Читать книгу Tête à l'envers - Jean-Louis Dubut de Laforest - Страница 4

I

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–Je te dis, moi, que Rosette nous mangera tout vifs avec ses sottes dépenses.

L’homme qui a prononcé ces mots est un petit paysan dont le corps, à force d’avoir servi, est doublé en angle droit et semble rendre un continuel hommage à la terre à laquelle il doit sa fortune.

Son nom? François Bérias.

Il touche à la cinquantaine. Quand il a dû se placer, il a choisi une compagne utile, une fille au large rire, aux lèvres vermeilles, aux hanches assez solidement établies sur la défensive pour lui permettre de porter gaillardement des enfants.

François et Jeanneton n’ont pas de vie par eux-mêmes: ils ne vivent que pour leur fille mademoiselle Rosette, qui vient d’obtenir son brevet d’institutrice au pensionnat des dames Castel de Saint-Cyprien.

Mademoiselle Rosette est sortie de pension depuis deux mois à peine, et déjà les partis abondent de tous côtés.

Dame! c’est que les Bérias sont des richards.

Les Bérias, dits «Grande-Bourse», sont les rois du village de la Croix-du-Jarry. Ce surnom, qui s’explique presque tout seul, vient de ce que François a l’habitude de serrer ses écus dans une immense bourse de cuir.

Leur maison est perchée tout au haut du village. Le mois de juillet touche à sa fin, et elle prend des airs de coquette enrubannée avec la vigne séculaire qui l’enlace dans une vigoureuse étreinte. Ces rameaux verts, ce sont des buveurs de soleil; ils sont brutalement amoureux peut-être; ils n’ont pas de ces mines languissantes des plantes d’ornement au feuillage verni; ils ne savent pas prendre les airs revêches des arbustes aux fleurs poitrinaires; mais ils se sentent vivre; ils sont vivants comme leur maître et, comme leur maître, ils ne craignent pas les morsures du soleil.

Les grands jardins dont les haies taillées au cordeau montrent çà et là des néfliers aux têtes printanières, cette étendue de terrain autrefois couverte de bruyère, aujourd’hui toute plantée de vignes, tout cela est aux Bérias. Encore et toujours aux Bérias les deux métairies situées sur le versant gauche de la route départementale.

Et les écus? 50,000francs au moins, placés dans toutes les maisons du pays.

L’enfance de Rosette s’est passée dans son village. Elle a fréquenté l’école des filles de la Croix-du-Jarry avant de devenir la sémillante pensionnaire des dames Castel.

C’était autrefois une méchante petite paysanne: à l’époque des semailles, elle suivait les laboureurs et chassait à coups de pierreles bergeronnettes qui venaient dérober les grains de blé. Pendant l’été, elle piquait par la tête de pauvres petits papillons et restait impassible devant le douloureux frémissement des blanches ailes qui se décomposaient sur le papier de sa chambre.

La fille des Bérias était cruelle.

On se rappelait, entre autres choses, que souvent, au lieu d’aller à l’école, elle s’arrêtait devant l’étalage des étameurs ambulants dont les tournées avaient lieu tous les six mois.

Pendant plusieurs heures, elle prenait plaisir à voir fondre les chandeliers d’étain, à entendre les coups de marteau qui résonnaient sur les bassins de cuivre.

Depuis la voiture des marchands forains, la vieille petite voiture à deux roues que recouvrait une toile grise, jusqu’aux chaudrons bossués qui s’entassaient dans la guimbarde, résultat des échanges des cuivres neufs, Rosette avait tout vu et tout observé.

La plupart de ces chaudronniers étaient des Allemands qui, le travail fini, s’en allaient, dans les cabarets proches de l’église, danser au son des tambours et des trombones pour recueillir de gros sous.

C’était drôle pour la fillette de voir des femmes aux vêtements bariolés et des hommes aux longues barbes flambant comme de la bière d’or, se mettre en danse sur la place de la Croix, tout en continuant de jouer.

Un certain jour qu’elle s’amusait à contempler un beau chandelier tout neuf étalé au soleil, les marchands, appelés pour le déjeuner, la laissèrent seule en compagnie d’un gros chien, Porthos, qui dormait sous la chaleur des charbons de la poêle. L’étain restait liquide. Rosette s’avança, regarda autour d’elle et ne vit personne. Un sourire illumina sa figure: elle souleva la cuiller remplie du liquide brûlant et la jeta à la tête du barbet.

