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CHAPITRE IV

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Table des matières

Banquet des souverains. — Le marquis de Lajatico et la révolution de Florence. — Andryane, son passé, sa situation. — Froide réception qu’il reçoit de l’Empereur. — Souvenirs du maréchal de Castellane, sa carrière, son caractère, comment il gouvernait la ville de Lyon. — Anecdotes. — Illuminations de Milan. — Le palais Gonfalonieri. — Un martyr du patriotisme. — Rencontre imprévue, changement de direction. — Ordre de départ. — Un mystérieux portrait.

Dans l’admirable et somptueuse galerie du palais royal de Milan, cadre merveilleux qui eût absorbé toute mon attention (si elle n’eût été attirée ailleurs par une étude de mœurs fort intéressante), une table de cent couverts était dressée.

Placé presque en face de Sa Majesté l’Empereur, je ne perdais pas un mouvement des principaux acteurs du grand drame qui venait de se jouer. Napoléon III avait à sa droite le roi Victor-Emmanuel, à sa gauche le prince Jérôme Napoléon, son cousin.

Je pus donc à loisir, pendant le dîner, qui se passa comme tous ceux de ce genre, étudier les impressions diverses et certainement contraires des deux souverains.

L’Empereur paraissait visiblement préoccupé. Le roi toujours expansif, pétulant, regrettait hautement les deux années de campagne qui lui avaient été promises. Pour lui, la guerre est un goût personnel au même titre que la chasse; il oublie volontiers le point de vue du monarque qui doit regarder plus haut et plus loin en mesurant les conséquences!

Sur les lèvres du prince Napoléon, un léger sourire ironique errait... Paix ou guerre, que lui importe! ne fait-on pas les affaires de la révolution.

A cette même table se trouvait le marquis de Lajatico, des princes Corsini, frère de l’ancien ministre du grand-duc de Toscane, rencontré jadis à Rome et qui avait été plein d’amabilité pour moi.

Certes, les deux frères ne se ressemblaient pas. Celui que je voyais pour la première fois, après avoir accepté de former un ministère libéral, resta au-dessous de sa tâche et, dès le début des affaires d’Italie, signifia au grand-duc qu’il devait se résoudre à abdiquer.

Ce personnage laissait voir clairement qu’il appartenait au clan des mécontents. Son air morose ne l’embellissait pas; sa position pourrait devenir fort délicate vis-à-vis du souverain dont il a été le ministre et qu’il a contribué à précipiter du trône où son aîné, le prince Corsini, l’avait si longtemps soutenu de son dévouement.

Je me fis un malin plaisir de demander au marquis des nouvelles de son frère. Il me répondit d’une façon très brève qu’il était à Londres. J’insistai, au grand désespoir de mon interlocuteur. Je savais déjà que les frères ne suivaient pas la même voie politique, j’en eus ainsi une nouvelle preuve.

Je regrettai moins encore mon indiscrète ténacité, en apprenant peu de jours après que le marquis de Lajatico, non content de s’entendre avec l’envoyé sarde pour précipiter la chute du grand-duc, n’avait même pas montré à son ancien maître les égards dus à sa situation et à son rang. Cette triste conduite avait provoqué entre eux une altercation fort vive, à la suite de laquelle, le prince avait pris le chemin de l’Angleterre pour se soustraire aux responsabilités du moment.

Le gouverneur Vigliani, représentant du roi Victor-Emmanuel à Milan, était au nombre des convives. C’est un homme encore jeune. Tout dans sa physionomie accuse l’intelligence et la capacité.

Le sculpteur Clésinger mêlait les questions d’art aux causeries politiques... heureux intermède! Il arrivait de Rome et venait offrir à l’Empereur quelques-unes de ses plus belles œuvres. Cet artiste, dont la réputation est si méritée, a un autre genre de notoriété... il est le gendre de George Sand.

Ce fut lui qui m’annonça le changement du général de Goyon, remplacé, disait-il, par le général Forey. Je ne crus pas à cette nouvelle; le vigoureux soldat de Montebello n’est pas, malgré son réel mérite, l’officier général qui conviendrait à Rome, où le comte de Goyon vient de remplir avec bonheur une mission importante et délicate. Je sais, en outre, que l’Empereur, poussé par un sentiment de reconnaissance envers le chef de l’armée d’occupation, lui a envoyé deux de ses aides de camp, le commandant de la Tour-d’Auvergne et le lieutenant-colonel de Menneval, porteurs de ses félicitations.

