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A. LES PUBLICATIONS PROHIBÉES
Оглавление1. Importation de journaux et de livres.
Pendant les deux premières semaines de la guerre, la population bruxelloise put participer à la fièvre universelle. Le 20 août 1914, changement complet. Le matin, les journaux avaient encore été vendus par les crieurs affairés. Le soir, plus rien: les Allemands étaient dans la ville, et pas un seul journal n'avait accepté leur censure; bien plus, le matériel de certaines imprimeries avait été rendu volontairement inutilisable.
A l'excitation des premiers jours succédait sans transition le calme le plus lugubre. Bientôt parurent les affiches allemandes annonçant les succès de nos ennemis: la prise de Namur, la défaite des Français dans le Luxembourg, le siège de Maubeuge, l'entrée des Autrichiens en Serbie, puis la marche rapide des armées allemandes sur Paris, que les corps de cavalerie allaient atteindre en deux jours.
Bien entendu, les Bruxellois refusaient de croire les «nouvelles officielles» allemandes, d'autant plus que leur bourgmestre venait d'infliger à l'autorité occupante un démenti qu'elle s'était bien gardée de relever 2.
2 [ Voir DAVIGNON, La Belgique et l'Allemagne, p. 29, et J. MASSART, Comment les Belges résistent à la domination allemande, fig. 2.]
Du reste, leurs bataillons en route «vers Paris» n'avaient pas fini de défiler au pas de parade, musique en tête, à travers la ville, que déjà des audacieux avaient organisé un service d'importation de journaux: Le Matin et La Métropole d'Anvers, La Flandre libérale et Le Bien public, de Gand. A partir des derniers jours d'août, le commerce clandestin fonctionnait avec régularité, et nous lisions, dès 9 heures, à Bruxelles, La Flandre libérale qui se vendait le même matin à Gand. Les premiers exemplaires sortant de presse étaient apportés en automobiles jusque tout près des avant-postes allemands de Ninove, de Lennick ou de Hal, à une quinzaine de kilomètres de Bruxelles. Là, les paquets étaient enfouis dans des paniers de légumes et amenés ainsi en ville. On les déballait dans l'arrière-salle de quelque cabaret qui changeait tous les jours. Immédiatement les camelots se mettaient en campagne. Les uns se postaient dans les grandes artères et aux carrefours, où ils vendaient ostensiblement des cartes illustrées, des insignes patriotiques ou des journaux autorisés par la censure. Tout bas ils ajoutaient: «La Flandre?—Combien?» C'était d'habitude 75 centimes, l'avant-midi, mais plus tard on l'obtenait pour 40 ou 50 centimes. D'autres, munis de quelques caissettes de raisins, se rendaient dans les faubourgs. Les fruits n'étaient là que pour donner le change et pour permettre aux vendeurs de sonner chez leurs clients habituels; dès que la porte s'était refermée sur eux, les journaux sortaient du fond des poches.
Les charrettes des maraîchers apportaient à Bruxelles, en même temps que les feuilles belges, des journaux étrangers. Les plus lus étaient: Le Journal, Le Petit Parisien, Le Matin (de Paris), Le Temps, The Times, The Daily Mail, parfois De Tijd et De Telegraaf; très rarement Le Journal de Genève.
De loin en loin, les policiers allemands réussissaient à saisir la contrebande. Ce jour-là nous n'avions les gazettes que l'après-midi, par des marchands irréguliers agissant isolément; La Flandre libérale ou La Métropole coûtait alors 2 ou 3 francs.
Cette organisation fonctionna normalement, malgré les sévérités allemandes, jusqu'à la prise d'Anvers et à l'occupation des Flandres (en dehors de la boucle de l'Yser). A partir de la mi-octobre, les derniers quotidiens belges disparurent de la Belgique occupée. Quelques-uns reparurent ailleurs: L'Indépendance belge à Londres, La Métropole également à Londres, sur une page de The Standard, Le XXe Siècle au Havre. Ils nous étaient apportés en même temps que les journaux français et anglais.
Parfois nous recevions l'un ou l'autre des journaux occasionnels publiés à l'étranger par des Belges. L'Écho d'Anvers à Bergen-op-Zoom, Les Nouvelles et Le Courrier de la Meuse à Maestricht, L'Écho belge, Vrij België et Belgisch Dagblad à la Haye, La Belgique à Rotterdam, De Vlaamsche Stem à Amsterdam, De Stem uit België et La Belgique nouvelle à Londres, Le Franco-Belge à Folkestone, Le Courrier belge à Derby, La Patrie Belge et La Nouvelle Belgique à Paris, Le Courrier de l'Armée (De Legerbode) et Het Vaderland au Havre, Ons Vaderland et De Belgische Standaard à La Panne (Belgique libre).
De jour en jour, la circulation entre la Hollande et la Belgique était rendue plus difficile: les sentinelles avaient ordre de tirer sur les marchands de journaux qui tentaient de franchir la frontière, et elles n'hésitaient pas à le faire. Mais même après que la frontière eut été garnie d'une rangée de fils électrisés, puis de deux rangées, et enfin de trois rangées, et après qu'on y eut délimité une zone où il était défendu de pénétrer, les journaux étrangers continuèrent à se faufiler en Belgique. Bien rares sont les jours où les fraudeurs sont tous arrêtés ou tous tués3. Assez souvent pourtant des périodiques volumineux comme The Times trouvent acheteur à 200 francs. Mais en général The Times se vend 5 francs et les journaux français coûtent de 2 à 3 francs.