Le pauvre chien se réveilla en poussant des hurlements affreux: elle se sauva chez son père.

Mais le soir, la chose s’étant ébruitée, Rosette fut battue.

Elle regarda tout le monde, les yeux fixes, sans trouble, avec un rire béat:

–Je voulais voir comment ça ferait.

Les vieilles femmes du village secouèrent la tête avec tristesse; et, comme on ne pouvait croire à une cruauté réfléchie, l’enfant fut traitée d’innocente. On voulait dire par là qu’elle n’avait pas bien conscience de ses actes et qu’elle avait agi sous l’impulsion d’un génie malfaisant.

Une autre fois, les filles du garde l’ayant surprise à voler des fruits dans leur jardin, elle les battit et mordit à la joue l’aînée de ses camarades.

Autant de faits dénotant un caractère indomptable, un désir impérieux d’observation et de domination, une soif de vengeance et de cruauté peu commune.

Avec cela, rusée, caressante, jolie comme un amour et disposée à mettre tout en œuvre pour se faire pardonner ses escapades.

Mais l’âge a amorti sensiblement les mauvais instincts de la campagnarde, et l’ancienne pensionnaire des dames Castel, qui feuillette en ce moment un album, n’a rien à voir avec la paysanne d’autrefois.

Mademoiselle Rosette Bérias est fille unique: on l’appellera madame un jour; elle épousera un monsieur.

La mère Jeanneton ne s’est pas sentie de colère quand le fils à Pitois, un petit fermier, un laboureur, s’est permis de demander la main de sa demoiselle. Certes, les Bérias ne dédaignent pas les paysans: ils sont paysans eux-mêmes; mais ils estiment que dans ce monde on doit chercher à s’élever: ils attendent un parti convenable.

Pénétrons dans l’intérieur de la maison. Tout y est propre et bien rangé. Des branches de buis bénit pendent à la cheminée de la cuisine et entourent une quantité de photographies. Deux grands lits à la duchesse recouverts de rideaux en cretonne rouge occupent les coins de la cuisine; Rosette ne laissera aucune trêve à sa mère tant que les lits resteront là. Une cuisine est une cuisine et non pas une chambre à coucher.

Voici une grande chambre d’amis, et tout à côté l’appartement de mademoiselle Bérias. La pensionnaire des dames Castel a dirigé elle-même les réparations récentes: les murs sont tapissés de papier blanc à fleurs des prés sur lesquelles se détachent des pivoines et des roses.

La jeune fille est grande, brune et fraîche comme le nom que lui donna sa marraine. Ses mains sont un peu rouges: elle a eu beau employer toutes les poudres et tous les savons des parfumeurs les plus renommés, les mains, hélas! ne perdent pas leur couleur.

Rosette est jolie, et elle le sait.

C’est aujourd’hui samedi, jour de marché à Saint-Cyprien.

La demoiselle dépose son album pour faire sa toilette de ville.

La Jeanneton est déjà prête, et le père Bérias s’impatiente de voir que sa fille n’en finit pas avec ses colifichets.

–Je ne puis pas sortir cependant, mise comme une servante… Mère, je ne trouve pas mon châle,

–Il fait très chaud; tu n’en auras pas besoin.

–Je te répète que je ne veux pas partir comme cela.

–Voici les clefs de l’armoire du linge.

La jeune fille ouvre les portes de l’armoire, monte sur une chaise et met tout en l’air pour trouver le châle.

–Il est en haut, tout en haut, à côté des sacs de blé.

–Est-il possible de mettre un châle à côté des sacs de blé?.

Et Rosette impatientée jette à terre les sacs et les draps de lit que la mère replie sur la table sans faire entendre une plainte.

La demoiselle a une robe gris clair, un chapeau de paille à fleurs bleues et un petit voile blanc. Elle donne un dernier coup d’œil au miroir, sourit et regarde sa mère:

–Tu vas t’habiller, n’est-ce pas? petite mère?

–Mais non. Pour aller au marché. ce n’est guère la peine.

–Et ta robe mauve?

–. Je la ménage pour ta noce.