J’ai hasardé une question indiscrète auprès du général Fleury, qui n’ignore rien des secrets des dieux. Sa réponse, tournée de façon à me laisser croire possible cette nouvelle extraordinaire, n’a cependant pas dissipé mes doutes.

Ce fut le maréchal Vaillant qui donna le signal de la retraite; il avait été pour nous ce soir-là d’une amabilité d’autant plus remarquable que nous y étions moins accoutumés. C’était par excellence le type du bourru bienfaisant. A Paris, même dans les plus grandes réceptions, il était accompagné d’un énorme chien qui, couché à côté de son maître, ne le quittait ni jour ni nuit et faisait, d’un air rébarbatif, les honneurs de son salon.

Était-ce regret de son inséparable compagnon, ou toute autre cause, mais les traits du maréchal accusaient à Milan une véritable lassitude; il se plaignait beaucoup des fatigues de la campagne qui, disait-il, n’étaient plus de son âge.

M. Andryane, l’ami de Silvio Pellico, vint le soir présenter ses hommages à Leurs Majesjestés. Je l’avais rencontré plusieurs fois dans la société du général de Béville; il avait cherché à nous faire entendre qu’il avait à Milan et dans toute la Lombardie les pouvoirs d’un commissaire très écouté de l’Empereur.

Dans sa jeunesse, Andryane, d’origine française, avait été reçu carbonaro par le vieux Michel-Ange Buonaretti. Compromis dans les sociétés secrètes d’Italie et reconnu ennemi déclaré de l’Autriche, il fut condamné à mort en 1824, gracié par «summa clemencia di Sua Maestà », il fut toutefois envoyé au Spielberg pour y subir la détention perpétuelle. Sa sœur fit preuve, pour le tirer de la redoutable forteresse, d’un dévouement sans bornes. Très hâbleur, il racontait sur sa détention des épisodes qui n’étaient pas à la gloire de l’Autriche, mais qu’il était difficile de contrôler.

Par un de ces retours fréquents dans la vie politique d’un homme actif et intelligent, Andryane aurait pu obtenir une situation considérable... Il cherchait à le faire croire.

L’incident vint nous prouver qu’il était loin d’avoir la confiance de l’Empereur, qui affecta de ne pas le reconnaître, lorsqu’il l’aperçut dans l’angle d’une fenêtre, soulignant, par sa raideur, cette attitude voulue.

J’appris dans la suite le motif de cette réception plus que froide. M. Andryane avait été, en effet, nommé à l’important emploi de commissaire général des provinces lombardes. Des appointements généreux étaient attachés à cette place. Sans se rendre un compte bien exact de la politique et des intentions du souverain, il parlait trop, promettait encore davantage: c’était un homme à double face. Aux partisans du Piémont, il disait que la Lombardie serait cédée, qu’il en faisait son affaire; à la noblesse, il tenait un autre langage, affirmant que Napoléon conservait cette province pour en faire un État indépendant sous la protection de la France. Ce rôle de roué déplut à Sa Majesté, qui ne voulut plus entendre parler du commissaire général, et finalement lui tourna le dos.

L’Empereur, s’adressant directement à nous, s’informa, avec un grand intérêt, des nouvelles de M. le maréchal de Castellane, nous citant plusieurs passages de l’admirable lettre qu’il en avait reçue, pour lui demander de marcher avec n’importe quel commandement.

Qu’il me soit permis d’esquisser ici ce type de grand seigneur et de vaillant soldat, dont la physionomie intéressante et originale mériterait mieux qu’une étude de surface.

Juste autant que sévère, mais inflexible devant la consigne, ne laissant rien à l’aventure, absorbant dans la sienne la volonté des autres, tout en s’occupant des moindres détails, il était né chef avec les qualités de sa grande race.

Remarquablement énergique, il avait rétabli l’ordre à Rouen en 1848.

La population lyonnaise, assez turbulente en général, savait à qui elle aurait affaire, et jamais la moindre révolte ne vint sous son autorité troubler la paix de la grande cité manufacturière. La crainte est le dernier mot de la sagesse!

Toutefois, la sévérité du maréchal était tempérée par une extrême impartialité. Accessible à tous, il manifestait pour la santé de ceux qui étaient sous ses ordres, une préoccupation vraiment touchante et dont j’ai eu mille preuves.

