Читать книгу Tête à l'envers - Jean-Louis Dubut de Laforest - Страница 5

II

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Table des matières

Le lendemain du marché de Saint-Cyprien, le clerc de l’étude Cournet paraissait anxieux.

–Eh bien, mon cher Prosper, vous avez l’air tout rêveur, ce matin, venait de dire le notaire au grand jeune homme qui réfléchissait, le front dans ses mains.

Prosper leva la tête. Il semblait, en effet, revenir d’un rêve. Ses yeux rencontrèrent ceux de son patron, et il parut honteux de s’être ainsi laissé surprendre.

–Oh! il est bien permis de délaisser un peu les minutes quand on est sur le point de prendre femme. Quoi donc?… Est-ce qu’il y a à se cacher?. Vous êtes en âge, que diable!. Et puis, il y a des écus. Madame Cournet et moi sommes bien heureux, allez; l’étude ne pouvait tomber en meilleures mains. Vous prendrez tout le temps nécessaire pour payer. Le père François a le sac. Un peu de la campagne, mademoiselle Bérias. Bah! elle a été en pension; elle se formera. Jolie comme un bouquet, et rosette. à croquer. Mon brave Prosper, vous allez être heureux comme deux coqs en pâte.

Le jeune homme n’essaya pas d’interrompre. Me Cournet était un moulin à paroles. Plein de tact, fort en droit, mais discoureur à ne pas en voir la fin; avec cela court, trapu, grisonnant, une bonne figure rasée de frais et parée de besicles d’or, du linge bien blanc, une grave redingote, et de ventre ce qu’il en faut. Il exerçait sa profession depuis vingt-cinq ans, et il était en ce moment président de la chambre des notaires. Son étude vendue, il était certain d’être nommé juge de paix du canton de Saint-Cyprien, et comme il n’avait pas d’enfant, il irait vivre bien tranquille avec sa femme dans sa propriété du Retol, située seulement à quelques centaines de mètres de la ville. Une audience par semaine, et le reste du temps pour s’occuper d’agriculture; ce serait charmant.

Depuis longtemps, Me Cournet avait voulu céder son étude à son clerc; mais Parent désirait donner des garanties, et il tenait à son idée, bien que le notaire l’interrompit à chaque instant:

–Farceur, va. Est-ce que nous avons des héritiers, madame Parent et moi?. Tout vous reviendra un jour, mon grand Prosper.

Grâce à la combinaison trouvée par M. Faure, Parent, ayant épousé mademoiselle Bérias, payerait l’étude avec la dot et n’aurait plus de scrupules.

Prosper Parent était le fils d’un vieil instituteur mort à la peine. Il n’avait pas connu sa mère, et Me Cournet, qui, en sa qualité de notable, l’avait couronné douze fois à la distribution des prix de l’école communale, devint son protecteur. Le jeune clerc était intelligent et économe, et les bonnes femmes disaient de lui:

–C’est un honnête garçon; il mourra riche.

Un événement grave avait resserré les liens d’amitié qui unissaient le notaire au lauréat de l’école. Un jour, le cheval de Me Cournet s’était emporté au moment du départ: le notaire allait être infailliblement écrasé contre un mur, lorsque le jeune clerc s’était bravement jeté à la tête du cheval, aux acclamations de toute la foule.

Prosper avait sauvé la vie à son patron.

C’était un grand jeune homme, trop grand même, à la physionomie timide et douce; ses yeux bleus dénotaient la bonté et la droiture, ses mains osseuses disaient une force physique peu commune. Son allure était un peu lourde: et,–chose singulière,–ses épaules, des épaules d’athlète, semblaient s’affaisser sous le poids de quelque fardeau invisible. On eût dit que le géant cherchait à faire oublier sa rude musculature.

Les joues étaient fortement colorées; la barbe était rare. Au-dessus de larges dents blanches apparaissait seulement une fine moustache châtain-clair de la couleur de la chevelure coupée en brosse.