–Nous verrons du monde aujourd’hui. Veux-tu me faire bien plaisir, mère? mets ta robe mauve.

–Rosette.

–Je t’en prie!

–Enfin, puisque tu l’exiges.

Et la mère Jeanneton s’exécute.

–Toujours tes vilains souliers plats?

–Ah! je t’en supplie, ne me force pas à prendre mes bottines. Je ne suis pas habituée, moi. mes pieds sont restés écorchés toute une semaine.

–Vous n’en finirez donc pas? vient de dire François Bérias qui a pris sa jaquette, sa belle jaquette à boutons de cuivre pour faire honneur à sa fille.

La grosse jument est attelée à la jardinière dans la cour; le domestique de la ferme aide ses maîtresses à monter dans la voiture, et la bonne Poulotte part au petit trot.

On suit la route toute bordée de grands peupliers, et le père est heureux de montrer à sa fille ses propriétés. Il lui donne des explications sur ce fossé que l’on va combler, sur ce terrier qui sépare la vigne d’un voisin de sa luzernière et qui sera bientôt écrasé, à frais communs.

–Depuis que tu fais ton éducation, Rosette, nous avons acheté cette chataigneraie à M. Beaugrand, ainsi que ce bois qui joint la rivière… Tu vois, ce pré, à côté du grand rocher le Ropescia où tu jouais avec tes amies lorsque tu étais petite?.

–Ah! oui, le Ropescia; il faudra y faire un kiosque.

–Qu’est-ce que cela?

–Comment! tu ne sais pas ce que c’est qu’un kiosque?. Un abri contre la pluie et le soleil. un lieu d’amusement.

–Comme qui dirait une cabane?

–Autrement joli qu’une cabane. On en vend de tout prêts à Paris pour mille francs. Celui de mademoiselle Levallois coûte ce prix…

–Mille francs! mais c’est la valeur d’une bonne paire de bœufs de labour… le Grand-Rouge et Billia sont de neuf cent quatre-vingt-cinq, et même que je ne les donnerais pas. Le pré qui a plus de quarante ares ne coûte pas mille francs.

Rosette n’aimait pas les chiffres, et elle n’écoutait plus son père.

Jeanneton, qui avait arboré un bonnet tuyauté tout fleuri et aussi raide qu’une mître d’évêque, prit la parole:

–Et puis, il nous faudra de l’argent pour ta dot, quand nous aurons trouvé quelqu’un de comme il faut. Le fils à Pitois est encore venu hier: je l’ai reçu de la belle façon.

La jeune fille essayait des gants un peu étroits:

–Il devrait bien comprendre que je ne saurais être pour lui, le Pitois…

On arrivait à la côte du Puy-des-Reinettes.

Bérias mit pied à terre en passant les guides à la mère Jeanneton.

–Voyons, Rosette, me promets-tu d’être raisonnonnable? Il est question d’un parti pour toi.

–Un paysan?

–Mais non, mais non. Écoute. Parlons plus bas. Un monsieur. un notaire.

La fille à Bérias devint éclatante.

–Un notaire? dis vite, petite mère, je t’en prie.

–Voici. Tu connais bien M. Faure?

–Oui, l’homme d’affaires de madame Dupré… le marchand de biens. Après?.. Tu me fais mourir.

–Eh bien, il veut te marier à M. Prosper Parent, le jeune homme qui doit acheter l’étude de Me Cournet. Le malheur, c’est que M. Prosper n’a pas de fortune; mais il est sage, rangé, d’une belle taille.

–Il n’est pas beau.

–La beauté n’est pas pour les hommes. il est d’une bonne famille.

–Il sera notaire.

–Et, comme tu dis, il sera notaire. à Saint-Cyprien, tout près de chez nous.

–C’est ça qui ferait enrager la Blanchette, qui épouse un enfant trouvé!.

–Oui; mais je crains que ton père refuse de consentir au mariage. M. Parent n’a pas de fortune.

La jument s’arrêta avant de prendre la descente.

–Bonne Poulotte, comme elle connaît bien mes habitudes, fit Bérias en serrant la main à trois ou quatre paysans qui conduisaient des bœufs à la corde. Je vous offrirais bien de monter. Mais, voyez, nous sommes trois…

–Merci, monsieur Bérias, merci.

Monsieur Bérias!.

On commençait à dire monsieur Bérias.

