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IV

Table des matières

A PAUL DANIEL.

Le morceau de musique est terminé, un silence lui succède, et un coup de timbre retentit. La toile se lève, la scène reste pourtant vide, mais des hommes vêtus de blouses de toile grise à parements et à collets rouges courent dans tous les coins de la salle, tirant des cordes, défaisant des crampons, arrangeant des nœuds. Le vacarme reprend, deux ou trois hommes se démènent sur la scène, tandis qu’un mieux mis les regarde. On s’apprête à tendre un immense filet, au milieu de la scène, par dessus l’orchestre. Le filet oscille, quitte les parois du balcon où il est roulé puis, courant sur ses anneaux de cuivre, il bruit comme une mer qui joue avec des galets.

Des bravos crépitent dans toute la salle. L’orchestre moud une valse de clowns; une femme et un homme entrent, habillés de maillots chair, avec des hausse-cols et des caleçons d’allure japonaise, bleu indigo et bleu turquoise, lamés d’argent, à franges; la femme, une Anglaise, fardée à outrance sous ses cheveux jaunes, un plantureux derrière saillant sur des jambes robustes, l’homme plus grêle en comparaison, la tête très peignée, les moustaches en crocs. Le fixe sourire des sydonies tournantes des coiffeurs erre sur leurs faces nettoyées d’hercules. L’homme s’élance sur une corde, se hisse jusqu’au trapèze qui pend, devant la toile, au milieu de cordages et de vergues, entre des lustres, au plafond, et, assis sur la barre qui lui refoule la chair des cuisses, il exécute rapidement quelques tours de passe-passe, s’essuyant de temps à autre les mains à un mouchoir attaché à l’une des cordes.

La femme monte à son tour jusqu’au filet qui plie sous elle, le traverse d’un bout à l’autre, renvoyée à chaque pas comme par un tremplin, ses nattes couleur soufre lui dansant en lumière sur la nuque, et, grimpée sur une petite plate-forme pendue au dessus du balcon, posée en face de l’homme, séparée de lui par toute la salle, elle attend. Tous les yeux sont braqués sur elle.

Les deux jets de lumière électrique dardés sur son dos, du fond des Folies, l’enveloppent, se brisant au tournant de ses hanches, l’éclaboussant de la nuque aux pieds, la gouachant pour ainsi dire d’un contour d’argent, passant de là séparément au travers des lustres, presqu’invisibles dans leur trajet, réunis et épanouis à leur arrivée sur l’homme au trapèze en une gerbe d’une lumière bleuâtre qui allume les franges de son caleçon de micas scintillants comme des points de sucre.

La valse continue plus lentement avec des ondulations ralenties de hamac, des remuements presqu’insensibles de berceuse, accompagnant la mesure douce du trapèze, l’ombre double de l’homme projetée par les deux rayons de lumière électrique sur le haut de la toile.

Penchée un peu en avant, la femme saisit, elle aussi, un trapèze d’une main et se retient de l’autre à une corde. L’homme dégringole pendant ce temps, reste suspendu par les pieds, à la barre de son trapèze, immobile, la tête en bas, les bras tendus.

Alors la valse s’arrête net. Un grand silence se fait coupé tout à coup par la détonation d’une bouteille de champagne. Un frémissement court dans le public, un “all right” traverse la salle, la femme lancée à toute volée, file sous la lumière des lustres, tombe, lâchant le trapèze, les pieds en avant, dans les bras de l’homme qui, au coup fracassant d’une cymbale, à la reprise de la valse montant triomphale et joyeuse, la balance, une minute, par les jambes et la jette dans le filet où elle rebondit avec son maillot d’azur et d’argent, comme un poisson qui roule et saute dans un épervier.

Des trépignements, des claquements de mains, des chocs de cannes contre le plancher, accompagnent, pendant leur descente, les acrobates. Une fois disparus entre des portants, des cris s’élèvent plus tumultueux, l’homme et la femme reviennent, l’un, saluant très bas, l’autre, envoyant des baisers à pleines mains, puis, avec un petit saut d’enfants, ils se retirent de nouveau dans les coulisses.

Le filet qu’on ramène remplit encore la salle de son bruit de lames qui déferlent.

Et voilà que je songe à Anvers maintenant, au grand port où dans un roulement pareil s’entend le “all right” des marins Anglais qui vont prendre le large. C’est ainsi pourtant que les lieux et les choses les plus disparates se rencontrent dans une analogie qui semble bizarre, au premier chef. L’on évoque dans l’endroit où l’on se trouve les plaisirs de celui où l’on se ne trouve pas. Ça fait tête-bêche, coup double. C’est la courte joie que le présent inspire, déviée à l’instant où elle lasserait et prendrait fin et, renouvelée et prolongée, en une autre qui, vue au travers du souvenir, devient tout à la fois plus réelle et plus douce.

Croquis parisiens

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