Читать книгу Isidora - Жорж Санд - Страница 16
PREMIÈRE PARTIE
CAHIER № 2. JOURNAL
Оглавление1er janvier.
– Il est étrange que je ne puisse plus travailler. Je suis tout ému depuis quelques jours, et je rêve au lieu de méditer. Je croyais qu'un temps plus doux, un ciel plus clair me rendraient plus laborieux et plus lucide. Je ne suis plus abattu comme je l'étais: au contraire, je me sens un peu agité; mais la plume me tombe des mains quand je veux généraliser les émotions de mon coeur. 0 puissance de la douceur et de la bonté, que tu et pénétrante! Oui, c'est toi, et non l'intelligence, qui devrais gouverner le monde!
Je ne m'étais jamais aperçu combien ce jardin, qui est sous ma fenêtre, est joli. Un jardin clos de grands murs et flétri par l'hiver ne me paraissait susceptible d'aucun charme, lorsqu'au milieu de l'automne j'ai quitté les vastes horizons bleus de la végétation empourprée de ma vallée. Cependant il y a de la poésie dans ces retraites bocagères que le riche sait créer au sein du tumulte des villes, je le reconnais aujourd'hui. Les plantes ici ont un aspect et des caractères propres au terrain chaud et à l'air rare où elles végètent, comme les enfants des riches élevés dans cette atmosphère lourde avec une nourriture substantielle, ont aussi une physionomie qui leur est particulière. J'ai été déjà frappé de ce rapport. Les arbres des jardins de Paris acquièrent vite un développement extrême. Ils poussent en hauteur, ils ont beaucoup de feuillage, mais la tige est parfois d'une ténuité effrayante. Leur santé est plus apparente que réelle. Un coup de vent d'est les dessèche au milieu de leur splendeur, et, en tous cas, ils arrivent vite à la décrépitude. Il en est de même des hommes nourris et enfermés dans cette vaste cité. Je ne parle pas de ceux dont la misère étouffe le développement. Hélas! c'est le grand nombre; mais ceux-là n'ont de commun avec les plantes que la souffrance de la captivité. Les soins leur manquent, et ils arrivent rarement à cette trompeuse beauté qui est chez l'enfant du riche, comme dans la plante de son jardin, le résultat d'une culture exagérée et d'une éclosion forcée. Ces enfants-là sont généralement beaux, leur pâleur est intelligente, leur langueur gracieuse. Ils sont, à dix ans, plus grands et plus hardis que nos paysans ne le sont à quinze; mais ils sont plus grêles, plus sujets aux maladies inflammatoires, et la vieillesse se fait vite pour eux comme la nuit sur les dômes élevés et sur les cimes altières des beaux arbres de cette Babylone.
Il y a donc ici partout, et dans les jardins particulièrement, une apparence de vie qui étonne et dont l'excès effraie l'imagination. Nulle part au monda il n'y a, je crois, de plus belles fleurs. Les terrains sont si bien engraissés et abrités par tant de murailles, l'air est chargé de tant de vapeurs, que la gelée les atteint peu. Les jardiniers excellent dans l'art de disposer les massifs. Ce n'est plus la symétrie de nos pères, ce n'est pas le désordre et le hasard des accidents naturels: c'est quelque chose entre les deux, une propreté extrême jointe à un laisser-aller charmant. On sait tirer parti du moindre coin, et ménager une promenade facile dans les allées sinueuses sur un espace de cinquante pieds carrés.