François rayonnait:

–Ce que c’est que la fortune!. Il y a vingt-cinq ans j’étais garçon de ferme du comte de Galleur… On m’appelait François tout court. Plus tard, les jaloux m’ont surnommé Grande-Bourse. Aujourd’hui, on parle de monsieur Bérias. Ce que c’est que la fortune!.

–Tu ne devrais pas, mon père, rappeler toujours que tu as été garçon de ferme. On peut nous entendre.

–Mais, fillette, ça me fait honneur, au contraire. Je n’ai pas volé mon bien. je l’ai bien gagné, je te le garantis.

–Ta fille a raison, interrompit vivement la mère. Ce n’est pas la peine de parler toujours de la même chose. Il faudra bien que tout le monde s’habitue à dire «Monsieur Bérias».

–Adieu, Grande-Bourse et mesdames, cria un cavalier qui passait au galop et dont le cheval couvrit de poussière les visages des voyageurs.

–C’est ce mal élevé de Benoist, dit Rosette… Une éducation de garçon boucher.

François eut un froncement de sourcils:

–Il a un billet chez Mouvy: je le prendrai et je me charge de le faire danser. Ça lui apprendra la politesse, à cet ancien artilleur.

On arrivait à Saint-Cyprien, une jolie petite ville au clocher pointu, aux rues bien alignées, aux maisons bien blanches, aux jardins pleins de soleil et de verdure.

Ces dames descendirent devant le pensionnat des dames Castel, situé en face de l’hôtel du Chariot d’Or.

–Bon, c’est cela, dit Bérias; allez faire vos. visites; moi, je monte au foirail. A quelle heure aurez-vous fini vos emplettes?

–Vers cinq heures.

–Cinq heures?… ce sera bien tard… Si Girou et la Fanchon oublient de faire manger les bœufs.

–Tu es toujours inquiet, fit Rosette avec aigreur. Ne dirait-on pas qu’il t’est impossible de t’habituer à te faire servir?

–Ma fille, ce que j’en dis, c’est pour toi plus encore que pour .nous. C’est ton bien que je surveille et que je ménage. Il ne faut pas m’en vouloir.

Il disait cela par phrases coupées, le petit homme cassé, tout en dételant sa jument avec des précautions infinies pour le collier neuf et les harnais cirés de frais.

Sa fille le regardait.

–Appelle donc le domestique, sans te donner tant de mal. Les gens qui passent diront que tu fais ton travail toi-même pour éviter les pourboires.

Rosette se ravisa bien vite et, d’une voix doucereuse:

–Petit père, tu ne te fâcheras pas si maman m’achète un costume chez madame Julie?. Tu veux bien, n’est-ce pas, que je te fasse honneur?

Bérias se laissait caresser; sa rudesse disparaissait:

–La ménagère a la bourse.,–

–Ah! tu vois, mère, petit père est content que je prenne le costume pareil à celui de Gabrielle Levallois.

Et pendant que le garçon de l’auberge donnait un coup de main à Bérias, ces dames pénétrèrent dans la cour du pensionnat des dames Castel.

Sa besogne terminée,– car, débarrassé de sa fille, le paysan n’eût voulu pour rien au monde laisser à un autre le soin de traiter Poulotte,–François monta au foirail, tâta les bœufs gras et distribua des poignées de mains aux vieilles connaissances.

Sa fille lui faisait honneur, sans doute; mais il se sentait mal à l’aise en sa présence: ce n’était plus son monde à lui; il n’avait pas appris les belles manières dans ces coquins de livres qu’il eût voulu savoir à tous les diables. Son devoir hélas! il le comprenait bien: c’était de causer peu, de se montrer le moins souvent possible; son langage grossier, son dos voûté, ses mains éraillées et durcies, tout cela n’était pas fait pour amener des messieurs à lamaison.

La Jeanneton s’en tirait encore: ces diablesses de femmes s’arrangeaient toujours avec leurs «attifaux» et, du reste, la bourgeoise était encore belle, bien qu’elle eût peiné. Elle pouvait passer dans les rues avec sa fille: il y en avait de plus laides.

Bérias était riche. Pourvu que sa fille pût bien se placer, il ne regardait pas trop à la fortune: du reste, un homme sans le sou n’oserait jamais se présenter.

