par le sable; l’escamoteur, en quittant l’auberge, avait remplacé celui-ci par la boîte au vestiaire, et muni de ces deux malles, n’en faisant plus qu’une, il était parti pour ne plus revenir.
Je continuai pendant quelque temps encore à jouir de la vie contemplative que je m’étais créée; mais à force de flâneries et de promenades, la satiété ne tarda pas à venir et je me trouvai tout surpris, un jour, de me sentir fatigué de cette existence désœuvrée.
Mon père, en homme qui connaît le cœur humain, attendait ce moment pour me parler raison; il me prit à part, un matin, et, sans autre préambule, me dit avec bonté:
—Voyons, mon ami, te voilà sorti du collége avec une instruction solide: je t’ai laissé jouir largement d’une liberté après laquelle tu semblais aspirer. Mais tu dois comprendre que cela ne suffit pas pour vivre; il faut maintenant quitter l’habit d’écolier et entrer résolument dans le monde, où tu appliqueras tes connaissances à l’état que tu auras embrassé. Cet état, il est temps de le choisir; tu as sans doute un goût, une vocation, c’est à toi de me la faire connaître; parle donc et tu me trouveras disposé à te seconder dans la carrière que tu auras choisie.
Bien que mon père eût souvent manifesté la crainte de me voir suivre sa profession, je pensai, d’après ces paroles, qu’il avait changé d’avis, et je m’écriai avec transport; «Sans doute, j’ai une vocation, et celle-là tu ne peux la méconnaître, car elle date de loin; tu le sais, je n’ai jamais eu d’autre désir que celui d’être....»
Mon père devina ma pensée et ne me laissa pas achever:
—Je vois, reprit-il, que tu ne m’as pas compris, je vais m’expliquer plus clairement. Sache donc que mon désir est de te voir choisir une profession plus lucrative que la mienne. Réfléchis qu’il serait peu raisonnable d’enterrer dans ma boutique dix années d’études, pour lesquelles j’ai fait de si grands sacrifices: songe d’ailleurs au peu de fortune que m’a procuré mon état, puisque trente années d’un travail assidu ne m’ont donné pour mes vieux jours qu’une bien modeste aisance. Crois-moi, change de résolution et renonce à ta manie de faire de la limaille.
Mon père ne faisait en cela que suivre les idées de la plupart des parents qui ne voient que les désagréments attachés à leur profession. A ce préjugé se joignait, il faut le dire aussi, la louable ambition du chef de famille qui désire élever son fils au-dessus de lui.
Me prononcer pour un autre état que celui de mécanicien, était pour moi chose impossible; car ne connaissant les autres professions que de nom, j’étais incapable de les apprécier, et conséquemment d’en choisir une; je restai muet.
En vain, mon père, pour solliciter une réponse, essaya de fixer mon choix en faisant valoir les avantages que je trouverais à être pharmacien, avoué ou notaire, etc. Je ne pus que lui répéter que je m’en rapportais sur ce point à sa sagesse et à son expérience. Cette abnégation de mes volontés, cette soumission sans réserve parut le toucher; je m’en aperçus, et voulant tenter un dernier effort sur sa détermination, je lui dis avec effusion:
—Avant de prendre un parti dont dépend mon avenir, permets-moi, cher père, de te faire une observation. Es-tu bien sûr que ce soit ton état qui manque de ressources, et non la ville où tu l’as exercé? Je t’en supplie, laisse-moi faire, et lorsque, par tes conseils, je serai parvenu à avoir du talent, j’irai à Paris, centre des affaires et de l’industrie, et j’y ferai ma fortune; j’en ai, non pas le pressentiment, mais la conviction.
Craignant sans doute de faiblir, mon père voulut couper court à cet entretien en évitant de répondre à mon objection.
—Puisque tu t’en rapportes à moi, me dit-il, je te conseille de suivre le notariat; avec ton intelligence, du travail et de la conduite, je ne doute pas que tu n’y fasses promptement ton chemin.
Deux jours après, j’étais installé dans une des meilleures études de Blois, et grâce à ma belle écriture, on me donna l’emploi d’expéditionnaire, lequel consiste, on le sait, à écrire du matin au soir des expéditions et des grosses sans trop savoir ce que l’on fait.
