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IV

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Table des matières

Portant indistinctement la blouse noire ou la jaquette à boutons de cuivre, M. Faure était réputé à dix lieues à la ronde pour son habileté dans les ventes de biens. Les notaires l’invitaient à leur table et prenaient des soins tout particuliers de sa nerveuse petite personne. Il donnait des affaires à Marny, à Lamète, mais il réservait les actes importants pour l’étude de Saint-Cyprien. Me Cournet lui avait plu par sa rondeur et par son amabilité; quant à Prosper, on sait de quelle affection l’entourait le chef de la bande noire.

Toujours par monts et par vaux, encourageant les échanges de terrains, excitant les vendeurs, recrutant les acquéreurs, mais agissant toujours avec loyauté, M. Faure faisait exception à cette horde peu respectée qui s’en va à travers les campagnes, trompant les paysans crédules sur les conditions des ventes.

Au surplus, il n’agissait pas par lui-même: il avait toute confiance en son homme d’affaires le Challier, dont il était obligé, à tous égards, de modérer les ardeurs.

M. Faure avait vendu des terres à François Bérias, était rapidement devenu l’ami de la Maison-Blanche et avait encouragé la famille à mettre Rosette en pension. Puis, la demoiselle lui ayant paru intelligente et jolie, il avait décidé qu’elle serait la femme de Parent, le cher camarade du fils qu’il avait perdu et dont il disait:

–L’instituteur est mort, mais Parent a deux pères: M. Cournet et moi.

Dans l’étude, Rosette rencontra M. Faure, qui venait annoncer au notaire que la vente des Thermettes aurait lieu le lendemain, à la Châtre-des-Vergnes.

–C’est une bonne affaire pour nous, monsieur Faure?

–Je crois bien, petite. madame. Pardon.

–Oh! dites donc «petite Rosette» comme vous le faisiez autrefois quand je dansais sur vos genoux. Certes, j’ai horreur des gens trop familiers sans raison, mais je serais désolée qu’un vieil ami fît des façons avec moi.

Elle lui tendit gracieusement la main:

–A l’anglaise. C’est la mode maintenant.

–Combien rapportera la vente?

–Douze cents francs, au moins, n’est-ce pas, maître Prosper?

–Oui, si nous atteignons le prix que vous espérez.

–Tout ira bien avec Le Challier, un malin celui-là, un bavard; il ne sait ni lire ni écrire, mais il n’y en a pas d’autres comme lui pour amadouer les paysans. Je le surveille parce que je tiens à ce que tout le monde nous estime. Le Challier, une intelligence. une verve.

–Il faudra dire à Le Challier de ne pas faire boire les paysans avant le marché, observa Me Parent. Les gens sont excités, et après ils regrettent.

–Le Challier n’a jamais trompé personne.

–Est-ce que c’est drôle, une vente? interrogea Rosette.

–Ça dépend des goûts, répondit M. Faure; moi, je me sens heureux au milieu des criailleries, quand je vois mon compère à l’œuvre. une éloquence.

–J’ai bien envie d’aller avec vous. C’est à la Châtre-des-Vergnes, n’est-ce pas?. Je profiterais du voyage pour rendre ma visite aux dames Duméniaux.

–Mais, interrompit le notaire, nous rentrerons seulement à la nuit. Ce serait t’exposer.

–Il faut que je sorte; cela chasse mes idées noires. C’est convenu; je serai de la partie.

–Ce que j’en disais était dans l’intérêt de ta santé si fragile. Nous partirons un peu plus tard, vers onze heures.

–Très bien.

–Les Moreau, les Girou, les Jeandinet, M. Poltin, les Leuïnard, les Pi chou… nous allons avoir un monde!. Bref, ça marchera comme sur quatre roulettes.

C’était un dimanche. Après la grand’messe, on devait vendre la propriété de M. de Lornant, la belle propriété des Thermettes. Tous les richards de la contrée s’étaient donné rendez-vous chez Legrand, l’aubergiste de la Châtre-des-Vergnes. La cour était pleine de paysans: il en était venu de tous les villages voisins, de Mersay, de Charmeuil, de Narvon, de chez Ninard, des Oseraies, de la Tremblade. Des groupes s’étaient déjà formés quand le notaire, la serviette bourrée de papier timbré, fit son entrée. Rosette était descendue devant l’église pour y dire une prière avant de se rendre chez les dames Duméniaux.

A côté de M. Faure, Le Challier–le fameux Le Challier–pérorait sur une table, les calques du cadastre des terrains à vendre étalés devant lui. Toutes les lignes, toutes les lettres, tous les numéros des plans, autant de mystères pour le paysan illettré. Cependant, il s’en tirait à son honneur, et tandis que M. Faure s’entretenait avec les Mathurin et les Jeandou, gros bonnets des villages, le Challier prenait à part les petits particuliers. Un par un, il les entraînait dans les coins de la cour; et avec des paroles lentes et mesurées, des airs de défiance jetés à droite et à gauche, il disait à Pichou que Leuïnard voulait la terre des Néfliers et qu’il fallait tenir bon. Quand il en avait fini avec Pichou, il s’approchait de Moreau, lui vantant les avantages du pré des Rebières, faisant sonner bien haut les quintaux de noix que l’on ramassait dans le paradis du Breuil.