Il rencontra tout au haut du foirail Mouvy, un épicier retiré des affaires, celui qui avait prêté de l’argent à Benoist l’insolent.

Mouvy, qui avait fait placer pas mal de fonds à Bérias et qui y avait trouvé ses petits bénéfices, ne tarissait pas en compliments.

Le gros bonnet de la Croix-du-Jarry restait hésitant. Il sentait qu’il allait faire une mauvaise action; mais, tout à coup, son front s’illumina et il se souvint que sa fille, en le quittant, lui avait rappelé sa promesse au sujet du billet de Benoist.

–Vous avez un petit morceau de papier de Benoist?

–Oui, monsieur Bérias.

–A quelle époque?

–Mais il est échu depuis huit jours, et j’allais chez M. Lechamps faire protester le billet… Ce Benoist est un mauvais payeur.

–Je prends le billet.

Mouvy crut avoir mal entendu; il fit répéter la phrase.

–Oh! de grand cœur. quatre cent vingt francs avec les intérêts. Je vous abandonne même les huit jours.

Les deux hommes se mirent à l’écart, et Bérias sortit sa bourse, sa fameuse bourse noircie par le temps.

Il compta quatre billets de cent francs et donna le surplus en monnaie.

–Ces mauvais chiffons de papier, je voudrais bien ne pas en manquer.

Bérias plia le billet.

Quelques minutes après cet entretien, Benoist rencontrait son créancier:

–Vous savez, je n’ai plus votre valeur.

–Comment?

–J’avais besoin d’argent; je l’ai cédée à Grande-Bourse.

–Mais, vous m’aviez promis.

–Mon cher, arrangez-vous avec Grande-Bourse.

Bérias avait déjà chargé un huissier de venger Rosette.

Jeanneton et sa fille se trouvaient encore chez les dames Castel.

Rosette était allée dans la cour rejoindre ses anciennes amies.

–Eh bien, madame Bérias, vous penserez bientôt à marier votre fille? venait de dire madame Armantine Castel, une vieille dame à lunettes.

–Mon Dieu, oui, il faudra voir, mais il n’y a rien de pressé. C’est toujours trop tôt, si l’on doit mal faire.

–Ce serait bien dommage, madame. Rosette est une charmante enfant qui rendra son mari bien heureux. Alors, vous n’avez pas encore fait de choix?

Jeanneton hocha la tête sans répondre.

–Allons, vous me cachez quelque chose. Ce n’est pas bien, madame Bérias: vous savez que je suis une seconde mère pour votre fille.

–C’est qu’il n’y a encore rien de décidé, madame… C’est M. Faure…

–Ah! M. Faure, un excellent homme. Il ne peut avoir que bonne main.

–Madame Castel, vous serez discrète. Il s’agit de M. Parent.

–M. Prosper Parent, ce grand jeune homme qui suivait nos promenades du dimanche. Mais, il n’a pas de fortune.

–C’est bien là la difficulté. On dit cependant que c’est un brave garçon très sérieux.

–Très sérieux et très bon. Il se laissera mener par le bout du nez.

–Il n’y a rien de fait, madame.

–Alors Rosette viendrait habiter Saint-Cyprien. M. Cournet laisserait l’étude à votre gendre… Ce serait charmant. Il faut voir cela, madame Bérias. Vous savez quel intérêt je porte à mon ancienne pensionnaire. Si vous avez besoin de nous, ma sœur et moi sommes complètement à votre disposition.

Les cris de «Rosette! Rosette!» retentissaient dans la cour. De grandes jeunes filles en robe noire et en tablier gris reconduisaient leur compagne au parloir.

Dès que ces dames furent sorties, madame Castel ne garda plus le secret.

–Mesdemoiselles, Rosette se marie.

–Rosette se marie!. Mais avec qui donc?

–Mystère, mesdemoiselles.

–Oh! madame Armantine, fit doucement mademoiselle Chambreau, la fille du conseiller général du canton. à moi toute seule.

–Non, mademoiselle Clémence, pas plus à vous qu’aux autres.

–Je serai bien sage.

–Non, non, non.

–Rosette se marie. La «Grande-Bourse» va être une madame. Oh! comme elle sera contente!

Ces demoiselles ayant formé un cercle passèrent en revue tous les jeunes gens de la ville.

