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PREMIÈRE PARTIE
CAHIER № 2. JOURNAL
Оглавление27 décembre.
Cette difficulté m'a arrêté court; je vois que j'étais fou de vouloir passer à la quatrième question avant d'avoir résolu la troisième. Jamais je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord!
Lugubre Paris! mortel ennemi du pauvre et du solitaire! tout ici est privation et souffrance pour quiconque n'a pas beaucoup d'argent. Je n'avais pas prévu cela, je n'avais pas voulu y croire, ou plutôt je ne pouvais pas y songer, alors que l'ardeur du travail, la soif des lumières et le besoin impérieux de nager dans les livres me poussaient vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallée champêtre! A Paris, me disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances; au lieu d'aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par hasard, ou à quelque bibliothèque de province, ouvrage qu'il faut rendre pour en avoir un autre, et qu'il faut copier aux trois quarts si l'on veut ensuite se reporter au texte, j'aurai le puits de la science toujours ouvert; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi! Ici je suis comme l'alouette qui, au temps de la sécheresse, cherche une goutte de rosée sur la feuille du buisson, et ne l'y trouve point. Là-bas, je serai comme l'alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l'esprit. On est trop heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne! On s'endort dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores; on ne songe pas au malheur d'autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s'inquiète pas de la misère et du désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n'y croit pas; il calcule le salaire, il voit qu'en fait c'est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du dénûment de celui qui est forcé de dépenser davantage pour sa consommation. Ah! s'il voyait, comme je les vois à présent, ces horribles rues noires de boue, où se reflète la lanterne rougeâtre de l'échoppe! S'il entendait siffler ce vent qui, chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyères, mais qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles d'un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de ces toits glacés! S'il sentait tomber sur ses épaules, sur son âme, ce marteau de plomb que le froid, la solitude et le découragement nous collent sur les os!
Le bonheur, dit-on, rend égoïste… Hélas! ce bonheur réservé aux uns au détriment des autres doit rendre tel, en effet. O mon Dieu! le bonheur partagé, celui qu'on trouverait en travaillant au bonheur de ses semblables, rendrait l'homme aussi grand que sa destinée sur la terre, aussi bon que vous-même!
Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des égoïstes, et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a sans doute; mais mon indigence ou ma timidité m'ont empêché de les rencontrer. J'ai trouvé mes pareils abrutis ou dépravés par le malheur. L'effroi m'a saisi et je me suis retiré seul pour ne pas voir le mal et pour rêver le bien; mais chercher seul, c'est affreux, c'est peut-être insensé.
Je croyais acquérir ici tout au moins l'expérience. Je connaîtrai les hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il n'y a guère qu'un seul type à observer dans les deux sexes: le type de la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la métropole du monde je verrai, je pourrai étudier tous les types. J'oubliais que moi aussi, provincial, je suis un poltron, et je n'ai osé aborder personne.
Je puis cependant me faire une idée de l'homme, en m'examinant, en interrogeant mes instincts, mes facultés mes aspirations. Si je suis classé dans un de ces types qui végètent sans se fondre avec les autres, du moins j'ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espèce. Mais la femme! où en prendrai-je la notion psychologique? Qui me révélera cet être mystérieux qui se présente à l'homme comme maître ou comme esclave, toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insensé pour demander si c'est un être différent de l'homme!..