2 [ En décembre 1914, les sentinelles allemandes abattirent deux marchands de journaux à Putte (province d'Anvers). En juillet 1915, furent tués dans le Limbourg quatre personnes transportant des correspondances et des journaux.]
La vente dans la rue a presque entièrement cessé: les risques sont trop grands. Des espions allemands accostent les marchands de journaux censurés et essaient de se faire remettre une feuille prohibée. Si le camelot a le malheur d'acquiescer, l'Allemand lui met aussitôt la main au collet. C'est une affaire de ce genre qui a valu à la ville de Bruxelles une amende de 5 millions. Un sous-officier en civil, jouant au mouchard, voulait appréhender un vendeur qui lui avait cédé un prohibé. Mais le marchand résistait et l'espion se mit à le frapper à tour de bras. Deux agents de la police bruxelloise, De Rijcke et Seghers, ne sachant pas qu'ils se trouvaient en présence d'un espion (car il avait été entendu que les policiers allemands porteraient toujours un signe distinctif), prirent fait et cause pour le marchand qu'ils croyaient injustement attaqué par un particulier. D'où condamnation de De Rijcke à cinq ans de prison et de Seghers à trois ans; de plus, la ville de Bruxelles fut frappée d'une amende de 5 millions3.
3 [Note 3: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 178.]
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En même temps que les journaux, on introduit des livres et des brochures. Nous pouvons lire ainsi tout ce qui s'imprime d'intéressant à l'étranger. Le nombre d'exemplaires importés n'est d'ordinaire que de quelques dizaines, mais on ne les laisse pas moisir dans les bibliothèques. Ils passent sans interruption de main en main, jusqu'au jour où une perquisition les fait tomber entre les mains des policiers allemands.
Alors que les journaux prohibés sont l'objet d'un commerce régulier, qui fait vivre beaucoup de monde, les livres sont au contraire introduits pour le compte de médecins, d'avocats, de professeurs, d'artistes, etc., qui ne poursuivent pas un but de lucre. Ainsi les ouvrages de Bédier, Les Crimes allemands; de Weiss, La Violation de la neutralité belge et luxembourgeoise par l'Allemagne; de Durkheim et Denis, Qui a voulu la guerre? se sont vendus par centaines à 75 centimes (au lieu de 50 centimes). Au même prix on pouvait acheter Van den Heuvel, La Neutralité belge. J'accuse vaut 5 francs; Waxweiler, La Belgique neutre et loyale, 3f 50. On introduit même des ouvrages volumineux; par exemple le livre de Jan Feith, De Oorlog in Prent, qui se vend 9 francs, et King Albert's Book; celui-ci valait d'abord 5 francs, mais la demande intense dont il était l'objet fit rapidement monter son prix, et les derniers exemplaires trouvèrent amateur à 20 francs (au profit d'oeuvres charitables).
Aux imprimés étrangers circulant sous le manteau à Bruxelles, il faut ajouter ceux qui ont paru en août et septembre 1914 avant la grande sévérité de la censure, mais qui furent interdits après coup. Citons: Adolphe Max, son administration du 20 août au 26 septembre 1914; Lettre ouverte d'un Hollandais à un ami allemand; La Dernière Entrevue du Chancelier allemand et de Sir E. Goschen; Discours prononcés à la Chambre des Communes et à la Chambre des Députés de France, etc.
2. Réimpression de journaux et de livres.
On comprend que, malgré l'activité des introducteurs de journaux et de livres étrangers, il n'y ait que quelques privilégiés qui puissent les lire dans le texte original. Il était pourtant urgent d'immuniser la population tout entière contre le virus allemand, qui sans cela aurait pu s'infiltrer dans les esprits et énerver les courages. C'est pourquoi on se préoccupa tout de suite de renseigner les Bruxellois sur la marche des opérations militaires. Chaque jour, de multiples personnes achètent des journaux anglais et français, et copient à la machine à écrire les passages les plus saillants. Les feuillets sont ensuite distribués en cachette, soit gratuitement, soit à un prix minime (et le plus souvent au profit de la Croix-Rouge ou du Comité national de secours et d'alimentation).
Ces sortes de journaux, qui sont au nombre d'une quinzaine, combattent sans répit l'influence démoralisante des affiches allemandes. Rien d'étonnant donc à ce que les autorités s'efforcent de dépister les dactylographes. Naturellement, c'est surtout par le moyen d'agents provocateurs qu'on met la main sur les éditeurs de nouvelles de la guerre. Mais autre chose est d'emprisonner un patriote et d'arrêter une propagande patriotique: à peine un éditeur est-il condamné qu'un autre prend sa place.
A côté des feuillets qui permettent aux lecteurs de suivre au jour le jour les événements de la guerre, d'autres oeuvres réimpriment des chroniques, des poésies, des manifestes, des discours, des documents diplomatiques, des articles de tout genre.
L'une de ces oeuvres est la Revue hebdomadaire de la Presse française, qui paraît régulièrement en fascicules de seize pages. Elle se dit «soumise à la censure K. K.» (pl. IX) et donne, outre quelques articles originaux, des extraits de journaux français, tels que Le Temps, Le Figaro, Le Matin, Le Journal des Débats... ou suisses, comme Le Journal de Genève et La Gazette de Lausanne; elle reproduit aussi des articles du Bureau documentaire belge, du Courrier de l'Armée belge, du XXe Siècle, de L'Écho belge et d'autres journaux belges. De temps en temps un numéro est consacré en entier à un seul auteur. C'est ainsi que la Revue a reproduit Sur la Voie glorieuse, d'Anatole France, et une belle série de dessins de Louis Raemaekers. (Pour ceux-ci elle s'excuse de n'avoir pas pu les faire «grafer au purin».)