Prosper avait vingt-six ans, et depuis sa sortie de l’école il travaillait à l’étude en compagnie du vieux Clapier, un modèle d’exactitude et de dévouement. Clapier était là depuis dix-huit années; il aimait beaucoup Prosper, et il jurait ses grands dieux qu’il désirait servir un tel maître.

Il était environ trois heures de l’après-midi, quand M. Faure se présenta à l’étude de Me Cournet.

Prosper était seul. Tout en griffonnant sur le papier timbré, la conversation du matin lui revenait à l’esprit, et il se reportait tout entier à ses souvenirs. Il revoyait l’église et la place où il pouvait contempler mademoiselle Bérias. Il songeait aux promenades de la pension Castel pendant qu’il suivait les jeunes filles qui se dirigeaient en rang du côté du bois des Églantiers. Et au milieu de l’envolée des robes et du fouillis des ombrelles qui jetaient au soleil leurs éclatantes nuances, là-bas, parmi les grandes, il savait distinguer l’objet de ses rêves. Que de fois, lorsque la longue traînée des toilettes avait disparu dans la route poudreuse et qu’elle semblait se confondre avec le noir des peupliers, il s’était assis tout tremblant sur le talus d’un fossé!. Au retour, il se haussait sur les tertres verts pour voir plus longtemps et de plus loin les yeux de son adorée rayonnants comme des saphirs et profonds comme l’azur du ciel.

Il n’avait pas de fortune, hélas! et il faisait un rêve de fou.

Aussi son émotion redoubla quand M. Faure s’assit à côté de lui, l’air grave et bienveillant à la fois.

–Monsieur Prosper, vous ferez brûler un cierge en mon honneur. L’affaire marche comme sur quatre roulettes.

Parent devint pâle.

–Alors, elle ne me trouve pas trop laid, ni trop grand. ni trop pauvre?

–Trop laid?. Vous êtes superbe. Trop grand?… Je voudrais avoir votre taille. Trop pauvre?. Vous gagnerez dix mille francs par an. Mon cher maître, la noce aura lieu dans six semaines. Bérias se fera bien un peu tirer l’oreille.

–Ah! M. Bérias ne veut pas de moi pour gendre?.

–Je n’ai point dit cela. François objecte seulement que vous n’avez pas de fortune; mais madame Jeanneton et moi nous lui ferons comprendre que votre profession de notaire rapporte plus que leurs deux grosses métairies. Quant à Rosette, elle ne se possède pas de joie.

–Mais mademoiselle Rosette ne me connaît pas!.

–Elle vous connaît comme sa poche; elle vous a vu cent fois à l’église.

–Je crois que je la rendrai heureuse.

–Parbleu!

Le vieux clerc venait de rentrer.

–Là, monsieur Clapier, vous serez de la noce, n’est-ce pas?

–C’est donc pour de bon ce que l’on dit à Saint-Cyprien?. Oh! tant mieux! mille fois tant mieux!…

De sa vie, jamais Clapier n’avait été aussi éloquent: il serra vigoureusement la main de son futur patron, et il se remit à la besogne, rangeant les minutes dans les gtosses boîtes de chêne, se sentant rassuré, lui qui avait tant redouté de voir l’étude passer à des mains étrangères.

M. Faure et Prosper Parent causèrent encore quelques minutes, et on prit rendez-vous pour le lendemain à la Croix-du-Jarry.