Mademoiselle Clémence murmura un nom.

M. Prosper Parent?.

Madame Castel quitta les jeunes filles en riant; et, dès lors, le prochain mariage de Rosette fut connu de tout le pensionnat.

Les deux femmes avaient suivi la rue Froide qui conduisait à la place de la Halle.

Rosette marchait droite, le pied cambré, la cheville tendue, et la Jeanneton se traînait en essayant d’imiter l’allure de sa fille. La bonne volonté de la campagnarde n’arrêtait pas les observations de la demoiselle:

–Mère, ne te tiens pas si près de moi. Ce n’est pas comme cela que l’on marche… Tu me fais damner.

La mère Jeanneton venait d’entrer dans le magasin de madame Julie.

Il y avait beaucoup de monde. Trois ou quatre employés supplémentaires circulaient au milieu de la foule. L’un d’entre eux se présenta. C’était un nouveau venu, à la mine embarrassée, un honnête garçon qui nourrissait-sa mère avec son travail et dont l’œil maladif brilla à la pensée qu’il allait faire une bonne vente.

–Non, dit Rosette. Appelez M. Antoine.

–Mais, mademoiselle, M. Antoine est occupé à son rayon.

–Qu’est-ce que cela fait que ce soit celui-ci ou un autre? observa la mère.

–Ça fait beaucoup. avec les nouveaux venus on est toujours mal servi.

–Monsieur Antoine! cria l’employé d’une voix étranglée..

–On y va.

Cet Antoine avait toutes les veines.

Au magasin de la ville de Saint-Cyprien, les employés recevaient un traitement fixe et tant pour cent sur les prix des ventes notés sur leur carnet. Le patron, ancien employé d’un grand magasin de Paris, se trouvait bien de son importation de la capitale.

M. Antoine, jeune homme à moustaches blondes et à cheveux frisés, se présenta en saluant respectueusement ces dames.

C’est qu’il avait une manière à lui de faire l’article, M. Antoine.

Avec des courbettes gracieuses et un sourire plus gracieux encore, il vantait les tailles les plus difformes et faisait des compliments aux corsets les plus vides.

M. Antoine, après s’être rendu compte de l’importance de la commande, appela sa patronne madame Julie, spécialement chargée de la confection des robes.

On déplia les étoffes, et Rosette choisit une robe bleue à raies blanches destinée à faire enrager toutes les demoiselles de Saint-Cyprien. La mère consentit encore à remplacer le vilain corset de la pensionnaire et acquiesça à une demande d’une douzaine de mouchoirs à vignettes que Rosette broderait elle-même.

La mère Jeanneton vida son porte-monnaie. Madame Julie ne voulait pas d’argent; il n’était pas dans les usages de payer les robes avant la livraison.

Sur ce point, madame Bérias fut intraitable. Elle donna même l’occasion de rire aux employés en se campant fièrement devant la caisse:

–Des dettes chez nous?. Jamais de la vie!. On a de quoi payer, et l’on paye.

Rosette essayait d’arrêter ce dévergondage de paroles; mais, au fond, elle n’était nullement fâchée d’entendre parler de sa fortune.

M. Antoine, le patron lui-même, le petit garçon évincé, rendirent un salut cérémonieux aux bonnes acheteuses.

Jeanneton prit le bras de sa fille.

–Si nous passions devant l’étude de Me Cournet dans la rue du Nord, nous verrions peut-être.

–M. Parent?… C’est une idée… Savoir s’il est toujours aussi laid?.

–Il n’est point laid.

–Enfin, mère, tu m’avoueras qu’il y a de plus beaux garçons que lui. Le fils du marquis de Jamaye…

–Oui, mais monsieur le comte n’est pas pour nous, ma chérie.

–Je le sais, dit Rosette d’un air sombre. Après tout, il vaut autant être madame Parent, la femme d’un notaire, que la femme d’un imbécile qui ne fait rien.

Les paysans circulaient dans les rues, s’arrêtant aux boutiques, et les femmes les suivaient avec de grands paniers vides et des gros sous pleins les poches. De longues charrettes avec des cercles, des futailles, annonçant la prochaine récolte, étalaient en l’air leur timon, et les crieurs de casse-museaux, de réortes bien chaudes, de gâteaux de toutes sortes faisaient la joie des enfants qui s’accrochaient aux jupes de leurs mères.