L'Écho de ce que les journaux censurés n'osent ou ne peuvent pas dire paraît à intervalles irréguliers.
Une autre publication du même genre, La Soupe, donne chaque semaine une cinquantaine de pages dactylographiées, ce qui équivaut à plus de cent pages d'un volume in-8. C'est par elle que nous avons connu les Rapports de la Commission d'enquête belge, des extraits du Livre Bleu et du Livre Jaune, le texte français de l'Appel des 93 Intellectuels allemands et une douzaine de ripostes à ce manifeste, la Lettre de M. Romain Rolland à Gerhart Hauptmann et la réponse de celui-ci, les poésies de M. Rostand (La Cathédrale), de M. Miguel Zamacoïs (La Cathédrale de Reims, Les Belges), d'Émile Verhaeren (La Belgique sanglante), la Lettre pastorale de Mgr Mercier, La Belgique martyre de M. Pierre Nothomb, les discours de M. Henry Carton de Wiart à l'Hôtel de Ville de Paris, de M. Lloyd George au Queen's Hall, de M. Maurice Maeterlinck à la Scala de Milan, les lettres de Me Théodor au baron von Bissing, les sermons du R. P. Janvier, de M. Bloch, grand rabbin de Belgique, etc., etc.
La même revue nous tenait aussi au courant des méthodes de la propagande allemande. Elle nous a permis de juger à leur juste valeur, qui est peu élevée, les publications de propagande tudesques: Journal de la guerre, La Guerre, Die Wahrheit über den Krieg (La vérité au sujet de la guerre), Sturmnacht in Loewen (Nuit d'alarme à Louvain), etc. Ces extraits ont été largement répandus. Nous estimions en effet que rien n'est plus utile à notre propagande que de donner de la publicité aux brochures de propagande de nos ennemis, afin de montrer à tous comment ils torturent la vérité. Ainsi en publiant leur récit, Cruauté contre un couvent 4, ils nous ont rendu un service inappréciable, tant les mensonges y sont lourds et évidents. Furent également traduits et publiés les articles de M. le capitaine Bloem (La Campagne des atrocités) 5, de M. von Bissing fils (La Belgique sous l'administration allemande) 6, etc.
4 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 278.]
5 [ Ibid., p. 232.]
6 [ Ibid., p. 409.]
Beaucoup de dessins aussi ont été reproduits par les Belges, soit par des procédés mécaniques, soit par la photographie. Citons un seul cas. On avait réussi à faire entrer en Belgique un exemplaire des admirables dessins de M. Louis Raemaekers: De Toppunt der Beschaving. Il passait rapidement d'une maison à l'autre jusqu'au jour où il fut découvert par les Allemands lors d'une visite domiciliaire. Inutile de dire qu'il fut aussitôt retiré de la circulation. Toutefois, l'un des premiers possesseurs de la collection avait eu soin de photographier toutes les planches, et bientôt l'exemplaire unique fut remplacé par une foule de copies.
Plus tard, un prohibé spécial, La Cravache, a répandu par tout le pays les dessins de Raemaekers.
Même de la musique fut imprimée en cachette et vendue à Bruxelles. Tipperary, par exemple, coûtait 1 franc (au profit d'oeuvres charitables), pendant l'hiver 1914-1915.
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Nous n'avons guère parlé que des reproductions par la dactylographie ou la photographie. Mais des procédés aussi encombrants ne sont naturellement pas applicables à des ouvrages de longue haleine. Ceux-ci sont donc réimprimés par la typographie. Le premier livre qui fut ainsi reproduit est celui de Waxweiler, La Belgique neutre et loyale. Nous avions reçu quelques exemplaires de la Suisse,—par l'Allemagne!—mais l'épaisseur du papier rendait leur dissémination assez pénible. C'est pourquoi on le réimprima sur papier fin. Depuis lors, on a réédité les articles de Pierre Nothomb, La Belgique martyre; ceux du baron Beyens, L'Empereur Guillaume, La Famille impériale; Les Rapports de la Commission d'enquête belge; Le Livre Jaune, et bien d'autres. La Libre Belgique a donné en supplément J'accuse. L'opération la plus délicate fut la traduction en français du King Albert's Book. On en avait vendu plusieurs milliers d'exemplaires au profit de La Soupe (c'est le nom que porte à Bruxelles le Comité national de Secours et d'Alimentation). Mais une deuxième édition était devenue nécessaire. Or, voilà qu'au milieu du tirage les Allemands envahissent les ateliers et saisissent, en même temps que le personnel, la composition, le papier, les feuilles déjà tirées et tout le matériel de l'imprimerie. Ils se croyaient débarrassés définitivement du Livre du Roi Albert quand, à leur profonde vexation, une semaine après, 10.000 nouveaux exemplaires apparurent sur le marché clandestin.
Autre exemple de réimpression. En mai 1916, a paru à Arlon une «édition de guerre» du livre de M. H. Grimauty, Six Mois de guerre en Belgique, par un soldat belge.
3. Les publications originales.
Voyons maintenant les plus intéressantes de nos publications: les journaux et les brochures donnant, non des réimpressions de livres, de chroniques, de poésies... faites à l'étranger pour l'étranger, mais des articles écrits par des Belges résidant en Belgique à l'intention de leurs co-prisonniers.
La toute première place est tenue par un journal, La Libre Belgique. Du 1er février 1915 au 31 décembre 1916, il en a paru 100 numéros.