Bérias s’était un peu calmé. Sa femme lui avait dit tant de choses pendant la nuit, insistant sur l’argent que rapportait l’étude, sur la vie rangée de M. Prosper, que François ne trouvait rien à répondre. Jeanneton lui rappelait que M. Cournet donnerait toute sa fortune à son successeur. Les gens seraient jaloux?. Qu’est-ce que cela pouvait faire?… Après tout, elle avait bien le droit de parler, elle, la femme qui, toute sa vie, avait économisé pour faire un sort à sa fille. Qui pourrait dire tout ce qu’elle avait retiré de ses ventes de volailles, des œufs couvés, des fruits, du petit jardinage, toutes choses qui, à la campagne, sont le lot des ménagères? Au lieu de consacrer cet argent à sa toilette, comme le faisaient plusieurs voisines, elle l’avait mis de côté, à intérêt. Ce serait la surprise du contrat. M. Faure était un homme d’ordre, et si le parti n’était pas convenable, il ne l’eût pas proposé. Il en savait plus long qu’eux tous, M. Faure, que l’on prenait toujours comme expert dans les partages et dans l’estimation du cheptel.… Du reste, la petite n’osait pas l’avouer; mais elle avait un béguin pour M. Prosper: elle voulait celui-ci et point d’autre. Le père Bérias n’avait que cette enfant, et il n’était point homme à la laisser mourir d’amour comme la fille à Mathurin… La fille à Mathurin s’était éprise d’un domestique de la ferme et, par une froide nuit d’hiver, le père avait chassé les deux amoureux. Pauvre Blanchette! elle avait traîné la galère pendant six mois, et puis elle était furtivement allée chez la Binchoune l’accoucheuse, et elle était morte, faute de soins!. Ah! Dieu merci, la Rosette n’en était pas là; c’était une honnête fille, leur Rosette, et son galant était digne d’elle. Il ne fallait pas l’élever en demoiselle si l’on ne voulait pas qu’elle épousât quelqu’un de son rang. Au surplus, ils donneraient la dot, et tant pis pour les mariés s’ils n’étaient pas économes.

Tous ces raisonnements joints à ceux de Rosette avaient vaincu la résistance du père Bérias.

Aussi, le lendemain, quand M. Faure et Prosper vinrent à la Maison-Blanche, ils furent surpris et heureux de l’accueil bienveillant du maître de la ferme.

On les attendait pour le repas de midi.

Le couvert était mis dans la chambre qui précédait l’appartement de Rosette, et celle-ci rangeait des fleurs sur la table pendant que les hommes se chauffaient le dos à l’énorme flambée qui faisait resplendir les faïences et les vieux cuivres des dressoirs.

La jeune fille vint à la cuisine dans une belle toilette, les yeux modestement baissés; M. Faure l’embrassa au front et Parent salua en rougissant.

On prit place. Bérias parla beaucoup de l’oïdium qui ravageait les vignes; M. Faure donna des indications précises sur les essais de phosphate et sur les nombreux modes d’amendements calcaires. Au dessert, M. Faure offrit de petits cigares, et François en essaya un.

–Père, ça te fera mal. Vous ne fumez pas, monsieur Parent?

–Non, mademoiselle.

–Vous voyez bien, dit M. Faure; pas un défaut. Bérias regardait son cigare.

–C’est un sou. Un sou est un sou.

Les deux jeunes gens se promenaient dans le jardin.

–Vous travaillez beaucoup chez M. Cournet?

–Oh! oui, mademoiselle.

–Et madame Cournet donne-t-elle des soi rées?

–Non, mademoiselle. Madame Cournet vit très retirée.

–Vous êtes allé au dernier bal de la sous-préfecture?. Vous êtes-vous amusé?

–Je n’aime pas la danse, mademoiselle.

Le linge de la lessive était éparé sur les haies du jardin, et la mère Jeanneton ramassait par-ci, par-là une chemise, un pantalon de femme, une collerette que le vent chassait dans les carreaux.

–Quelle bonne odeur!.

–Vous trouvez, monsieur?

–Oh! oui, mademoiselle.

Et Prosper s’enivrait des senteurs du linge, et fermant à demi les yeux, il se disait que ses vœux de bonheur commençaient à se réaliser et que sa fiancée était douce autant que belle.

Ils arrivèrent ainsi par vingt détours jusqu’au grand chêne dont la basse ramure formait seule un lit de repos. C’était l’orgueil du village que ce chêne séculaire que le père Bérias avait ainsi disposé en le courbant graduellement après des années et des années de patience et de soins.

Rosette fit asseoir Prosper sur les vertes branches, et le grand jeune homme se mit à lui conter ses rêves, timidement d’abord, jusqu’à ce que les grands yeux de sa fiancée l’enhardissent.

Sur le seuil de la porte, Bérias mâchonnait son cigare qu’il avait rallumé dix fois sans succès et qu’il se décida à jeter.