Rosette n’en finissait pas avec ses observations:

–Ne me parle plus. Ce n’est pas convenable de parler dans les rues. Les dames comme il faut ne causent pas.

La mère et la fille arrivèrent au fond de la rue du Nord et aperçurent les panonceaux dorés qui resplendissaient au soleil.

L’étude était encombrée de paysans, et les dames Bérias ne virent pas M. Prosper.

–En tout cas, dit Rosette, ce n’est pas moi qui habiterai cette bicoque.

–Elle n’est pourtant pas mal, la maison, et si le mariage a lieu, je crois que l’on ferait bien de s’entendre avec M. Cournet.

–Tu n’es pas difficile.

La mère Jeanneton et Rosette rentraient à l’hôtel du Chariot d’Or, encombrées de petits paquets pliés dans un papier jaune.

–Voilà vos dames, dit au père Bérias M. Faure, qui gesticulait derrière la longue file des charrettes et des cabriolets de la foire.

M. Faure, l’avocat du village du Puy, était un petit vieillard sain et svelte. De la bande noire, mais d’une honnête bande noire, toujours en quête d’un maquignonnage, d’une vente, d’un échange, il était aimé et estimé dans son pays. C’est lui qui– on s’en souvient–avait songé tout le premier à faire de l’apprenti notaire un mari pour mademoiselle Rosette.

Il salua madame Bérias avec un fin sourire qui laissait comprendre que François ne s’était pas rendu à ses raisons.

–Pas moyen de convaincre notre homme!

–Un sans-le-sou?. Jamais de la vie, faisait Bérias: j’aimerais encore mieux un paysan.

–Allons, allons, papa François, ne faites pas l’entêté, nous arrangerons cela demain, à la Croix-du-Jarry, en tête-à-tête.

Rosette jouait avec son ombrelle derrière la voiture et prenait peu d’intérêt à la conversation.

–Nous causerons demain, reprenait M. Faure. Nous traiterons une petite affaire qui ne regarde pas du tout mademoiselle Rosette.

–Quoi donc, monsieur Faure? dit la jeune fille.

–Rien. Vous verrez plus tard. Je ne vous dis que cela. Est-ce que l’oreille gauche n’a pas carillonné ce matin?

–Mais non.

–Cependant, je connais quelqu’un qui disait beaucoup de bien de mademoiselle Bérias. Vous me rendriez bavard.

Le père Bérias était rouge comme un coq, et il resta longtemps sur le siège de la voiture sans desserrer les dents.

–Qu’as-tu donc, notre homme? fit Jeanneton.

–Ce que j’ai? M. Faure est une canaille ou un imbécile.

–M. Faure?. Si l’on peut dire!.

–Il me plaît beaucoup à moi; c’est un brave cœur, observa Rosette.

Le paysan continuait:

–Ce que j’ai?. Faure veut notre malheur. notre ruine. Mais je suis le maître, moi. Ça ne se fera pas.

–Mais quoi?. Parle donc. Qu’y a-t-il?

–Il y a qu’il veut marier notre fille unique à un garçon qui n’a pas le sou. qui n’a pas un journal de terre. Ce Parent.

–M. Parent est un jeune homme très sérieux, dit Rosette.

–Oui, très sérieux, répéta la mère Jeanneton.

–Alors, vous saviez?

–Nous savions tout, et nous nous proposions de te parler ce soir.

–Eh bien, nom de nom, ça ne se fera pas.

Lui, le petit homme voûté, si caressant d’ordinaire pour sa Poulotte, il la cingla d’un tel coup de fouet, que la pauvre bête se cabra et faillit tomber en arrière.

–Perds-tu la tête, notre homme?

–Maman, prends les guides.

On passa encore devant les terres de Bérias, et le paysan eut le cœur serré à cette pensée qu’un gendre les mettrait tous un jour sur la paille.

François était religieux, et il se dit que le bon Dieu le punissait de sa mauvaise action à l’égard de Benoist.

Et pendant que la mère et la fille causaient à voix basse sur le seuil de la porte après le repas du soir, il se mit au lit et il pensa tout haut.