Il y a peu d’officiers, et surtout de soldats, qui n’aient reçu des marques de sa bienveillance.

Sa vie était extrêmement active; toujours au galop sur son cheval blanc resté légendaire, il traversait en tous sens les rues de la ville, voulant tout surveiller, tout voir de ses propres yeux.

Quoiqu’il soit d’une taille élevée, le maréchal est très voûté ; ses adversaires se plaisent à exagérer en caricatures ou chansons cette défectuosité, mais il est le premier à en rire. Il a fait ses preuves de bravoure et pourrait répondre comme un illustre général aux ennemis de la France: «Bossu, qu’en savent-ils, je ne leur ai jamais tourné le dos.»

Malgré sa sévérité redoutée, il était loin d’être impopulaire, une grande générosité lui étant naturelle ; peut-être rentrait-elle dans son système de gouvernement humain, et n’était-elle qu’une conséquence de l’axiome qu’il avait sans cesse à la bouche.

«Il faut prendre,» disait-il, «les femmes par

«la douceur, les hommes par le sentiment de

«l’honneur, les enfants par l’émulation et les

«dragées, les imbéciles par la vanité et les

«brutes par la crainte.»

Il avait du reste le mot incisif et railleur, une pointe spirituelle sortait vive et acérée d’une phrase très courte, déroutant les importuns ou les flatteurs.

Sur un seul article, celui de la tenue, le maréchal était inflexible; il estimait qu’un militaire doit se distinguer toute sa vie aussi bien par le costume que par le cœur.

Jamais il ne quittait l’uniforme, donnant ainsi l’exemple d’une consigne sur laquelle il ne transigeait pas.

Le gouverneur de Lyon arrivait toujours à l’improviste au camp de Sathonay où les régiments passaient six mois tour à tour.

Tout à coup on entendait l’appel des tambours, des clairons; vite nous accourions, n’ayant pas le loisir de rectifier le moindre accroc dans la correction de la tenue.

Un jour, me promenant dans la campagne, une badine à la main, décapitant bleuets et coquelicots comme un simple rural, je vis arriver le grand coupé du maréchal. Aimablement il fit arrêter, en m’apercevant, me priant de monter avec lui. Je m’approche; mais soudain sa figure change, son regard perçant fait le tour de ma personne, puis me fixant d’un œil sévère:

«Général,» me dit-il, «vous ne pouvez monter, vous avez oublié votre ceinture d’ordonnance; » et du doigt tendu il désignait l’humble ceinturon de cuir qui retenait mon épée.

Le cas n’était pas bien grave; aussi, réprimant soigneusement un léger sourire:

— «Monsieur le maréchal,» répondis-je, «je

«vous fais toutes mes excuses; je vais

«m’empresser de réparer cet oubli, espérant qu’au

«rebours du proverbe je ne perdrai pas pour cela,

«près de vous, ma bonne renommée.»

Et comme un gamin, pris en faute, je m’esquivai au plus vite pour revêtir la maudite ceinture et rejoindre mon chef.

Moins heureux fut un capitaine dont l’aventure faillit tourner au tragique et amener la perte d’une intéressante famille.

Le gouverneur, arrivant au camp dans le même équipage, aperçoit, en pleine campagne, un officier courant à perdre haleine à travers champs et guérets, le képi en arrière, franchissant haies et clôtures sans s’inquiéter d’une longue houppelande, de celles qu’on porte au coin du feu, et qui gonflait au vent d’une façon fort grotesque. Le maréchal devient blême de colère à ce spectacle inattendu, il ordonne que l’officier lui soit amené mort ou vif.

L’ordre est exécuté heureusement dans sa seconde partie et le capitaine rouge, essouflé, débraillé, comparaît devant son terrible juge.

La fureur du maréchal ne laisse pas le loisir d’une explication, les invectives tombent comme grêle et le pauvre diable ahuri, affolé, perdant tout sang-froid, ne trouve comme réponse qu’un mot qui, fatalement, devait le mener en conseil de guerre.

L’événement connu, jette la consternation dans le camp; le code militaire est inflexible; c’est le déshonneur, la ruine pour un vieux soldat et pour tous les siens.

Il faut tenter une démarche immédiate. La commission est ingrate; je me dévoue et j’aborde l’inexorable maréchal.