Ceux-là seuls qui ont vécu sous une tyrannie tracassière et abhorrée peuvent comprendre avec quelle curiosité ardente on attend La Libre Belgique.
Quand le prochain numéro paraîtra-t-il? Nul ne le sait, car le journal est régulièrement irrégulier, comme le dit le sous-titre.
Comment nous parviendra-t-il? On ne le sait pas non plus. Tantôt il est déposé sous enveloppe dans la boîte aux lettres, tantôt un ami vous le glisse mystérieusement dans la main, tantôt on le trouve en bonne place sur sa table de travail (c'est de cette manière que M. le baron von Bissing le reçoit).
Où l'imprime-t-on? Mystère. A en croire la manchette du journal, son adresse télégraphique est «Kommandantur Bruxelles». Quant au bureau et à l'administration, «ne pouvant être un emplacement de tout repos, ils sont installés dans une cave automobile»!!
Quels sont les auteurs? Les jésuites, disent les uns; les francs-maçons, assurent les seconds. Deux assertions aussi exactes l'une que l'autre; car il n'y a plus en Belgique ni cléricaux, ni socialistes, ni libéraux, ni flamingants, ni wallingants: il n'y a que des Belges, animés d'une même ardeur et accomplissant indistinctement leur devoir patriotique.
A combien tire-t-il? A 10.000, assure-t-on. Mais nul ne pourrait le dire avec précision, pas même ceux qui sont ses plus audacieux propagateurs. Celui qui se charge de répandre La Libre Belgique reçoit de chaque numéro un certain nombre d'exemplaires. Il en fait trois ou quatre paquets qu'il remet à autant d'amis; chacun de ceux-ci partage de nouveau son stock entre un petit nombre de personnes sûres, et ainsi de suite jusqu'à ceux qui distribuent le journal aux «clients».
Chaque distributeur sait donc de qui il reçoit les numéros et à qui il les remet, mais il ignore quels sont les échelons supérieurs et inférieurs. Chacun répartit ses exemplaires entre quelques personnes qu'il connaît bien; il n'est donc pas obligé d'inscrire leurs noms.
On saisit les avantages de cette façon de procéder. Si, lors d'une visite domiciliaire, la police de la Kommandantur a accidentellement la chance de mettre la main sur un paquet de numéros de La Libre Belgique,—tout arrive!—elle pourra condamner le détenteur à quelques milliers de marks d'amende, s'il est riche, ou à quelques mois de prison, s'il n'a pas de fortune; mais on ne saura pas encore à qui les exemplaires sont destinés, ni surtout quelle est leur origine. Le talent de conspirateur des Belges s'est si bien aiguisé, et les intermédiaires entre le directeur et les lecteurs sont si nombreux que, lorsqu'on a une idée à soumettre aux rédacteurs, il faut de dix à quinze jours pour que le message arrive d'échelon en échelon jusqu'à la «cave automobile».
De temps en temps, la première page du journal est illustrée. Le n° 50 nous montre Guillaume II en enfer, d'après le tableau bien connu d'Ant. Wiertz, «Napoléon en enfer». Le n° 52 donne un bon portrait du roi Albert. Le numéro anniversaire (n° 62) nous montre le pauvre baron von Bissing au milieu d'une montagne de mandats de perquisitions destinés à mettre la main sur les rédacteurs de La Libre Belgique; on y représente aussi la cave automobile où siège la rédaction, celle où fonctionne la machine à imprimer et celle où se fait l'emballage; puis la perquisition dans un water-closet et l'arrestation de la statue d'André Vésale (voir page suivante et pl. II). Le n° 83, «censuré le 21 juillet 1916», donne à l'occasion de la fête nationale belge un dessin, «Vers la gloire», entouré d'un cadre aux couleurs belges (pl. IV). Le n° 81 publie une reproduction d'une carte illustrée qui a été vendue en Allemagne, avec le lion belge chevauché par un Prussien (pl. III).
Mais la meilleure image reste celle du n° 30, reproduisant un «instantané» du gouverneur général, baron von Bissing, lisant La Libre Belgique 7. A partir de ce moment, ce ne fut plus une récompense de 5.000 francs qui était offerte au dénonciateur de La libre Belgique, mais une prime de 25.000 francs, puis de 75.000 francs. Ils nous prennent pour des Allemands! Ils s'imaginent que l'intérêt nous fera oublier le devoir!
7 [ Voir Comment les Belges résistent..., fig. 1.]
Cependant nos tyrans mettent tout en oeuvre pour échapper au cauchemar de La Libre Belgique. Au printemps de 1915, des perquisitions ont mis sens dessus dessous les maisons de tous ceux qui pouvaient être soupçonnés d'aider à sa propagation. Nous vivions dans une incertitude perpétuelle; à chaque coup de sonnette, nous nous demandions si ce n'était pas pour une visite domiciliaire. On publiera après la guerre la liste des maisons qui furent fouillées de la cave au grenier, sans que la police ait reconnu sous leur maquillage les paquets de La Libre Belgique.
La traque aux prohibés se poursuit dans la rue. On arrête les avocats, les employés de bureau, les fonctionnaires, bref tous ceux qui sont munis d'un portefeuille, et on leur bouleverse leurs papiers pour y découvrir La Libre Belgique.
Les Bruxellois racontent que la Kommandantur a reçu plusieurs fois des lettres anonymes donnant des renseignements précis sur le local où s'élabore La Libre Belgique. La police arrivait en grand secret, se faisait ouvrir la maison, descendait vivement tel escalier, enfilait le couloir, poussait la porte indiquée sur le plan et débouchait dans un water-closet. La «chronique théâtrale» du n° 39 de La Libre Belgique raconte une équipée de ce genre, ainsi que la mésaventure des Allemands allant arrêter André Vésale dont la statue se dresse sur la place des Barricades à Bruxelles!