Les fermières avaient accompagné leurs maris, et elles menaient grand tapage sur l’issue probable de la vente, sur les prix des terrains et sur les causes qui déterminaient le monsieur à se défaire de sa propriété.

C’était une véritable fête. Les hommes buvaient du vin et les fillettes de la limonade gazeuse dont les bouchons volaient en l’air, à l’ébahissement des enfants. Le soleil qui se mettait de la partie faisait resplendir les Jeannettes d’or, les jupes blanches hardiment retroussées sur les robes aux larges bigarrures. Bleus, blancs, jaunes, verts, rouges, selon les têtes et selon les âges, les fichus passaient et repassaient au milieu des bonnets de soie noire des vieux parrains, des bonnets de laine des paysans et des larges chapeaux des avocats de village.

Il y aurait à dîner le soir, pensaient les gars vigoureux.

M. Faure et Le Challier payaient le repas, mais gagnaient bien assez avec le5010toujours soldé d’avance, faisaient en chœur les paysans.

elles d’entre les femmes qui n’étaient pas méchantes déploraient la ruine du propriétaire M. de Lornant.

C’était un homme si généreux!

Oui, mais il dépensait trop à Paris.

Quand il venait au château de Lornant il jetait haut de sa terrasse des pièces de vingt sous aux petits métayers.

Comment a-t-il pu se ruiner, cet homme qui avait tant de revenus?

–On dit qu’il s’amusait à la bagatelle avec des femmes pas comme il faut, des attrisses ma fine.

La comtesse est belle comme le jour et douce comme un mouton.

–Voici la pauvre femme bien à plaindre; elle est chez sa mère, au château de Champvans.

–Et lui?

–Ma foi, on ne sait pas. Il a donné procuration de vendre à M. Faure.

–Voilà ce que c’est que de faire trop de dépense, et M. Parent est heureux de gagner de l’or en barre. Sa femme lui en décout joliment.

–Ne me parlez pas de cette gamine. La «Grande-Bourse.» ça vous prend des airs de dame, une drôlesse à laquelle j’ai donné cent taloches parce qu’elle agaçait toujours ma chèvre la Bicquotte… Cette Rosette, elle n’ose seulement plus regarder son vieux père. vilaine bête, va.

–Elle finira mal, parce qu’elle a moins de cœur que notre chien Loulou. Quand on pense qu’elle est restée des mois entiers sans voir sa fille!… Si elle m’appartenait, je vous la giflerais!

Pendant que Me Parent aidé de son clerc donnait des explications à ses clients, Le Challier continuait son système devant la tablée de paysans.

–Je vous dis: la terre appartiendra un jour à ceux qui la travaillent. Aujourd’hui, les messieurs ne veulent rien faire: ils sont moins riches et ils se soignent mieux que leurs pères. On vous conseillera peut-être de placer votre argent en rentes sur l’Etat? N’écoutez pas ceux qui parlent ainsi: les placements sont solides, sans doute; mais ce n’est pas la même chose que la terre. C’est la vérité, la vérité pure. La terre, voyez-vous, ça se touche; on est chez soi; les bornes sont bien plantées. Une révolution peut arriver. la terre reste. Vous voulez prêter sur première hypothèque?. Il y a toujours un tas de difficultés: les créanciers privilégiés fondent sur vos garanties comme des bombes; vous avez des reprises de femme, des histoires de tutelle. La terre, il n’y a que ça de solide. Oh la terre!…

Et Le Challier, avec sa voix la plus mielleuse s’adressait à Jeandinet, celui auquel il pensait vendre le plus gros lot:

–Toi, Jeandinet, qui es si riche, si tu ajoutes les clairières à ta futaie des Gorges, ça te fera une pièce sans pareille. Hé! seras-tu content, au lever du soleil, de voir tes luzernières grasses et tes blés qui se coucheront sur le sol?. Quand tu marieras ta fille, mademoiselle Aglaé, tu donneras les Clairières, et ton gendre ne voudra pas les revendre au poids de l’or.

Il continuait à discourir, clignant de l’œil à celui-ci, parlant à voix basse à celui-là.

–Mes amis, achetez des terres!. Voyons, nous allons commencer par les vignes.

–Et les prés?

–Les prés viendront à leur tour.

Ce fut un dédale d’explications sur les chemins, sur les bornes.

–Voici le sentier du Barrage, la route des Trembles, l’ancien passage des Corbeaux. Père Jeandinet, décidez-vous.

Jeandinet causait avec ses fils, avec sa femme, avec son futur gendre.

–Mille francs de rabais?

–Jamais de la vie.

–Rien de fait, alors. Vous savez, les Moreau.