Jeanneton ramassa le cigare:

–Ça chasse les mites.

–Eh bien, mon vieux François, disait M. Faure, tu vois que ça ira tout seul.

–Faudra voir, que diable!. M. Prosper est un beau corps d’homme, mais on ne se connaît pas au pied levé.

Derrière les haies du jardin, on entendait les voix des jeunes gens dont la conversation s’animait.

On se retrouva à la cuisine.

La mère Jeanneton versa un doigt de cassis en se penchant vers son homme.

–Invite-le au moins à revenir. La demande est en règle.

–Quand vous voudrez venir nous voir, monsieur Parent, vous nous ferez toujours plaisir.

Prosper se confondit en remerciements, et les Bérias accompagnèrent les visiteurs jusqu’à la Croix-du-Jarry. Elle était bien vieille, cette croix de chêne placée à l’angle des quatre chemins, mais le village lui devait son nom, et il n’en était pas de plus respectée.

Le clerc de Me Cournet revint souvent à la Croix-du-Jarry, et certain soir il s’y trouva avec le curé de la paroisse et ses témoins.

Il venait d’être reçu notaire, et les accordailles étaient faites.

Il s’agissait maintenant de décider les invitations pour la noce. Rosette fit comprendre à sa mère que l’on ne pouvait décemment inviter les paysans du village, et l’on restreignit les engagements à quelques familles intimes de Saint-Cyprien.

Elle restera légendaire dans le pays, cette noce d’où les frères, les oncles et les nièces furent exclus. François eut beau protester: on lui répondit que les grosses vestes de drap ne seraient pas de mise dans un monde qui comptait le sous-préfet et sa femme, le conseiller général du canton, le maire de Saint-Cyprien, les dames Castel, le commandant Benjamin et l’archiprêtre M. Lambert.

Le frère de Bérias, Pierre le maréchal-ferrant, parrain de Rosette et exclu de la noce, eut peine à contenir sa rage.

Le temps, qui avait paru magnifique le matin, se changea tout à coup en pluie torrentielle et retarda la mise en marche du cortège.

François Bérias, en redingote étroite moulant son corps maigre et nerveux, la mère Jeanneton, obligée, cette fois, d’arborer un chapeau de dame, donnaient leurs ordres. Que de protestations quand Émilie la modiste apporta le chapeau!

–Jamais je n’oserai porter cela.

–Mais, madame, c’est la mode.

Elle se moquait bien de la mode, la brave femme, qui, d’ordinaire, mettait des mouchoirs de couleur. Si elle se rendit aux supplications de la mariée, ce ne fut que par condescendance pour la belle société: on enleva les plumes d’autruche; on remplaça le velours rose par une festonnade bien simple en soie noire, et il ne resta de la coiffure qu’une ombre de chapeau dont les brides nouées au cou s’étalaient, pareilles à d’immenses papillons piqués sur un cadre.

Les voitures de louage arrivèrent avec leurs grands chevaux efflanqués qui s’enfonçaient dans les charrières. M. Faure conduisit le marié dans une voiture à capote qu’il avait empruntée pour la circonstance à un médecin de la ville.

La mairie était située sur un monticule, à droite de la route départementale et seulement à quelques centaines de mètres du village. On fit observer que ce n’était guère la peine de monter en voiture; mais l’air attristé de Rosette eut encore raison des remontrances du père Bérias, et tout le monde comprit que l’on devait un certain respect à la robe toute blanche de la mariée.

Prosper était en habit. M. Cournet avait pris dans son armoire une antique redingote dont les plis soigneusement redressés gardaient encore le souvenir des joies du bel âge.

Toute la noce était parée et cirée. La grange était tapissée de draps blancs sur lesquels se détachaient comme des ex-voto des guirlandes de buis et de verdure; le sol lavé et battu luisait comme un bronze neuf. Les grands bœufs avaient été menés dans une autre étable et les brebis, fatiguées du bruit, bêlaient comme elles n’avaient jamais bêlé. Une table formée en fer à cheval contournait les grandes cuves semblables à de gigantesques vases blancs et venait aboutir d’un côté au pressoir et de l’autre aux crèches vides. A l’entrée paraissaient deux tonneaux parés, eux aussi, d’une nappe immaculée et surmontés d’arbres verts.