Voici quelques faits qui donneront une idée de l'acharnement avec lequel La Libre Belgique est poursuivie. Un rédemptoriste, le R. P. Verriest, a été condamné à 4.000 marks d'amende pour s'être occupé de la répandre. Par jugement du tribunal militaire d'Anvers, en date du 18 février 1916, trente-deux personnes ont été condamnées à des peines de trois à dix-huit mois de prison pour avoir procédé à la distribution de journaux prohibés. Le tribunal militaire de Hasselt a condamné un restaurateur et sa femme à des amendes et à la fermeture pendant six semaines de leur café In het Vosken pour avoir répandu La Libre Belgique. Le bourgmestre intérimaire de Bruxelles, M. Lemonnier, a vu bouleverser son habitation particulière et son bureau à l'Hôtel de Ville: on ne découvrit rien, naturellement. M. Lemonnier protesta contre ces agissements, le 27 décembre 1915:
MONSIEUR LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL,
La police allemande vient de pratiquer des perquisitions dans mon cabinet à l'Hôtel de Ville et dans ma maison privée.
Comme particulier, je ne songerais pas à me plaindre d'être traité comme tant de mes concitoyens, mais en qualité de faisant fonctions de bourgmestre, je dois élever une protestation contre cette perquisition qui, pratiquée dans l'Hôtel de Ville, porte la plus grave atteinte à la dignité et à l'autorité du premier magistrat de la cité, au moment où il a besoin de tout le prestige dont sont entourées ses fonctions pour assurer et maintenir l'ordre et la tranquillité publique.
Agréez, etc.
Le Bourgmestre faisant fonctions, M. LEMONNIER.
La réponse fut digne de la brutalité allemande:
Bruxelles, le 1er janvier 1916.
A la lettre du 27 décembre 1915, n° 4864, j'ai l'honneur de répondre que la police militaire a eu des motifs fondés pour faire une perquisition domiciliaire aussi bien dans votre habitation privée que dans votre cabinet officiel.
Votre protestation contre les opérations de perquisitions pratiquées dans votre cabinet officiel est sans fondement et sans objet, attendu que vous ne pouvez invoquer des privilèges spéciaux pour les locaux officiels de l'Hôtel de Ville.
(s.) Frhr. VON BISSING.
En juin 1916, ils ont mis en prison, prétendument pour avoir propagé La Libre Belgique, un jeune homme de seize ans, M. Léon Lenertz, fils d'un chef des travaux graphiques de l'Université de Louvain qui fut fusillé devant sa maison du boulevard de Tirlemont pendant la nuit tragique du 25 au 26 août 1914.
En septembre 1916, sept des principaux imprimeurs de Gand ont été mis sous les verrous. Ils devaient y rester, paraît-il, jusqu'à ce que les rédacteurs de La Libre Belgique se soient fait connaître. Toutefois on ne les a gardés que pendant un bon mois.
C'est surtout dans les couvents que M. le baron von Bissing s'obstine à chercher les rédacteurs des journaux clandestins.
Le collège Saint-Michel, qui est le principal établissement des Jésuites à Bruxelles, a été à diverses reprises fouillé et bouleversé de fond en comble; le père Dubar fut condamné à douze ans de travaux forcés.
Perquisitions au collège Saint-Michel.
Samedi 18 mars, de grand matin, 80 bandits prussiens armés jusqu'aux dents se sont présentés aux fins de perquisition au collège Saint-Michel, boulevard Saint-Michel, à Bruxelles.
Après que tous les élèves eurent été licenciés, ils ont commencé leurs exploits, et, naturellement, puisqu'il n'y avait rien à saisir, ils s'en sont retournés Gros-Jean comme devant.
Ces imbéciles étaient à la recherche de... La Libre Belgique.
Von Bissing a, une fois de plus, fait buisson creux. Et l'automobile insaisissable roulait..., roulait..., roulait toujours...
(Écho de ce que les journaux censurés n'osent ou ne peuvent pas dire, avril 1916, p. 33.)
Le 4 juin 1916, le gouverneur général s'adressa à Mgr Heylen, évêque de Namur, pour l'amener à agir sur son clergé. Après avoir signalé combien il lui est pénible de se montrer sévère—sévère, mais juste—envers les prêtres, il invoque... parfaitement, il invoque la Convention de La Haye. Puis il ajoute:
Si l'on veut obtenir que les condamnations soient évitées, on ne peut l'attendre que d'une conduite calme et exempte de politique des ecclésiastiques eux-mêmes.
Et c'est pour cette raison que je m'adresse à Votre Grandeur avec la prière d'agir sur vos subordonnés de manière qu'ils s'abstiennent dans l'exercice du ministère sacré et ailleurs encore de toute activité politique, et moins encore qu'ils se rendent coupables de transgressions graves de mes prescriptions. Il importerait surtout de les détourner de la diffusion d'écrits inadmissibles, à laquelle des ecclésiastiques ont récemment pris une grande part.
M'est-il permis de prier Votre Grandeur de me faire savoir si je puis compter sur Sa collaboration dans le sens indiqué? Au surplus, je ne demande que la tenue des garanties auxquelles l'Épiscopat a souscrites, en son temps, en ce qui concerne la bonne conduite du clergé.
Voici quelques passages de la réponse de Mgr Heylen:
Namur, 15 juin 1916.