–Oui, il vaudrait cent fois mieux avoir pour gendre un paysan qu’un homme sans le sou. Il est impossible qu’un monsieur qui n’a jamais eu d’argent puisse conserver celui qu’on lui donne. Oh! ce serait du joli qu’un laboureur qui a peiné toute sa vie eût pour gendre un garnement qui lui dévorât son avoir.

Sans doute, c’était bien de songer à s’élever, de porter ses vues sur une personne bien éduquée; mais au moins fallait-il encore que cette personne n’ignorât pas ce que valait une pièce de cent sous. Décidément, la Jeanneton était folle. Est-ce que Rosette n’était pas assez jeune et assez jolie pour attendre un épouseur? A peine sorties des pensionnats, les jeunes filles désiraient se placer, histoire de posséder de belles toilettes et de faire leurs mijaurées. Certes, il ne s’était pas opposé à ce que sa fille reçût de l’instruction; mais elle avait tort de prendre des idées d’un autre monde et de vouloir devenir une dame. Que lui faisaient les grandes phrases des beaux messieurs et des belles dames. Ce qu’il voulait, lui, c’est que sa famille fût heureuse; c’est que ses petits-enfants,–s’il en avait,––n’eussent pas à supporter le mauvais temps. Rosette épouserait le fils à Pitois, un gaillard bien planté, qui ferait valoir pour son compte. On ferait les améliorations que toute sa vie il avait rêvées: on échangerait les terres de la Rouclée contre les vignes de la Fontaine-du-Prince; on agrandirait la maison, et chacun aurait son chez soi. Point n’était besoin d’aller chercher le bonheur à la ville. Rosette, la femme d’un notaire de Saint-Cyprien qui mangerait la grenouille avant six mois. Jamais, jamais. Il était le maître, lui, Bérias; il le montrerait.

Les deux femmes étaient seules dans le village à tenir la veillée aussi longtemps.

Les paysans–ceux du moins qui n’étaient pas allés à la foire–avaient fait danser les fléaux sur les gerbes toute la journée; les maisons blanches étaient endormies, et dans ce repos du village, fruit des rudes labeurs que troublaient seulement les chansons des grillons dans les hautes cheminées, il passait comme un ouragan de rêves disant à tous que le vin serait généreux et qu’une belle moisson ferait plier les granges.

–Mère, j’aime bien M. Faure.

–Tu as raison, ma fille; il faut avoir de la reconnaissance pour ceux qui s’intéressent à nous. Alors, M. Parent ne te déplairait pas trop.

–Non. Il a l’air très doux; je crois que je serais heureuse avec lui. Vois-tu, mère, je ne puis plus vivre à la campagne; il me faut de la société…

–Mais ne crains-tu pas que les dames de Saint-Cyprien n’aient pas pour toi toutes les prévenances désirables?. Déjà, quand nous passons dans les rues, il y a des personnes qui se gaussent de nous.

–Oui, des personnes jalouses. Mais je les ferai taire.

–Après tout, ma fille, je ne puis pas te blâmer. Tu fais bien de profiter de ta fortune. je ne saurais pas m’habituer à faire la dame. Toi, c’est autre chose; tu as reçu de l’éducation. tu es une demoiselle.

Il se faisait tard. Jeanneton rentra les chaises dans la cuisine, et Rosette était déjà couchée que sa mère faisait encore le tour de la maison pour s’assurer par elle-même que le feu était bien éteint.

La nuit, la mère rêva au bonheur de sa fille. Déjà, elle la voyait grande dame à Saint-Cyprien, recevant le maire, le sous-préfet, et elle souriait, la brave femme, à la pensée d’avoir un jour des petits enfants qui seraient des messieurs pour de bon.

Rosette songeait aussi à son avenir: elle se disait qu’une fois mariée, sa félicité ne connaîtrait plus de bornes. On riait à Saint-Cyprien, les jours de marché, quand elle arborait des toilettes nouvelles: elle apprendrait à tous qu’une dame a le droit de se mettre comme il lui plaît quand elle a de la fortune et que son mari est un monsieur. Madame Parent?. Ce n’était point un vilain nom, ma foi; cela sonnait mieux que Bérias. Tout se réduisait à une question d’observation et de patience. Les premiers temps, elle serait embarrassée pour prendre les bonnes manières; mais elle s’habituerait peu à peu en regardant faire les autres.

Tête à l'envers

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