Il y avait dans tous ces apprêts un air de fête qui contrastait singulièrement avec les mines renfrognées des habitants du village. Çà et là des groupes se formaient, et les plaisanteries les plus cruelles n’étaient pas épargnées à cette Rosette que les vieux avaient fait danser sur leurs genoux et qui maintenant les regardait comme des chiens. A la fontaine, les femmes parlaient sur l’injustice du sort; et parfois, devant la grange ouverte, venaient s’installer de jeunes gars au gros ventre, à la chemise trouant la culotte, qui restaient les bras pendants devant le beau monde.

On se rendit à la mairie en voiture. La mariée dans sa longue robe blanche, les yeux pleins de flamme, était heureuse. Elle se félicitait surtout de n’avoir pas à faire le trajet à pied: il eût fallu donner le bras à son père. Certes, ce n’était point qu’elle n’aimât pas son vieux père; mais elle craignait de paraître ridicule au bras d’un vieillard tout cassé, et elle se disait que c’était assez d’avoir à traverser l’église en sa compagnie.

A la mairie, M. Fouquel, gros fermier de la famille de Jamaye, se tenait grave, ceint de l’écharpe tricolore et bouffi de dignité. La jeune fille dit le oui sacramentel d’un ton ferme, et l’union consacrée, elle sortit rayonnante, et le maire n’osa réclamer ses droits. On se rendit à l’église. Les cloches sonnaient à toute volée, et les gamins pendus aux cordes se soulevaient dans le chœur de l’église, à des hauteurs prodigieuses. Mademoiselle Levallois, une amie de Rosette, tenait l’harmonium, un vieil harmonium dont le registre tout usé ne rendait que de piteux gloussements.

Le cadeau des mariés consistait en deux fauteuils à fleurs roses et à fond bleu. La mère Jeanneton voulait donner au curé une nappe d’autel; mais Rosette, prévoyante en tout, n’aurait jamais consenti à s’asseoir sur les vieilles chaises tapissées de la paroisse.

Le curé adressa quelques paroles aux nouveaux époux, et midi sonnait quand on sortit de l’église. Les voitures étaient là, attendant la noce, entourées de quelques bonnes femmes curieuses.

De retour à la maison, les invités se dispersèrent les uns dans le jardin, les autres dans les champs où les voisins s’occupaient à la récolte. Les dames seules prirent possession des chambres pour ajuster leurs toilettes, et elles eurent fort à faire pour répondre aux questions de Rosette sur les meubles qu’elle devait acheter et sur les réparations provisoires qu’elle se proposait pour rendre convenable la maison de Me Cournet.

La mariée répétait à chaque instant qu’il était convenu avec son mari que l’on ferait bâtir une maison pour recevoir la société.

Jeanneton allait et venait dans la cuisine, et François prenait des détours, honteux de traverser le village avec les beaux messieurs qui l’accompagnaient.

Le tourne-broche pliait sous le faix; les marmites sifflaient leurs chansons, et les métayères aux joues écarlates, les manches relevées, en grand tablier de toile, servaient le chef de cuisine qui fumait des cigarettes et faisait avec son costume blanc l’admiration des gars plantés aux croisées.

Le couvert était mis sur un linge damassé, un présent de la famille Cournet. Les dames découpèrent des cahiers de papier à lettre, et l’on inscrivit les noms des invités par âge, par situation sociale ou plutôt, selon le bon vouloir de l’une des dames Castel. Pendant le repas, on causa doucement, et le champagne fut impuissant à ranimer les esprits. Il n’avait point été question de bal: il aurait fallu danser dans la salle de l’auberge du village, et Rosette voulait que tout se passât comme dans le grand monde. On joua un whist, et celles des dames qui ne comprenaient rien au singletons, aux trichs et aux schlems, se promenèrent silencieusement derrière les arbres du jardin, en s’amusant beaucoup des drôleries de la mariée.