EXCELLENCE,
Je suis heureux de constater, par la lettre de Votre Excellence en date du 4 juin, qu'elle se rend parfaitement compte de l'effet déplorable et excitant que produisent sur le peuple belge les arrestations journalières d'ecclésiastiques, leur emprisonnement, leur condamnation, la déportation d'un certain nombre dans les prisons ou les camps de l'Allemagne.
A plusieurs reprises, j'ai fait connaître mon sentiment sur ces objets et je le redirai aujourd'hui à Votre Excellence, avec une entière franchise. Le maintien de la tranquillité dans le pays n'est pas favorisé—loin de là—par ces procédés d'intimidation et de violence; il s'obtiendrait plus efficacement par une conduite qui serait en harmonie avec le tempérament du peuple belge.
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Sur ce point, l'autorité allemande ne peut oublier qu'elle a aussi des devoirs à remplir, et nous n'avons pas moins le droit qu'elle-même d'en appeler à la Convention de La Haye. Cette Convention n'est pas faite seulement dans l'intérêt de l'envahisseur, mais aussi du pays occupé; à celui-ci elle assure le respect de ce qu'il y a dans l'âme humaine de plus élevé et de plus noble, l'amour de la patrie, et elle impose à l'armée occupante d'éviter tout outrage à ce patriotisme; or, nous subissons à ce sujet de douloureuses violences et c'est ce que nous déplorons avec le plus d'amertume dans l'occupation allemande.
Il semble qu'on veuille partout contrarier, étouffer, réprimer le sentiment patriotique, dont le maintien est pourtant un droit et est, de plus, indispensable à la tranquillité du peuple. Je citerai seulement deux faits. Au mois de décembre dernier, à l'occasion d'un envoi de vivres aux prisonniers de mon diocèse internés en Allemagne, il m'a été interdit de formuler le souhait qu'ils soient bientôt rendus à leur patrie bien-aimée; ces mots ont été supprimés de ma carte-correspondance.
L'un de mes vicaires généraux, cité vers la même date devant la police secrète, s'est entendu reprocher d'avoir, dans une allocution, demandé de prier pour notre Roi bien-aimé et son auguste famille...
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On s'autorise aussi à faire vis-à-vis de nous ce qui n'est pas toléré vis-à-vis de l'armée allemande: d'une part, on interdit aux prêtres belges les publications qui ne sont pas à l'éloge de l'Allemagne et, d'autre part, on permet aux aumôniers allemands et à d'autres de répandre des écrits provocants et outrageants pour notre patrie.
En regard des vains efforts tentés par les Allemands pour supprimer La Libre Belgique, soulignons l'ardeur avec laquelle les Belges s'occupent de la répandre. Voici un petit trait caractéristique: les vingt premiers numéros du journal ont été réimprimés trois ou quatre mois après leur publication.
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D'autres périodiques clandestins mènent le combat contre les procédés allemands: La Vérité, qui publia sept numéros en mai et juin 1915 (pl. V); Le Belge, qui parut de septembre à novembre 1915; Patrie! (pl. VII), qui en est à sa deuxième année; un journal flamand, De Vlaamsche Leeuw (pl. VI), qu'on peut se procurer «partout et nulle part» et dont «la rédaction siège à la Kommandantur de Bruxelles, en face de l'imprimerie de La Libre Belgique»; De Vrije Stem, d'Anvers (pl. VI), etc.
Leur organisation est à peu près la même que celle de La Libre Belgique; nous n'en reparlerons pas.
Un mot seulement sur un autre organe, Motus, journal des gens occupés, feuille satirique qui était vendue, non distribuée gratuitement. Il n'en parut que deux ou trois numéros, car elle eut la malchance de naître tout juste au moment où la police allemande multipliait les visites dans les échoppes à journaux, les librairies et les papeteries. De nombreuses publications prohibées furent saisies pendant ces visites; mais, malgré toutes les invitations allemandes, aucun marchand ne dénonça les auteurs ou les imprimeurs des journaux, brochures, cartes illustrées, photos, etc. Ils firent tranquillement leurs mois de prison, plutôt que d'accepter la réduction de peine qui leur était offerte en échange d'une trahison. Toutefois l'activité du pouvoir occupant fut fatale à Motus. Et c'est dommage, car les plaisanteries de ce journal étaient fort amusantes. C'est lui qui nous apprit que le Kronprinz venait d'avoir un fils, «un nouveau prince-monseigneur»; il racontait aussi que Guillaume Il maigrissait beaucoup, mais que les journaux d'outre-Rhin qui se permettaient de parler du poids de l'Empereur étaient poursuivis pour crime de «pèse-majesté».
Voici quelques articles empruntés à La Vérité et à La Libre Belgique, qui renseignent, mieux que nous ne pourrions le faire, sur le rôle des prohibés et sur la façon dont ils circulent en Belgique:
Les feuilles sortant de Prusse.
Tous les quotidiens de Bruxelles, sans exception, ont cessé leur publication. Dès le début de l'occupation, von der Goltz leur fit faire des avances; elles échouèrent. Il n'est pas de la dignité de la presse indépendante de reconnaître la loi de l'usurpation; il est antipatriotique de se mettre au service de l'ennemi. Or, publier ce qui plaît à la censure prussienne et omettre ce qui lui déplaît; ne pas se réjouir des avantages obtenus par les armées alliées, mais les escamoter et insister, au contraire, sur les prétendus succès des troupes ennemies; insérer des articles imposés par les bureaux prussiens et reproduire les bulletins des Alliés tels que ceux-ci sortent des tripatouillages berlinois; critiquer des initiatives belges parce que ce sont les seules que la censure aime à voir dénigrer; ne pas mettre au pilori les massacres de Visé, Dolhain, Liège, Aerschot, Diest, Louvain, Dinant, Tamines, Termonde, etc., mais s'indigner des petits abus à charge de Belges appauvris; signaler avec complaisance les organisations de l'ennemi et rester muet devant ses exactions, c'est s'aplatir, c'est fouler aux pieds toute fierté, c'est donner sa veulerie en exemple et c'est servir les intérêts de l'agression germanique.