Celui de la maison que j'habite est fort négligé et comme abandonné depuis l'été. On fait de grandes réparations au rez-de-chaussée; on change, je crois, la disposition de l'appartement qui commande à ce jardin. Les travaux sont interrompus en ce moment-ci, j'ignore pourquoi. Mais je n'entends plus le bruit des ouvriers, et le jardin est continuellement désert. Je le regarde souvent, et j'y découvre mille secrètes beautés que je ne soupçonnais pas, quelque chose de mystérieux, une solennité vraiment triste et douce, quand la vapeur blanche du soir nage autour de ces troncs noirs et lisses que la mousse n'insulte jamais. Les herbes sauvages, l'euphorbe, l'héliotrope d'hiver, et jusqu'au chardon rustique, ont déjà envahi les plates-bandes. Le feuillage écarlate du sumac lutte contre les frimas; l'arbuste chargé de perles blanches et dépouillé de feuilles, ressemble à un bijou de joaillerie, et la rose du Bengale s'entr'ouvre gaiement et sans crainte au milieu des morsures du verglas.
Ce matin j'ai remarqué qu'on avait enlevé les portes du rez-de-chaussée, et qu'on pouvait traverser ce local en décombre pour arriver au jardin. Je l'ai fait machinalement, et j'ai pénétré dans cet Éden solitaire où les bruits des rues voisines arrivent à peine. Je pensais à ces vers de Boileau sur les aises du riche citadin:
Il peut, dans son jardin tout peuplé d'arbres verts
Retrouver les étés au milieu des hivers,
Et foulant le parfum de ses plantes chéries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
Et j'ajoutais en souriant sans jalousie:
Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis comme il plaît à Dieu.
Je venais de faire le tour de cet enclos, non sans effaroucher les merles qui pullulent dans les jardins de Paris et qui se levaient en foule à mon approche, lorsque j'ai trouvé, le long du mur mitoyen, une petite porte ouverte, donnant sur le grand jardin de ma riche voisine. Il y avait là une brouette en travers et tout à côté un jardinier qui achevait de charger pour venir jeter dans l'enclos abandonné les cailloux et les branches mortes de l'autre jardin. Je suis entré en conversation avec cet homme sur la taille des gazons, puis sur celle des arbres, puis sur l'art de greffer. Leurs procédés ici sont d'une hardiesse rare. Ils taillent, plantent et sèment presque en toute saison. Ce jardinier aimait à se faire écouter: mon attention lui plaisait; il a fait un peu le pédant, et l'entretien s'est prolongé, je ne sais comment, jusqu'à ce que mon petit ami le jockey soit venu s'en mêler. Le beau lévrier Fly s'est mis aussi de la partie; il est entré curieusement dans le jardin de mon côté, et après m'avoir flairé avec méfiance, il a consenti à rapporter des branches que je lui jetais. Je sentais vaguement que Madame n'était pas loin, et j'avais grande envie de la voir. Mais je n'osais dépasser le seuil de mon enclos, bien que l'enfant m'invitât à jeter un coup d'oeil sur le beau jardin et à m'avancer jusque dans l'allée. Le drôle me faisait les honneurs de ce paradis pour me remercier apparemment de lui avoir fait ceux d'une chaise dans ma mansarde. Il m'a pris en amitié pour cela, et, après tout, c'est un enfant intelligent et bon, que la servitude n'a pas encore dépravé; il a été plus sensible, je le vois, à un témoignage de fraternité, qu'il ne l'eût été peut-être à une gratification que je ne pouvais lui donner.
«Entrez donc, monsieur Jacques, me disait-il, madame ne grondera pas; vous verrez comme c'est beau ici, et comme Fly court vile dans la grande allée…»
Tout à coup Madame sort d'un sentier ombragé et se présente à dix pas devant moi. L'enfant court à elle avec la confiance qu'un fils aurait témoignée à sa mère. Cela m'a touché.
«Tenez, Madame, criait-il, c'est M. Jacques Laurent qui n'ose pas entrer pour voir le jardin. N'est-ce-pas que voulez bien?»
Madame approche avec une gracieuse lenteur.
«Il paraît que monsieur est un amateur, ajoute le jardinier. Il entend fameusement l'horticulture.»
Le brave homme se contentait de peu. Il avait pris ma patience à l'écouter pour une grande preuve de savoir.
