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Les différentes tentatives faites pour améliorer le sort des sourds-muets, bien que n’ayant pas laissé pour la plupart des traces bien durables, n’en avaient pas moins créé insensiblement un certain courant d’opinion, et jeté, en quelque sorte, dans l’atmosphère des idées qui tôt ou tard devait porter leurs fruits. Les mots, d’humanité, de générosité, de dévouement dont le siècle dernier usa et abusa jusqu’à en être ridicule, ne laissèrent pas de donner à beaucoup de personnes, le goût des grandes choses qu’ils exprimaient, et cela nous explique comment nous rencontrons au XVIIIe siècle, sur les points les plus différents, tant d’instituteurs qui se consacrent à l’éducation des sourds-muets. Nous avons déjà nommé les plus connus. On aura remarqué sans doute que la plupart des intituteurs qui, à diverses époques, se sont préoccupés du sort des sourds-muets, sont des ecclésiastiques; car, si c’est une œuvre sublime que de rendre à la société des êtres qui en paraissaient exclus pour toujours, n’est-ce pas une œuvre plus difficile et plus abstraite de les préparer aux idées religieuses en leur parlant d’un Créateur et des destinées de l’âme? Or, s’il serait injuste et exagéré de faire du dévouement le monopole du clergé, nul ne fera difficulté d’avouer que c’est chez lui qu’on en trouve la source la plus féconde dans le passé. Et c’est pourquoi nous n’avons éprouvé aucun étonnement en retrouvant à Chartres, cette ville si célèbre par sa foi, ses traditions religieuses remontant jusqu’à l’ère druidique, ses églises, ses monastères, ses évêques, les traces d’une école de sourds-muets fondée par un prêtre dont tous les documents s’accordent à reconnaître et à admirer l’esprit d’initiative et l’ardente charité.

Mais quelle fut la circonstance précise qui donna à l’abbé Ferrand l’idée d’établir chez les Filles de la Providence une école de sourdes-muettes? Comment s’y prit-il pour éveiller les premières idées dans l’esprit de ses élèves? Quels furent les secours qu’il put recevoir pour son enseignement de ce qui avait transpiré dans le public des diverses méthodes employées? Ou, s’il ne dut rien qu’à lui seul, quels furent ses tâtonnements et ses essais pour en arriver à l’emploi d’une méthode sûre et définitive? Nous voudrions pouvoir répondre à ces questions; nous devons malheureusement, sur tous ces points, nous contenter de simples hypothèses. Ce qu’il est d’ailleurs plus important de connaître, c’est la méthode d’enseignement qu’il suivit.

Un enfant dont l’intelligence est intacte, mais à qui manquent les sens de la parole et de l’ouïe, a des idées ou est susceptible d’en avoir aussi bien que les autres enfants. Comme il est privé du moyen ordinaire de communication avec le dehors, il suffira de suppléer par un langage approprié à l’état de ses organes au langage usuel qu’il ne peut ni entendre ni parler. Car, et personne n’en doute, la parole n’est pas le signe unique et indispensable de la pensée. Si le langage vocal a été préféré à tout autre, c’est uniquement parce qu’il offre plus d’avantages que tous les autres. Mais si, pour une raison quelconque, un homme ne peut ni entendre ni parler, on lui fera voir ce qu’on ne saurait lui faire entendre et on trouvera, dans toute la force du terme, un moyen de parler aux yeux.