Je laisse à penser si ce travail d’automate pouvait longtemps convenir à la nature de mon esprit: des plumes, de l’encre, rien n’était moins propre à l’exécution des idées inventives qui ne cessaient de me poursuivre. Heureusement, à cette époque, les plumes d’acier n’étaient pas encore inventées; j’avais donc pour me distraire la ressource de tailler mes plumes, et, je l’avoue, j’en usais largement.
Ce seul détail suffira pour donner une idée du spleen qui pesait sur moi comme un manteau de plomb; j’en serais tombé malade infailliblement, si je n’eusse trouvé le moyen de me procurer, en dehors de l’étude, une occupation plus attrayante et surtout plus conforme à mes goûts.
Parmi les curiosités mécaniques que l’on confiait à mon père pour être réparées, j’avais pu voir une tabatière sur le dessus de laquelle était une petite scène automatique qui m’avait vivement intéressé. Le dessus de la boîte représentait un paysage. En pressant une détente, un lièvre paraissait sur le premier plan, et se dirigeait vers une touffe d’herbe, qu’il se mettait en devoir de brouter; peu après on voyait déboucher d’un bois un chasseur, cheminant en compagnie de son chien.
Le Nemrod en miniature s’arrêtait à la vue du gibier, épaulait son fusil et mettait en joue; un petit bruit simulant l’explosion de l’arme se faisait entendre, et tout aussitôt le lièvre blessé, il faut le croire, s’enfuyait, poursuivi par le chien, et disparaissait dans un fourré.
Cette jolie mécanique excitait au plus haut point mon envie, mais je ne pouvais que la convoiter, car son propriétaire, outre l’importance qu’il y attachait, n’avait aucune raison pour consentir à s’en défaire, et d’ailleurs mes ressources pécuniaires ne pouvaient prétendre à une telle acquisition.
Puisque je ne pouvais posséder cette pièce, je voulus au moins en conserver le souvenir, et j’en fis un dessin exact à l’insu de mon père. Ce plan terminé, ma tête se monta à la vue de son ingénieuse disposition, et j’en vins à me demander s’il ne me serait pas possible de le mettre à exécution.
Ma réponse fut affirmative.
Pendant six mois, j’eus la persévérance de me lever avec le jour, et, descendant furtivement à l’atelier de mon père, qui, lui, n’était pas matinal, je travaillais jusqu’à l’heure à laquelle il avait l’habitude d’y venir. Ce moment arrivé, je remettais les outils dans l’ordre où je les avais trouvés, je serrais soigneusement mon ouvrage et je me rendais à l’étude.
La joie que j’éprouvai en voyant fonctionner ma mécanique ne peut être égalée que par le plaisir que je ressentis en la présentant à mon père, comme protestation indirecte et respectueuse contre la détermination qu’il avait prise à l’égard de ma profession. J’eus de la peine à le convaincre que je n’avais point été aidé dans ce travail; quand enfin il n’en douta plus, il ne put s’empêcher de m’en faire compliment.
—C’est bien fâcheux, me dit-il d’un air pensif, qu’on ne puisse tirer parti de semblables dispositions; mais, mon ami, ajouta-t-il, comme pour chasser une idée qui l’importunait, crois-moi, méfie-toi de ton adresse; elle pourrait nuire à ton avancement.
Depuis plus d’un an je remplissais les fonctions de clerc amateur, c’est-à-dire de clerc sans rétribution, quand l’offre me fut faite par un notaire de campagne d’entrer chez lui en qualité de second clerc, avec de modiques appointements.
J’acceptai avec empressement cet avancement inattendu; mais une fois installé dans mes nouvelles fonctions, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que mon officier ministériel m’avait donné de l’eau bénite de cour dans l’énonciation de mon emploi. La place que je remplissais chez lui était tout simplement celle de petit clerc, c’est-à-dire que je faisais les courses de l’étude, le premier et unique clerc suffisant à lui seul pour le reste de la besogne.
Il est vrai que je gagnais quelque argent; c’était le premier que mon travail me procurait: cette considération rendit la pilule moins amère à mon amour-propre. D’ailleurs monsieur Roger (ainsi se nommait mon nouveau patron) était bien le meilleur des hommes; son abord, plein de bienveillance et de bonté, m’avait séduit dès le premier jour, et je puis ajouter que je n’eus qu’à me louer de ses procédés envers moi, tout le temps que je passai dans son étude.