Je raconte les états de services du coupable, ses campagnes, ses blessures, sa situation intéressante, celle de sa nombreuse famille; il me laisse aller, écoutant froidement, pas un mot ne sort de ses lèvres serrées. Ma gorge se sèche, mais il faut raconter les causes de l’incident.

Le malheureux a une fille qu’il adore; l’enfant chétive, maladive, a pour unique jouet, unique distraction un oiseau qu’elle entoure de ses soins, de son affection. L’oiseau s’est échappé, l’officier s’est précipité à sa poursuite sans réfléchir à son étrange costume; le maréchal est survenu, et un vieux serviteur de la patrie va voir briser sa carrière parce qu’il a été bon père...

J’attends anxieux, le maréchal se promène toujours nerveusement sans paraître me voir. Tout à coup, il s’arrête devant moi d’un air terrible et d’une voix sèche: «Général, crie-t-il, vous porterez au capitaine X***, quinze jours d’arrêts de rigueur.»

C’était le salut: «Mais, Monsieur le Maréchal, «le motif de la punition?»

— «Ah! au fait, eh bien, général, vous mettrez... pour... chasse en temps prohibé, mais que le camp ignore cette aventure... allez.»

Au civil, le maréchal fut le même. Son apparence effrayante était un moyen de gouverner. Certes il eut tiré, sans pitié, sur de vrais émeutiers, mais il préférait intimider pour n’avoir pas à sévir.

Le maréchal de Castellane recevait chaque semaine, donnant des fêtes qui se terminaient invariablement à minuit; sourd aux sollicitations de la jeunesse, qui n’avait pas les goûts de Cendrillon, il n’accorda jamais le quart d’heure de grâce. Lorsque l’horloge sonnait les douze coups impitoyables, l’orchestre se taisait, les lustres s’éteignaient; un salut circulaire dispersait les invités comme une volée de passereaux effarouchés.

Cependant il aimait la société ; aimable surtout pour les jeunes filles qu’il comblait de gâteries. Parfois, il avait l’air d’un homme cherchant à se reposer d’un militarisme poussé à outrance.

Le soir, il nous lisait des fragments fort intéressants de son journal; j’aime à croire qu’il sera publié quelque jour. Souvent, au cours de cette lecture, sa pensée semblait passer par-dessus le livre et quelque réflexion philosophique venait, après un silence, couper le récit d’aventures qui n’étaient pas uniquement épiques, la galanterie n’ayant pas perdu ses droits.

L’au-delà le préoccupait sans l’effrayer, et cette maxime sortait souvent de ses lèvres dédaigneusement plissées: «La vie n’est qu’une halte entre deux mystères.» ............................

Plusieurs fois, au cours de ma carrière, j’ai eu l’honneur de servir sous les ordres de Monsieur le maréchal de Castellane; c’est donc en toute connaissance que je lui ai voué une affectueuse et respectueuse estime.

Il avait eu l’espoir déçu d’être appelé à conduire en Italie son corps d’armée, si bien préparé de longue main.

C’était un grand caractère, une personnalité très soulignée, devant laquelle on me permettra de ne pas passer sans m’incliner.

Avant de quitter la salle du palais royal de Milan, l’Empereur nous demanda notre opinion sur la conduite des hommes rentrant des congés renouvelables; nous en avions été assez satisfaits. Tel n’était pas l’avis de Sa Majesté, qui conclut de façon à me laisser supposer que ce mode de recrutement allait être changé.

Nous sortîmes vers huit heures et demie. La ville était splendide; les maisons illuminées, des milliers de lanternes multicolores agitées par la brise, produisaient le plus magique effet.

La cité semblait en feu; çà et là quelques fantastiques ombres faisaient ressortir plus encore la beauté du spectacle. Nous passons devant le palais Belgiojoso étincelant de feux coloriés et le plus éblouissant entre tous. Les spectateurs deviennent eux-mêmes la partie intéressante de cette mise en scène inoubliable. La joie de ce peuple soumis hier au despotisme est indicible; une foule curieuse, énorme, encombre la place par laquelle nous passons; il y a des mouvements d’oscillations. On s’empresse autour de nous; impossible de se frayer un chemin au milieu des groupes animés; les enfants s’attachent aux pans de nos tuniques, les femmes se cramponnent à nos bras, baisent nos mains, tandis que les hommes veulent nous porter en triomphe. Pour ce peuple exalté, les vainqueurs de Magenta et de Solferino sont bien les véritables libérateurs de la Lombardie.