Le lendemain de la noce, il y eut un déjeuner après lequel on assista à une messe des Morts et les invités reprirent les voitures de louage.

Quant aux mariés, ils restèrent encore deux jours à la Croix-du-Jarry, deux jours qui leur parurent bien longs: à elle, qui voulait être tout entière à sa nouvelle installation de Saint-Cyprien; à lui, qui, brûlant d’amour, désirait de toute son âme se trouver seul avec sa compagne. Rosette était aimable avec son mari, qui la précédait pas à pas comme un chien craintif. Lors de leurs promenades, Prosper prenait les devants pour éviter que les ronces qu’elle connaissait mieux que lui ne vinssent embarrasser son passage.

Dans ses projets d’organisation, la mariée émettait cent idées plus folles les unes que les autres, qui faisaient pousser les hauts cris à sa mère. Parent intervenait.

–Vous êtes seule maîtresse.

Et alors elle le regardait avec complaisance, lui pressait les mains, et il se sentait le plus heureux des hommes. Ses yeux s’agrandissaient dans leur rayonnement et il reportait son souvenir à ces heures trop courtes de la grand’messe de Saint-Cyprien et des promenades de la pension Castel.

Il se disait que son rêve était beau, et dans la profondeur du ciel bleu, il laissait monter un regard plein de reconnaissance et d’amour.

Enfin, la grande carriole sortit de la grange: on y entassa les malles de la mariée, les beaux draps de lit en Rouen que l’on avait acheté pour la noce et une infinité d’objets que la mère de Rosette venait placer elle-même avec une sollicitude touchante: c’étaient des pots de confit de dinde, des conserves de légumes, des fromages de Jamaye bien pliés et bien empaquetés.

La dame protestait, mais la mère avait toujours raison.

–Je sais ce que c’est que la ville et combien tout y coûte cher.

Elle savait mieux que personne, la campagnarde vaillante, les prix du marché qu’elle avait tenu pendant vingt années, faisant à pied la longue route et rentrant le soir, avec des pièces blanches qu’elle entassait dans ses tiroirs avec un sourire de légitime orgueil.

M. Faure était venu chercher les mariés dans la voiture de la noce, et la carriole du père Bérias suivait derrière en faisant crier les cailloux de la route. Jeanneton monta jusqu’au haut des futaies de la Grotte, et quand elle perdit de vue son enfant, elle se dit que c’était son travail à elle qui recevait sa consécration, et elle se fit une fête de penser que Rosette deviendrait une grande dame.

La carriole marchait toujours au petit trot: c’était tout ce que pouvait faire Poulotte avec le chargement énorme qu’elle portait.

Rosette était pressée d’arriver. Elle glissa quelques mots à l’oreille de Parent. Celui-ci eut l’air de résister:

–Oh! non, ça lui ferait trop de peine.

–Ce n’est pas comme si nous ne devions pas nous retrouver à Saint-Cyprien.

Et sans s’arrêter aux observations de M. Faure, elle cria:

–Dis donc, père, nous allons prendre l’avance. Nous préparerons le dîner pour ton arrivée. Ça ne te fâche pas?

La gorge du vieux fut un peu oppressée dans sa réponse:

–Non, non. Tu as raison, fillette. Je suivrai au pas.

M. Faure fouetta son cheval, et Bérias ralentit sa Poulotte, regardant fuir les grands peupliers. Son front s’assombrit; et puis tout tranquillement, en bon paysan, il accrocha les rênes et descendit pour soulager sa bête.

Le notaire louait sa maison avec ses meubles, et Rosette dut se contenter des rideaux, de calicot cargués comme des voiles et des lits démodés des chambres. Ce n’était pas pour longtemps, car Prosper venait de se rendre acquéreur d’un magnifique terrain situé dans l’un des plus beaux sites de la ville. En attendant mieux, la nouvelle mariée se fit un petit nid à elle dans la plus jolie chambre de la maison, et, confiante en l’avenir, elle se mit en mesure de réaliser ses rêves.

Tête à l'envers

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