– Monsieur Laurent, dit la dame, je suis fort aisée de vous rencontrer. Entrez, je vous en prie, et promenez-vous tant que vous voudrez.
– Madame, vous êtes mille fois trop bonne; mais je n'ai pas eu l'indiscrétion d'en exprimer le désir. C'est cet enfant qui, par bon coeur, me l'a proposé.
– Mon Dieu, reprend-elle, un grand jardin à Paris est une chose agréable et précieuse. J'ai appris que vous sortiez rarement de votre appartement, et que vous passiez une partie des nuits à travailler. Je dispose de cet endroit-ci, je serai charmée que vous y trouviez un peu d'air et d'espace. Profitez de l'occasion, vous ajouterez à la gratitude que je vous dois déjà.
Et, me saluant avec un charme indicible, elle s'est éloignée.
Je me suis alors promené par tout le jardin. Elle n'y était plus. Le jockey et le jardinier m'ont conduit dans la serre. C'est un lieu de délices, quoique dans un fort petit local. Une fontaine de marbre blanc est au milieu, tout ombragée des grandes feuilles de bananier, toute tapissée des festons charmants des plantes grimpantes. Une douce chaleur y règne, des oiseaux exotiques babillent dans une cage dorée, et de mignons rouges-gorges se sont volontairement installés dans ce boudoir parfumé, dont ils ne cherchent pas à sortir quand on ouvre les vitraux. Quel goût et quelle coquetterie dans l'arrangement de ces purs camélias et de ces cactus étincelants! Quels mimosas splendides, quels gardénias embaumés! Le jardinier avait raison d'être fier. Ces gradins de plantes dont on n'aperçoit que les fleurs, et qui forment des allées, cette voûte de guirlandes sous un dôme de cristal, ces jolies corbeilles suspendues, d'où pendent des plantes étranges d'une végétation aérienne, tout cela est ravissant. Il y avait un coussin de velours bleu céleste sur le banc de marbre blanc, à côté de la cuve que traverse un filet d'eau murmurante. Un livre était posé sur le bord de cette cuve. Je n'ai pas osé y toucher; mais je me suis penché de côté pour regarder le titre: c'était le Contrat social.
– C'est le livre de madame, a dit l'enfant; elle l'a oublié. C'est là sa place, c'est là qu'elle vient lire toute seule, bien longtemps, tous les jours.
– C'est peut-être ma présence qui l'en chasse; je vais me retirer.
Et j'allais le faire, lorsque, pour la seconde fois, elle m'est apparue. Le jardinier s'est éloigné par respect, le jockey pour courir après Fly, et la conversation s'est engagée entre elle et moi, si naturellement, si facilement, qu'on eût dit que nous étions d'anciennes connaissances. Les manières et le langage de cette femme sont d'une élégance et en même temps d'une simplicité incomparables. Elle doit être d'une naissance illustre, l'antique majesté patricienne réside sur son front, et la noblesse de ses manières atteste les habitudes du plus grand monde. Du moins de ce grand monde d'autrefois, où l'on dit que l'extrême bon ton était l'aisance, la bienveillance et le don de mettre les autres à l'aise. Pourtant je n'y étais pas complètement d'abord; je craignais d'avoir bientôt, malgré toute cette grâce, ma dignité à sauver un quelque essai de protection. Mais ce reste de rancune contre sa race me rendait injuste. Celle femme est au-dessus de toute grandeur fortuite, comme de toute faveur d'hérédité. Ce qu'elle inspire d'abord, c'est le respect, et bientôt après, c'est la confiance et l'affection, sans que le respect diminue.
– Ce lieu-ci vous plaît, m'a-t-elle dit; hélas! je voudrais être libre de le donner à quelqu'un qui sût en profiter. Quant à moi, j'y viens en vain chercher le ravissement qu'il vous inspire. On me conseille, pour ma santé, d'en respirer l'air, et je n'y respire que la tristesse.
