Читать книгу Les réfractaires - Jules 1832-1885 Vallès - Страница 6
LES NUITS NOIRES.
ОглавлениеLe lit a fui; on n’a voulu le coucher nulle part, le réfractaire: l’un a dit qu’il àavait sa femme; chez l’autre, on ne l’a pas laissé monter.
Il s’en va rôdant à la porte des cafés, brasseries ou bouges que la police garde ouverts pour y ramener son gibier; espérant toujours trouver un abri. Mais rien ne vient: les étudiants ont pris leur dernière choppe, le verre de vieille; ils sortent, se cognent un peu et rentrent. Le silence se fait, et l’on n’entend que le pas dur des sergents de ville, qui battent le pavé en causant bas. Encore cinq heures à passer; les heures, ces éternelles ennemies qu’il faut voir mourir, qu’il faut tuer dans l’ombre, sans que la police entende!
Quand apparaissent les agents en burnous noir, il doit trouver la force de hâter le pas, prendre une allure honnête, l’air pressé ; si c’est la seconde fois qu’ils le rencontrent, chantonner un air égrillard, faire mine de zigzaguer comme un homme ivre qui ne trouve plus son chemin.
Il s’éloigne, va devant lui, s’asseyant, quand il ne voit pas de tricorne sur les marches des escaliers qui mènent sous les ponts, en face de l’eau qui coule et invite au suicide!
Quelquefois il fait mauvais. La pluie tombe, traverse les habits, glace les reins: — il faut aller quand même, la chemise collée toute froide à l’échiné, la tête et les pieds dans l’eau! C’est par ces nuits sombres qu’ils vont à la campagne, les réfractaires, qu’ils vont visiter les bois de Boulogne et voir le lever du soleil à Montmartre. C’est un but, cela prend du temps, fait marcher plus vite. On a la chance de trouver contre les murs des fortifications une crevasse, un trou, où blottir son corps gelé, éponger ses guenilles, mettre ses pieds dans ses mains pour les réchauffer; la banlieue est bonne par ces temps-là ! il n’y a dehors dans la campagne que les malfaiteurs et les réfractaires.
Ils reviennent au petit jour, les cheveux ruisselants sur les tempes, le chapeau déformé, les basques honteuses, sales, trempés de boue, pour aller dormir, si cela se peut, sur une chaise, chez quelque ami qui veut bien les recevoir dans cet uniforme de noyé ! C’est horrible, n’est-ce pas? ce noyé a fait ses classes, il a eu tous les prix au collége, on a dépensé vingt mille francs pour l’instruire, il a été reçu bachau avec des blanches à Clermont, où l’on disait dans la salle qu’il serait ministre.
Les réfractaires à chevrons, ceux qui ont déjà roulé, ont leurs entrées dans quelque cercle, maison de jeu autorisée, où l’on bat les cartes toute la nuit. Ils montent, se confondent avec les parieurs, parlent veine, erreur, coup dur; le chef de cagnotte les croit à la partie, et ils restent là, debout contre les chaises, avec des crampes dans les jambes, le désert dans la gorge, le ventre plat et le cœur gros! Il y a des gens qui n’ont eu durant des mois entiers d’autre logement que le canapé fané du cercle, où ils se jetaient négligemment comme pour reprendre haleine après une déveine, et ils dormaient ainsi, entre deux décavés, d’un sommeil malsain, jusqu’à ce que, faute de joueurs ou d’enjeux, la partie s’arrêtât. Alors, par quelque temps qu’il fit, par la pluie ou la neige, dans la boue ou la glace, il fallait partir, les pieds gonflés, les genoux brisés, frissonnant au froid du matin, grelottant la fièvre dans cette redingote blanchâtre, tunique de Nessus râpée qui ne se détache que par lambeaux, quand la peau a mangé le drap: les habits s’usent vite dans cette éternelle familiarité, et les pantalons écarquillent, derrière, des yeux étonnés.
Vers six heures, les églises s’ouvrent: le réfractaire entre, prend de l’eau bénite et va s’asseoir au fond de quelque chapelle, où il dort jusqu’à ce que les loueuses de chaises le dérangent. Il se lève alors, et se traîne en s’appuyant contre les parapets, en s’affaissant sur tous les bancs. Les boutiquiers, en voyant passer quelques-uns de ces pauvres diables, les yeux rouges et les mains sales, chemise fripée et souliers crottés, disent que ce sont des journalistes qui viennent de souper chez des actrices.