Cet homme, la probité même, avait la confiance du duc d’Avaray, dont il régissait le château, et, plein de zèle pour les affaires de son noble client, il s’en occupait beaucoup plus que de celles de son étude. A Avaray, du reste, les affaires de notariat étaient peu nombreuses, et nous venions facilement à bout de la besogne qu’elles nous procuraient; pour mon compte j’avais bien des loisirs que je ne savais comment occuper; mon patron me vint en aide, en mettant sa bibliothèque à ma disposition. J’eus la bonne fortune d’y trouver le Traité de botanique de Linné, et j’acquis les premières notions de cette science.
L’étude de la botanique exigeait du temps, et je n’avais à lui consacrer que les moments qui précédaient l’ouverture du cabinet; or, sans savoir pourquoi, j’étais devenu un dormeur infatigable. Impossible de me réveiller avant huit heures. Je résolus de triompher de cette somnolence opiniâtre et j’inventai un réveil-matin dont l’originalité me semble mériter une mention toute particulière.
La chambre que j’occupais dépendait du château d’Avaray, et était située au-dessus d’une voûte fermée par une lourde grille. Ayant remarqué que, chaque matin, au petit jour, le portier Thomas venait ouvrir cette grille, qui donnait passage dans les jardins, l’idée me vint de profiter de cette circonstance pour me faire un réveil-matin.
Voici quelles étaient mes dispositions mécaniques: chaque soir, en me couchant, j’attachais à l’une de mes jambes l’extrémité d’une corde dont l’autre bout, passant par ma fenêtre entr’ouverte, allait se fixer à la partie supérieure de la porte grillée.
On comprendra facilement le jeu de cet appareil: le portier, en poussant la grille, m’entraînait sans s’en douter au beau milieu de la chambre. Ainsi violemment tiré de mon sommeil, je cherchais à m’accrocher à mes couvertures; mais, plus je résistais, plus l’impitoyable Thomas poussait de son côté, et je finissais par me réveiller en l’entendant, chaque fois, maugréer contre les gonds de la porte, auxquels il promettait de l’huile pour le lendemain. Je me dégageais alors la jambe, et, mon Linné à la main, j’allais demander à la nature ses admirables secrets, dont l’étude m’a fait passer de si doux instants.
Autant pour plaire à mon père que pour remplir scrupuleusement les devoirs de mon emploi, je m’étais promis de ne plus m’occuper de la mécanique, dont je redoutais l’irrésistible attrait, et je m’étais religieusement tenu parole. Il y avait donc tout lieu de croire qu’adoptant le notariat, je prendrais enfin mes grades dans la basoche et deviendrais un jour moi-même maître Robert, notaire dans telle ou telle localité. Mais la Providence, dans ses décrets, m’avait tracé une toute autre route, et mes inébranlables résolutions vinrent échouer devant une tentation trop forte pour mon courage.
Dans l’étude, il y avait, chose assez bizarre, une magnifique volière remplie d’une multitude de canaris dont le chant et le plumage avaient pour destination de tromper l’impatience du client, quand par hasard il était forcé d’attendre.
Cette volière étant considérée comme meuble de l’étude, j’étais, en ma qualité de petit clerc, chargé de la tenir en bon état de propreté et de veiller à l’alimentation de ses habitants.
Ce fut, sans contredit, parmi les travaux qui me furent confiés, celui dont je m’acquittai avec le plus de zèle; j’apportai même tant de soins au bien-être et à l’amusement de mes pensionnaires, qu’ils absorbèrent bientôt presque tout mon temps.
Je commençai par organiser dans cette immense cage des mécaniques que j’avais inventées au collége dans de semblables circonstances; insensiblement, j’en en ajoutai de nouvelles, et je finis par faire de la volière un objet d’art et de curiosité, auquel nos visiteurs trouvaient un véritable attrait.