Le journalisme muselé aggrave son cas en gagnant beaucoup d'argent. Un journal veule et cupide ne peut trouver des lecteurs que parmi les gens sans grandeur morale.
A ces organes domestiqués s'oppose une autre presse d'occasion; celle-ci répudie tout contact avec l'ennemi, dénonce ses crimes, entretient l'esprit d'insoumission si admirable des populations. Des publications telles que La Vérité ou La Libre Belgique ne se vendent pas et ne font pas d'annonces. Au contraire, il s'agit d'y mettre de l'argent et il n'y a d'autre chose à récolter que des années de prison, si l'on se fait prendre...
Un tel organe ne dispose, pour se répandre, ni des trains, ni des automobiles des Prussiens! C'est pourquoi nos lecteurs sont priés, avec la plus vive insistance, d'y mettre du leur, de faire circuler ces pages jusque dans les provinces. Il y a un risque? Tant mieux! L'action en devient plus méritoire. Le pays est infesté de journaux émasculés. Que l'on prenne aussi des copies, à la main ou à la machine, des articles que l'on juge bons à répandre. Ainsi, la présente publication, petite, mais fière, pauvre, mais inasservie, pourra déjouer les manoeuvres des agents de l'Allemagne et apporter du réconfort à ceux qui n'ont d'autres sources d'information que les affiches berlinoises et les feuilles censurées, où les textes sont dénaturés de façon à distiller au jour le jour de l'ennui et du mensonge, de la platitude et de la désespérance. A la longue, cette veulerie et cette perfidie pourraient déprimer certains de nos compatriotes: c'est pour eux que La Vérité sort de son puits!
(La Vérité, n° 1, 2 mai 1915, p. 1.)
Merci à tous.
Nous savons que des articles de La Vérité, reproduits à la machine à écrire, circulent en province. Nous savons que des lectures en sont organisées, entre amis. Que cela continue, se multiplie et se généralise!
(La Vérité, n° 3, 20 mai 1915, p. 13.)
Un peu d'indulgence, s'il vous plaît.
Quelques lecteurs se sont plaints de l'odeur désagréable qu'avaient certains de nos journaux; qu'ils veuillent bien nous excuser, mais ils doivent comprendre qu'en temps de guerre on ne peut pas toujours choisir ses compagnons de voyage. Aussi La Libre Belgique s'est vue forcée de voyager avec des harengs saurs, des fromages de Herve et du carbure de calcium. Nous prions nos lecteurs d'avoir pour La Libre Belgique la même indulgence qu'ils se voient forcés d'avoir momentanément pour certains voisins de tram. Toutefois le printemps est là, aussi nous ferons l'impossible pour donner à La Libre Belgique le parfum de la rose ou de la violette.
Le présent numéro paraît en retard; voici l'explication: Nous avons dû le réimprimer. La Libre Belgique a rencontré l'ennemi, elle s'est jetée à l'eau pour se sauver à la nage et elle s'est noyée.
Requiescat in pace!
(La Libre Belgique, n° 10, mars 1915, p. 1, col. 1.)
Prière de faire circuler ce bulletin.
Nos lecteurs n'auront pas été sans remarquer notre insistance à leur répéter cet avis. Comme la prudence ne nous permet pas d'augmenter notre tirage autant que nos amis le désireraient, vu la difficulté d'introduire dans la capitale des colis trop volumineux, nous avons compté, dès le premier jour, sur le patriotisme de nos «abonnés» pour nous aider dans notre tâche. Que chacun des exemplaires de notre petite feuille passe de main en main. Qu'importe si le propriétaire la voit revenir un peu souillée, un peu déchirée; qu'importe même s'il ne la voit pas revenir du tout. Il se consolera en se disant qu'elle fait du chemin puisqu'elle a peine à retrouver sa route. Elle aura donc ainsi atteint le but cherché par ses éditeurs.
Cent exemplaires doivent représenter au moins mille lecteurs.
Or, comme nous tirons... chut! taisons-nous, les Boches ne doivent pas le savoir.
(La Libre Belgique, n° 21, mai 1915, p. l, col. 1.)
Par suite d'un accident de machine, notre service a été un peu désorganisé la semaine dernière; nous n'avons pu faire qu'une réparation provisoire, et, s'il arrivait quelques retards dans l'apparition du journal, nos lecteurs voudront bien nous excuser.
Nous profitons de l'occasion pour remercier nos concitoyens pour toutes les marques de sympathie dont nous avons entendu les échos et qui nous étaient adressées à l'occasion de notre soi-disant arrestation.
Avis important à nos lecteurs et propagandistes.
L'existence de notre publication et la liberté de ceux qui s'en occupent dépendent avant tout de la discrétion de ceux qui la reçoivent et la propagent. La curiosité, même la plus bienveillante, peut être aussi dangereuse et aussi malfaisante que la délation coupable qui est naturellement encouragée par nos pires ennemis. Nous prions donc INSTAMMENT les vrais Belges, auxquels seuls notre bulletin est consacré, de respecter l'anonymat des auteurs de La Libre Belgique et de s'abstenir du moindre effort pour le connaître. Cette curiosité seule peut devenir une trahison et avoir des résultats très graves, dont le moindre serait la mort anticipée de La Libre Belgique.