Que les sourds-muets ne soient muets que parce qu’ils sont sourds, et que leur incapacité de parler, résultant seulement de leur impuissance d’entendre, ne soit ni absolue ni définitive, cela est maintenant démontré, mais c’est ce qui n’est pas évident en soi, et il semble, en conséquence, tout naturel que, voulant entrer en communication avec eux, on commence par s’adresser à leur vue. Mais comme l’enfant, à l’âge où on entreprend sérieusement son éducation, a déjà, instruit par la nécessité ou l’expérience, commencé à se servir de ces quelques signes qu’on appelle assez improprement signes naturels, on est porté à emprunter à l’enfant son langage que l’on essaiera seulement de développer et de perfectioner, et l’on aboutira en quelque sorte fatalement au langage mimique. C’est de ce langage que s’est surtout servi l’Abbé de l’Epée. Au fond, qu’on le veuille ou non, c’est un langage tout conventionnel, une nouvelle langue ajoutée à tant d’autres. Le moyen de communication, une fois trouvé, il suffira, de s’en servir avec le sourd-muet comme on se sert avec les autres enfants du langage parlé, et on ne voit pas pourquoi les idées ne s’éveilleraient pas chez l’un aussi bien que chez les autres. Il est vrai qu’au lieu d’être entouré comme un autre enfant d’une multitude d’êtres semblables à lui dont la parole lui est un enseignement continuel, le sourd-muet n’a qu’un très petit nombre d’instituteurs dont le rôle est plus difficile, mais, pour être moins rapide le mode d’éducation n’en pas moins absolument le même. 11 reste néammoins plusieurs difficultés considérables; la première, c’est que cette langue n’existe pas, n’est pas fixée, et que l’instituteur doit la créer; la deuxième, c’est qu’elle ne pourra servir qu’à ceux qui l’auront apprise, et ne pourra mettre le sourd-muet en communication avec le reste de l’humanité, sans compter que si l’on veut tout exprimer par des gestes imitant et développant les signes naturels dont nous parlions tout à l’heure, on en arrivera à une complication infinie. C’est pour obvier à la première, difficulté que l’Abbé de l’Epée composa son Dictionnaire des signes que l’abbé Sicard tansforma; et, pour résoudre la seconde, en même temps qu’à parler cette langue mimique, on apprit aux sourds-muets à écrire notre propre langage. Mais on ne sut pas généralement bien faire le départ entre les deux; il y eut une longue confusion, et ainsi on s’explique la médiocrité relative des résultats qu’obtint l’abbé de l’Epée.

Il y a un autre langage qu’on peut apprendre aux sourds-muets, c’est le langage manuel. C’est-à-dire qu’on leur apprend la langue écrite, et que les mots tracés sur le papier, on les leur fait au moyen de la main dont les positions représentent les différents lettres de l’alphabet. Il suffit alors de trouver un alphabet manuel assez simple, et cela fait, ce qu’on apprend aux enfants, c’est la langue même de tout le monde; au lieu de la parler et de l’écrire comme nous, ils l’écrivent de deux façons, voilà tout. Il est étonnant qu’au lieu de s’en tenir à ce système si simple on l’ait si longtemps compliqué par le langage mimique simultanément enseigné, d’autant plus que le langage mimique n’a ni la même syntaxe, ni la même complexité ni la même simplicité que les langues parlées.

Enfin, qu’au moyen de ce qu’il y a de visible et de tangible en quelque sorte dans les articulations de langage parlé on en arrive à apprendre aux sourds-muets à parler véritablement et à lire sur les lèvres, et le dernier pas sera franchi, et le sourd-muet sera complètement, autant qu’il est possible, rendu à la société.

Or, il est bien certain que l’abbé Ferrand ne tenta point d’apprendre à parler aux enfants sourdes-muettes dont il se chargea, il n’en eut probablement pas l’idée, et lui fut-elle venue, le temps lui aurait manqué pour la mettre à exécution. Eut-il un alphabet manuel, une sorte d’écriture dans l’espace? C’est certain. Ce qui est certain aussi, c’est qu’il apprit() à ses enfants un langage mimique, et la preuve en est dans ce dictionnaire des signes composés par lui et qui est parvenu jusqu’à nous, grâce à un homme intelligent qui devinait la valeur d’un manuscrit pareil.

Le 24 brumaire an VIII. M. Boutrous, juge de paix des sections méridionales de la commune de Chartres, écrivait aux citoyens administrateurs du département d’Eure-et-Loire.