La reconnaissance, ce sentiment mobile comme tous ceux qui traversent le cœur humain, n’est pas encore effacé.

Notre émotion est grande. J’y participe sans contrainte, et pourtant je ne me fais nulle illusion sur la constance de cette exaltation si ardemment exprimée. L’homme est ainsi fait, c’est un perpétuel flotteur, qui se laissera toujours emporter au gré d’un courant sympathique.

Jamais je n’ai mieux apprécié les beautés d’une nuit italienne; cet air chaud et parfumé nous grisait comme les acclamations.

Déjà, le 7 juin, les Milanais avaient fait une ovation magnifique au maréchal de Mac-Mahon et au général Lebrun: ce fut un vrai délire.

Les autorités locales firent enlever les chaînes de fer enserrant la voûte de l’arc de triomphe, voulant ainsi inaugurer ce passage jusque-là interdit à tous, par une ordonnance strictement observée.

D’ailleurs, ce monument grandiose sur lequel plane l’aigle impériale n’a-t-il pas été élevé en l’honneur de l’armée française lorsque Napoléon 1er constituait le royaume d’Italie dont Milan devenait la capitale?

Pour ma part, je souhaite à la Lombardie tout le bonheur qui peut être son partage. Dieu lui a donné déjà les biens les plus précieux: un ciel bleu, un sol fécond, pays d’exception où l’on moissonne les fleurs, les lauriers, l’enthousiasme, l’amour, pour le soldat, hélas! sans lendemain!

Passant, lorsque je rentrai chez moi, devant le palais Trivulce où habitait le brave général Douai, blessé au pied à Solferino, j’eus un moment l’idée d’entrer pour le voir. Puis réfléchissant que je pourrais le déranger à cette heure tardive, je me décidai à poursuivre ma route jusqu’au palais Gonfalonieri que j’habite, avec les généraux d’Hugues et Suau, depuis mon arrivée à Milan.

Ce palais magnifique appartient au comte Gonfalonieri, parent de celui du même nom, qui demeura si longtemps dans les cachots de l’Autriche, compagnon d’infortune d’Andryane et du célèbre Silvio Pellico.

Son histoire me fut racontée. Enlevé presque mourant par la police autrichienne, on lui fit faire une halte à Vienne.

Il crut tout d’abord que c’était par commisération pour son état de santé que ce repos lui était accordé, après la commutation de la condamnation à mort prononcée contre lui et ses collègues en conspiration. Il se trompait.

Le prince de Metternich, alors chancelier de l’Empire, voulait obtenir le nom de tous les agitateurs, désirant par un coup double habile étouffer les complots présents et à venir, en y compromettant le nom du prince de Carignan, devenu plus tard Charles-Albert.

Le comte déjoua ces plans, en se bornant à répondre: «J’accepte mon sort et ne me plains de

«personne. Je n’ai pour complices que ceux qui

«désirent la liberté de leur patrie. L’Empereur

«avait le droit de prendre ma vie. Je suis

«profondément touché de sa clémence, mais je n’ai

«rien de plus à ajouter.»

Il dut prendre le chemin de la terrible citadelle du Spielberg, qui commande la ville de Brünn, laissant une femme adorée, la comtesse Theresa, qu’il ne devait jamais revoir. En effet, celle-ci ne cessa de joindre ses efforts à ceux de la sœur d’Andryane pour obtenir l’élargissement des prisonniers.

Mais lorsqu’après douze années d’une cruelle détention, le comte fut enfin rendu à la liberté, la comtesse Theresa venait de mourir, et lui-même. était réduit à l’état de débile vieillard. Il végéta quelques années encore, et la ville de Milan toute entière se pressa aux obsèques de cette victime d’un patriotisme qui force toujours le respect.

Le comte actuel, plus réservé dans l’expression de ses sympathies, a vécu en fort bons termes avec les dominateurs du pays.

Il avait quitté Milan dès le début de la guerre, je fus donc privé du plaisir de faire sa connaissance; mais le palais était habité par son fils et sa belle-fille, qui nous firent avec une grâce parfaite les honneurs de cette somptueuse demeure.