(La Libre Belgique, n° 29, juin 1915, p. 1, col. 1.)
Avis à nos lecteurs.
S'ils reçoivent la visite d'un honorable ecclésiastique qui voudra leur parler de La Libre Belgique, du bien que fait ce journal, etc., ils sont priés de prendre poliment par le bras ce Boche ensoutané et de le mettre à la porte, sans plus.
Toutefois, à ceux qui croiraient devoir agrémenter cette mise au dehors d'un maître coup de pied à l'endroit vulgairement dénommé «le Prussien», libre à eux. Ce serait mérité, sinon méritoire.
LA RÉDACTION.
(La Libre Belgique, n° 31, juin 1915, p. 1, col. 1.)
A son Excellence le Baron von Bissing, gouverneur allemand.
EXCELLENCE,
Vous nous comblez d'attentions. Vos agents secrets et publics multiplient les perquisitions à la recherche de La Libre Belgique. Vous avez même mobilisé, dit-on, une brigade spéciale de détectives venus de Berlin pour en découvrir les rédacteurs, les éditeurs, distributeurs, reporters, etc.
Vous perdez votre temps et vous gaspillez votre argent bien inutilement. Il est vrai que vous avez déjà plus d'une fois mis la main sur un paquet d'exemplaires du journal qui fait votre cauchemar et que vous avez frappé d'amendes sévères ceux qui en étaient détenteurs. Mais La Libre Belgique a continué à paraître aussi... irrégulièrement que par le passé et son tirage n'a cessé de monter... régulièrement après chacune de vos expéditions.
Vous savez d'ailleurs fort bien, Excellence, que, si certaines de ces expéditions ont abouti plus ou moins glorieusement, d'autres ont couvert de ridicule vos agents et leurs chefs. Encore une fois, vous perdez votre temps, cher Baron, et les bénéfices de vos saisies et de vos confiscations ne vous paieront pas des peines que vous vous donnez et ne compenseront pas le ridicule de votre insuccès.
Plus vous vous obstinerez, plus notre propagande s'étendra. Notre imprimerie automobile, grâce à votre obligeance bien connue, se transporte d'un point à l'autre du pays avec une facilité, avec une essence,— pardon, je veux dire avec une aisance (ce que c'est de fréquenter la Kommandantur, on en prend l'accent)—une aisance donc, que vous ne soupçonnez pas.
Cher Monsieur, vous devriez vous souvenir que La Libre Belgique, dès sa naissance, s'est engagée à paraître envers et contre tous, tant que notre chère patrie serait occupée par vos compatriotes et qu'il y aurait nécessité de réagir contre la presse à votre solde et celle qui, par ses mensonges ou par ses omissions, cherche à énerver notre patriotisme, à lasser notre résistance, à amollir nos caractères, à semer dans nos rangs le doute, la division, le désespoir, en un mot à rendre inutiles et vains nos sacrifices et nos souffrances.
Vous oubliez qu'en Belgique une promesse est un engagement sacré, qui lie celui qui l'a faite aussi bien qu'un serment et mieux qu'un traité diplomatique. Vous avez le grand tort de nous considérer comme annexés. Vous pouvez nous voler, nous emprisonner, nous fusiller même, mais vous ne nous ferez pas taire.
NOUS NE SOMMES PAS DES ALLEMANDS, NE NOUS MESUREZ DONC PAS A VOTRE AUNE.
Vous avez dit récemment, à ce qui nous a été rapporté, que les Belges sont indécrottables. Ce mot, qui rappelle trop les souvenirs que vos officiers ont laissés partout sur leur passage dans nos maisons et nos châteaux, aurait dû vous brûler les lèvres, mais il est cependant l'expression malheureuse d'une idée vraie: les Belges sont INDOMPTABLES.
Quant à tuer La Libre Belgique, n'y comptez pas, c'est impossible. Elle est insaisissable, parce qu'elle n'est nulle part. C'est un feu follet, qui sort des tombes de ceux que vos compatriotes ont massacrés à Louvain, Tamines et Dinant et qui vous poursuit. Mais c'est aussi le feu follet qui sort des tombes des soldats allemands tombés à Liège, à Waelhem, à l'Yser. Ceux-là voient à présent pour quel misérable projet de domination ils ont été sacrifiés au Moloch de la guerre, sous prétexte de défendre la patrie; c'est enfin la voix de toutes les mères, la voix de toutes les veuves et de tous les orphelins qui pleurent ceux qu'ils ont perdus. Cette voix augmente tous les jours d'intensité. Son retentissement s'étend sur toutes nos provinces et va jusqu'au delà de nos frontières. Elle ne se taira que lorsque le dernier de vos soldats et de vos agents aura cessé de fouler notre sol envahi au mépris de tout droit.
Ne pensez pas, cher Baron, que nous ayons la naïveté de croire que vous allez, sur notre conseil, abandonner l'espoir de nous faire découvrir par vos Sherlock Holmes de contrebande. Nous savons que rien n'arrête un Allemand lorsqu'il s'est lancé sur une mauvaise voie, pas plus le sentiment du ridicule qu'aucun scrupule ou la certitude de la défaite finale. C'est pourquoi nous vous présentons, Excellence, à l'occasion de vos mécomptes passés, présents et futurs, l'expression de nos très sincères et tout à fait irrespectueuses condoléances.
LA LIBRE BELGIQUE.
(La Libre Belgique, n° 49, octobre 1915, p. 1, col. 1.)