«Je m’empresse, citoyens, de vous faire passer une copie momentanée du dictionnaire à l’usage des Sourds-Muets que j’ai trouvé au domicile de la comtesse Montangé, ex-religieuse de la providence, lors de la reconnaissance des scellés que j’ai faite hier; ayant considéré cet ouvrage comme utile aux sciences et à l’humanité je l’ai distrai (sic) de mes opération (sic), pour le faire passer aux héritiers à qui il appartient incontestablement, mais déférant à votre lettre invitative, je vous fais (sic) passer cette copie afin que, suivant vos désirs auxquels je me joins, le juri d’instruction en fasse une copie, pour être jointe à la bibliothèque nationale, trop heureux d’avoir trouvé occasion d’être utile à la Société !

Salut et fraternité.

P. S. Je crois que pour ma tranquillité, je dois avoir un récépissé de cet ouvrage.»

A la même époque où l’abbé Ferrand écrivait ce dictionnaire, l’abbé de l’Epée tentait de résumer et de fixer sa méthode en composant, lui aussi, un dictionnaire de signes à l’usage des sourds-muets. Ce dictionnaire, que l’abbé de l’Epée envoyait à l’abbé Sicard, le 22 avril 1786, resta à l’état de manuscrit inédit. Voici comment l’abbé Sicard en parle dans l’introduction de son ouvrage, intitulé : «Théorie des signes».

«On ne manquera pas de remarquer que

«tout y est en définition, comme cela se pra-

« tique dans les dictionnaires ordinaires, et

«qu’il n’y a pas un mot dont on donne le

«signe. On observera aussi que souvent la

«définition a pour élément principal, le mot

«lui-même qu’il fallait définir, et que d’autres

«fois on se contente de faire connaître. Ainsi

«on dit, zélé, pour avoir du zèle; vérité, le con-

« traire de la fausseté ; vain, qui a de la vanité ;

«vice, défaut contraire à la vertu; vou-

« loir, avoir volonté ; scrupule, inquiétude de

«conscience; saint, qui mène une vie sainte.

«On pourrait faire des questions du même

«genre sur chaque définition; mais en sup-

« posant même toutes ces définitions justes, il

«resterait à dire qu’un déterminé des signes

«doit donner le signe des mots, et non leur

«définition; et que, du moins, la définition

«devrait être plus claire que le défini. Ce dic-

« tionnaire était donc à faire, quand l’auteur

«m’en envoya l’original.» (Page 51, Introduction).

Il n’aurait pas parte si sévèrement, à coup sûr, du dictionnaire de l’abbé Ferrand. D’ailleurs, pour que le lecteur soit plus à même de comparer et de juger, nous publions ces deux ouvrages, et la comparaison est d’autant plus facile que l’abbé de l’Epée et l’abbé Ferrand se sont servi l’un et l’autre du «Dictionnaire portatif de la langue française, extrait du grand dictionnaire de Pierre Richelet, par de Wailly».

Après avoir lu et comparé ces travaux, on ne s’étonne pas du jugement que l’abbé Sicard porte sur le dictionnaire de l’abbé de l’Epée. Mais qu’eût-il dit de l’abbé Ferrand? Eût-il pu se plaindre de n’avoir pas un véritable dictionnaire des signes? Si l’abbé de l’Epée, après tant d’années consacrées exclusivement à l’enseignement des sourds-muets, n’a donné qu’une œuvre si incomplète, de l’avis de son plus fervent disciple, quelle admiration ne devons-nous pas avoir pour ce chanoine de Chartres qui, pris par tant d’autres soins, malgré les soucis d’un grand établissement à diriger, sut en si peu de temps se faire une méthode à ce point remarquable? Pouvons-nous douter maintenant, bien que l’histoire ne nous en dise rien, qu’il ait obtenu d’heureux résultats? Et, bien qu’il soit loin de notre pensée de vouloir diminuer en rien la gloire de l’abbé de l’Epée, à qui il restera toujours le mérite incontesté d’avoir créé la première Institution des sourds-muets, pouvons-nous refuser nos hommages à un homme qui si son rôle fut plus modeste, déploya à servir la même cause, un dévouement non moins admirable, une intelligence non moins supérieure?

Dictionnaire des sourds-muets

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