Читать книгу Les réfractaires - Jules 1832-1885 Vallès - Страница 7
II
ОглавлениеQu’il travaille, direz-vous, pour avoir un lit, des chemises, du pain?
Est-ce quand il rentre le matin de sa course nocturne, quand il a frissonné six heures de froid, de fatigue et de peur, quand il vous arrive l’œil creux, les genoux tremblants, ne demandant qu’un bout de tapis où étendre son corps brisé, est-ce alors que vous lui clouerez la plume aux mains en le souffletant de votre mépris, si sa paupière alourdie s’abaisse? Est-ce quand la faim le talonne, le fouette au ventre, le chasse hâve et hagard à travers la rue à la poursuite d’un morceau de pain? Vous ne voyez donc pas qu’il chancelle? Voilà deux jours que l’estomac chôme? Si ce soir il n’a pas mangé, demain il est mort.
Travaille: est bien facile à dire!
Mais où ? chez qui? rue Saint-Sauveur ou rue Plumet? S’il savait faire quelque chose, un étalage, une. addition, la place, la vente, mesurer du drap, pincer le tissu, tenir les livres, le carnet, la caisse! Il ne sait rien, le pauvre diable, qu’un peu de latin et de grec, qu’il vendra au mois, à l’heure, sous forme de leçons. Où les trouver? J’admets qu’il ait mis la main sur un élève; — marché conclu, chose dite; rendez-vous pris: — tout cela lettre morte, chance vaine, s’il a les pieds dans la misère! Inutile tout son courage, stériles ses espérances; les souliers crèvent, le pantalon sourit, le linge manque. Il faut boucher ces trous, combler les lacunes, sauver la mise! Les amis sont là, il court chez l’un, chez l’autre, ici, là-bas. Mais c’est à midi qu’on l’attend. Il n’a encore qu’une redingote trop étroite et un gilet trop court. Que faire? S’y rendre ainsi vêtu pour amuser les domestiques et épouvanter les parents? Il n’ira pas, moins par orgueil que par raison; il sait bien qu’on le congédiera s’il fait rire ou s’il fait pitié.
Et puis, c’est le temps qui manque! C’est si long à trouver, du pain! A l’heure où luit une espérance, où . une porte s’ouvre, où surgit une chance, c’est à cette heure-là que la faim arrive, à cette heure-là que déjeune l’ami chez qui l’on trouve une côtelette tous les lundis. Il balance, il hésite, il fait un pas vers la leçon, un pas vers la table d’hôte; l’estomac l’emporte, il se décide pour l’ami. Pendant le cours de ces hésitations, l’ami déjeune, sort de table, «il doit être au coin de la rue.» L’affamé de courir; il regarde, il appelle. Personne! Voilà une côtelette manquée, une leçon perdue.
Reste le métier triste de maître d’études: — trente francs par mois, un peu moins d’un sou l’heure! Encore faut-il qu’il ait le courage d’accepter cette vie avant que la misère l’ait marqué. Le placeur, Justin, Constant ou Voituret, ne lui donnera pas de lettre de crédit s’il ne lui voit pas de chemise. Le ferait-il, peine perdue! L’éleveur, après avoir toisé cet homme timide et laid sous ses guenilles, le reconduira jusqu’ à la porte en disant «qu’il a son affaire.» S’il le garde, par besoin ou pitié, ce malheureux sera le jouet, la victime, le chien des enfants. Ils lui demanderont l’adresse de son chemisier, où est sa malle; un beau jour ils lui cacheront sa culotte pour qu’il ne puisse pas se lever, et attendront qu’il pleure pour la lui rendre!
Mieux vaut gâcher du plâtre, décharger les camions, faire des déménagements dans la banlieue! Ah! sans doute! s’il y avait de l’ouvrage pour eux, s’ils pouvaient quelquefois gagner leur dîner à la force des reins, ces bacheliers sans emploi, combien en verrait-on, le soir, la sangle au cou, les crochets à l’épaule, tirer sur des charrettes en soufflant, ou chanceler sous des fardeaux. Mais que l’un d’eux aille s’offrir à servir les maçons ou à porter des malles, on regardera ses mains blanches, son habit fripé ; les goujats lui jetteront du plâtre, les commissionnaires lui donneront «une roulée,» si le sergent de ville ne l’empoigne d’abord, en lui demandant ses papiers. Où est son livret, où sa médaille? Qu’il la demande, diras-tu? Et tu le voudrais, misérable, tu voudrais qu’il en fût là, ton ancien ami de collège? Tue-le, mais ne le regarde pas mourir.