– Est-il possible?.. Et pourtant c'est vrai! ai-je ajouté en regardant son visage pâle et ses beaux yeux fatigués. Vous n'êtes pas bien portante, et vous n'avez pas de bonheur.
– Du bonheur, Monsieur! Qui peut être riche ou pauvre et se dire heureux! Pauvre on a des privations; riche on a des remords. Voyez ce luxe, songez à ce que cela coûte, et sur combien de misères ces délices sont prélevées!
– Vrai, Madame, vous songez à cela?
– Je ne pense pas à autre chose, Monsieur. J'ai connu la misère, et je n'ai pas oublié qu'elle existe. Ne me faites pas l'injure de croire que je jouisse de l'existence que je mène; elle m'est imposée, mais mon coeur ne vit pas de ces choses-là…
– Votre coeur est admirable!..
– Ne croyez pas cela non plus, vous me feriez trop d'honneur. J'ai été enivrée quand j'étais plus jeune. Ma mollesse et mon goût pour les belles choses combattaient mes remords et les étouffaient quelquefois. Mais ces jouissances impies portent leur châtiment avec elles. L'ennui, la satiété, un dégoût mortel sont venus peu à peu les flétrir; maintenant je les déteste et je les subis comme un supplice, comme une expiation.
Elle m'a dit encore beaucoup d'autres choses admirables que je ne saurais transcrire comme elle les a dites. Je craindrais de les gâter, et puis je me suis senti si ému, que les larmes m'ont gagné. Il me semblait que je contemplais un fait miraculeux. Une femme opulente et belle, reniant les faux biens et parlant comme une sainte! J'étais bouleversé. Elle a vu mon émotion; elle m'en a su gré.
«Je vous connais à peine, m'a-t-elle dit, et pourtant je vous parle comme je ne pourrais et je ne voudrais parler à aucune autre personne, parce que je sens que vous seul comprenez ce que je pense.»
Pour faire diversion à mon attendrissement, qui devenait excessif, elle m'a parlé du livre qu'elle tenait à la main.
«Il n'a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau, disait-elle. Il n'a pas su, malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, en faire autre chose que des êtres secondaires dans la société. Il leur a laissé l'ancienne religion dont il affranchissait les hommes; il n'a pas prévu qu'elles auraient besoin de la même foi et de la même morale que leurs pères, leurs époux et leurs fils, et qu'elles se sentiraient avilies d'avoir un autre temple et une autre doctrine. Il a fait des nourrices croyant faire des mères. Il a pris le sein maternel pour l'âme génératrice. Le plus spiritualiste des philosophes du siècle dernier a été matérialiste sur la question des femmes.»
Frappé du rapport de ses idées avec les miennes, je l'ai fait parler beaucoup sur ce sujet. Je lui ai confié le plan de mon livre, et elle m'a prié de le lui faire lire quand il serait terminé; mais j'ai ajouté que je ne le finirais jamais, si ce n'est sous son inspiration: car je crois qu'elle en sait beaucoup plus que moi. Nous avons causé plus d'une heure, et la nuit nous a séparés. Elle m'a fait promettre de revenir souvent. J'aurais voulu y retourner aujourd'hui, je n'ai pas osé; mais j'irai demain si la porte de ce malheureux rez-de-chaussée n'est pas replacée, et si madame Germain ne me suscite pas quelque persécution pour m'interdire l'accès du jardin. Quel malheur pour moi et pour mon livre, si, au moment où la Providence me fait rencontrer un interprète divin si compétent sur la question qui m'occupe, un type de femme si parfait à étudier pour moi qui ne connais pas du tout les femmes!.. Oh! oui! quel malheur, si le caprice d'une servante m'en faisait perdre l'occasion! car cette dame m'oubliera si je ne me montra pas; elle ne m'appellera pas ostensiblement chez elle si son mari est jaloux et despote, comme je le crois! Et d'ailleurs que suis-je pour qu'elle songe à moi?