Les accordeurs des marchés tapaient dans les mains:

–Nous serons encore là à minuit. Le dîner ne vaudra rien. Jeandinet?. allons, mon petit Jeandinet?.

Les bâtiments étaient vendus.

–Ça marche, ça marche, criait Le Challier en se frottant les mains, pendant que le clerc pliait en quatre les feuilles de papier timbré, les élevait à la clarté du jour pour voir le millésime, fixait la marge qu’il redressait vivement d’un coup d’ongle avec une précision mathématique.

Me Parent était triste. De temps à autre, il regardait du côté de la grande porte entr’ouverte.

–Qu’avez-vous donc, Prosper?’ dit M. Faure, vous suez comme si vous aviez marché trois heures durant.

–Oh! rien.

–Allons.

–Eh bien, je suis inquiet. Rosette ne rentre pas. Il est cinq heures: je n’ai plus la tête aux actes.

–Votre femme fait collation chez les dames Duméniaux.

–J’ai de mauvais pressentiments. ses maudites migraines sont revenues.

–Que dit le docteur?

–Comme toujours il conseille le bromure de potassium. mais Rosette ne va pas mieux. Ça me tue de la savoir malade.

–Vous l’aimez donc bien?

–Si je l’aime!

On entendait encore la voix sonore de Le Challier.

–Cette châtaigneraie donne tant par an. C’est à prendre ou à laisser. Les vignes, je vous les laisse pour la moitié de la valeur.

–L’oïdium?.

–L’oïdium s’en ira comme la maladie des pommes de terre.

–Tape donc; mais tape donc.

–Ah! vous ne voulez pas le pré de la Rouchonnière?… de l’or en barre.

–Tape donc; mais tape donc.

Rosette venait d’apparaître, soutenue par les dames Duméniaux. Elle était très pâle, et elle se laissa tomber sur la chaise que lui présentait M. Faure.

L’une des dames conta au notaire que sa femme avait été prise d’un étourdissement, mais qu’elle avait été bientôt remise avec un verre d’eau sucrée et de la fleur d’oranger. On lui offrait un lit à la maison, elle refusait.

Parent ne voulut pas en entendre davantage.

–Partons, partons immédiatement, monsieur Faure, je vous en prie, faites atteler.

–La vente?

–La vente?. Je m’en fiche. Ma femme, ma pauvre femme.

Et devant les paysans ahuris qui tordaient leurs larges chapeaux entre leurs doigts, il trempa son mouchoir dans un verre de vinaigre et s’agenouillant, il frictionna les tempes de Rosette.

–On ira si l’on veut chercher un autre notaire; nous partons.

Rosette passa la journée du lendemain dans sa chambre, en peignoir, les stores baissés, dans cette demi-obscurité qui pour elle avait tant de charmes. Plusieurs dames de Saint-Cyprien se présentèrent: elle refusa de les recevoir à l’exception de madame Loudois, la femme du maire.

Quand l’amie fut partie, un coup sec retentit à la porte. Elle se pencha doucement à la croisée: c’était M. Georges qui venait prendre de ses nouvelles et déposer sa carte. Elle regarda le jeune homme. Jamais il ne lui avait paru si beau. Il venait à elle comme l’un des héros dont son imagination était peuplée, et elle le compara à l’homme sans grâce qui travaillait à l’étude. Elle ferma les yeux pour suivre sa vision, et il lui sembla que quelque chose d’inconnu troublait ses sens. La malade se dirigea à pas lents vers la glace de sa chambre: son front était pâle, mais ses yeux noirs et profonds lui firent comprendre qu’elle était digne d’être aimée. Ce ne fut qu’un éclair: sa pensée tout entière se reporta vers son mari, et la vierge en robe bleue qui occupait le milieu de la cheminée lui dit par son sourire qu’elle n’avait pas cessé d’être honnête femme.

A son réveil, on lui apporta une grande boîte qui venait de Paris.

Elle eut un cri:

–Mon costume!

C’était, en effet, le costume qu’elle avait choisi la semaine précédente et que Prosper avait commandé lui-même.

–Marguerite, dites, je vous prie, à M. Parent de monter.

La bonne n’eut qu’à faire un pas. Prosper attendait derrière la porte pour jouir de la surprise de sa femme.

–Oh! je me sons mieux. Tu es bon; je suis heureuse, mais, je te ruine?.

–Sois sans inquiétude, ma Rosette; j’ai eu des rentrées sur lesquelles je ne comptais pas. La liquidation des frères Vanneau m’a joliment aidé. Tu auras ton burnous en cachemire; je veux que ma petite femme n’ait rien à envier aux autres.

Elle lui prit les mains et les porta à ses lèvres.

Quelques jours après, on voyait Prosper, tête nue, traverser la place avec des gestes fébriles, frappant aux portes des voisins pour emprunter l’argent qu’il devait donner pour l’enregistrement de ses actes.

Clapier pleurait dans l’étude:

–Cette femme fera son malheur!

Tête à l'envers

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