La jeune comtesse, extrêmement vive, animée, spirituelle et gaie, parlait avec une franchise, qui ne laissait nullement dans l’ombre des sentiments fort éclectiques en politique. Elle paraissait assez indifférente à son nouveau roi, mais elle avait voué, prétendait-elle, une admiration sans bornes et un vrai culte à l’empereur Napoléon; ce qui ne l’empêchait pas d’être très sympathique à la personne et au loyal caractère de François-Joseph. Heureux mélange!

Je fus bien inspiré de rentrer au palais Gonfalonieri alors que tous les Milanais étaient encore dans la rue, ce jeudi soir 14 juillet. Mon étonnement fut grand en trouvant installé à mon bureau le général de Béville, aide de camp de l’Empereur, et le capitaine Darguesse attaché à la personne de Sa Majesté.

«— Qu’y a-t-il donc de nouveau, mon général?» fut ma première parole.

«— Une minute, s’il vous plaît, mon ami; je

«comprends votre étonnement; mais je rédige

«un ordre qui vous concerne et suis ensuite tout

«à vous.»

J’attendis l’explication, fort intrigué.

Bientôt j’appris qu’une dépêche de Turin était arrivée dans la soirée, annonçant que l’esprit turbulent de la population se montrait hostile à l’Empereur. Des manifestations indignes avaient eu lieu... Les portraits de Sa Majesté avaient été arrachés par la foule qui leur avait substitué ceux de Mazzini, d’Orsini, etc...

Fragilité des cœurs humains! Je ne pouvais m’empêcher, en écoutant ce récit, de faire un retour sur le délire enthousiaste de cette autre population qui venait de nous acclamer.

J’en fis la réflexion à mon interlocuteur; il me répondit avec plus de désintéressement et d’illusion que je n’en pouvais conserver:

«Soyons généreux, oublions; peut-être ne

«sont-ce après tout que quelques trahisons

«subalternes.»

Toujours est-il, que Napoléon III, informé de ce détail, donna lui-même au général de Béville l’ordre de faire partir ma brigade pour Turin, afin de protéger son passage.

Mes régiments, prévenus, durent faire à la hâte leurs préparatifs de départ, pour se conformer aux instructions qui s’écrivaient sous mes yeux.

Lorsque tout se trouva prêt et qu’il ne me resta plus qu’à quitter ce palais hospitalier, je voulus jeter un dernier regard sur un tableau superbe qui ornait un des panneaux de ma chambre et avait, dès la première minute, captivé mon attention.

C’était le portrait en pied, grandeur naturelle, d’une jeune et adorable femme, dont le costume de cour indiquait clairement qu’elle avait dû vivre au temps du roi Louis XIII.

Dans un angle, je déchiffrai l’inscription suivante: «Madeleine Bilia, femme de Charles de Longueval, des comtes de Bucquoy.»

Or, il me revint à la mémoire, que les vieilles chartes de famille attribuaient, avant le quatorzième siècle, à mes ancêtres, le titre de seigneurs de Bucquoy. Étrange coïncidence...

Par quel hasard un homme du Nord, un parent peut-être, poussé par la victoire, ou par l’amour, par les deux mêmes, était-il venu du fond des Flandres tenter la conquête de la charmante Madeleine Bilia?

L’homme sait-il jamais où sa fortune et sa destinée le conduisent.

Un courant de rapide sympathie s’était vite établi avec la dame du portrait. Je m’aperçus que j’étais triste à la pensée de quitter ces yeux si purs et si doux, qui m’avaient tenu compagnie pendant les trop courtes heures de mon séjour, et semblaient maintenant me regarder avec un intérêt attendri.

Dût-on trouver ridicule et un peu folle, cette conduite chez un homme qui porte les insignes du commandement, j’avouerai que je ne pus résister au désir de prendre congé de cette amie d’un jour, qui allait pour des siècles peut-être se perdre encore dans la foule des indifférents.

Je m’approchai de la fine main qui semblait s’appuyer, comme pour descendre, à la paroi dorée de l’énorme cadre, et après y avoir déposé respectueusement un baiser d’adieu, je me lançai presque ému à travers les brumes blanches flottant encore sur la ville éteinte et endormie, sans avoir le loisir d’obtenir, sur le roman de ma belle parente, un renseignement qui me manquera toujours.

Feuillets militaires: Italie, 1852-1862

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