Ici, c’était un bâton près duquel le sucre et l’échaudé étalaient leurs séductions; l’imprudent canari qui se laissait prendre à cette traîtreuse amorce avait à peine posé la patte sur le bâton fatal, qu’une petite cage circulaire l’enveloppait vivement et le retenait prisonnier jusqu’à ce que, conduit par le hasard ou par sa fantaisie, un autre oiseau, en se perchant sur un bâton voisin, fît partir une détente qui délivrait le captif. Là, c’étaient des bains et des douches forcés; plus loin, une petite mangeoire était disposée de telle sorte que plus l’oiseau semblait s’en approcher, plus il s’en éloignait en réalité. Enfin, il fallait que chaque pensionnaire gagnât sa nourriture en la faisant venir à lui à l’aide de petits chariots qu’il tirait avec le bec.
Le plaisir que je trouvais à exécuter ces petits travaux me fit bientôt oublier que j’étais à l’étude pour toute autre chose que pour les menus plaisirs des canaris. Le premier clerc m’en fit l’observation en y ajoutant de justes remontrances; mais j’avais toujours quelque prétexte pour me déranger, découvrant sans cesse des additions à faire au gymnase de mes volatiles.
Enfin, les choses en vinrent au point que l’autorité supérieure, c’est-à-dire le patron en personne, dut intervenir.
—Robert, me dit-il d’un ton sérieux qu’il prenait rarement avec ses clercs, lorsque vous êtes entré chez moi, c’était, vous le savez, pour vous occuper exclusivement des travaux de mon étude, et non pour satisfaire vos goûts et vos fantaisies; des avertissements vous ont été donnés pour vous rappeler à vos devoirs, et vous n’en avez tenu aucun compte; je viens donc vous dire aujourd’hui qu’il faut prendre une détermination bien arrêtée de cesser vos travaux de mécanique, ou je me verrai dans la nécessité de vous renvoyer à votre père.
Ce bon monsieur Roger s’arrêta, comme pour reprendre haleine, après les reproches qu’il venait de me faire, j’en suis certain, bien à contre-cœur. Après un instant de silence, reprenant avec moi son ton paternel, il ajouta:
—Et tenez, mon ami, voulez-vous que je vous donne un conseil? Je vous ai étudié, et j’ai la conviction que vous ne ferez jamais qu’un clerc très médiocre, et par suite un notaire plus médiocre encore, tandis que vous pouvez devenir un bon mécanicien. Il serait donc très sage d’abandonner une carrière dans laquelle il y a pour vous si peu d’espoir de réussite, et de suivre celle pour laquelle vous montrez de si heureuses dispositions.
Le ton d’intérêt avec lequel M. Roger venait de me parler m’engagea à lui ouvrir mon cœur; je lui fis part de la détermination qu’avait prise mon père de m’éloigner de son état, et je lui dépeignis tout le chagrin que j’en avais ressenti.
—Votre père a cru bien faire, me répondit-il, en vous donnant une profession plus lucrative que la sienne; il pensait sans doute n’avoir à vaincre en vous qu’une simple fantaisie de jeunesse; moi je suis persuadé que c’est une vocation irrésistible, contre laquelle il ne faut pas essayer de lutter plus longtemps. Laissez-moi faire, je verrai vos parents dès demain, et je ne doute pas que je ne les amène à partager mon avis et à changer leurs projets relativement à votre avenir.
Depuis que j’avais quitté la maison paternelle, mon père avait vendu son établissement et vivait retiré dans une petite propriété près de Blois. Mon patron alla le trouver, comme il me l’avait promis. Une longue conversation s’en suivit, et, après de nombreuses objections de part et d’autre, l’éloquence du notaire vainquit les scrupules de mon père, qui se rendit enfin:
—Allons, dit-il, puisqu’il le veut absolument, qu’il prenne mon état. Et comme je ne puis plus le lui enseigner moi-même, mon neveu, qui est mon élève, fera pour mon fils ce que j’ai fait pour lui-même.
Cette nouvelle me combla de joie; il me sembla que j’allais entrer dans une nouvelle vie et je trouvai bien longs les quinze jours qu’en raison de divers arrangements, il me fallut encore passer à Avaray.
Enfin je partis pour Blois, et dès le lendemain de mon arrivée je me trouvais installé devant un étau, la lime à la main et recevant de mon parent ma première leçon de mécanique.