Читать книгу La Femme nue - Jules de Gastyne - Страница 6
III
AMANT ET MAÎTRESSE
Оглавление–Ma visite a lieu de vous surprendre, madame, dit cérémonieusement Luigi en entrant. Il y a longtemps, en effet, que je n’ai eu le plaisir de vous présenter mes hommages. Vous connaissez les raisons qui m’en ont empêché? Il a fallu un motif grave pour me faire franchir aujourd’hui le seuil de votre porte; je ne voudrais pas, en effet, avoir avec le prince une altercation à laquelle je ne pourrais répondre, car il me déplairait souverainement de me battre avec lui.
Zagfrana avait écouté le jeune homme sans l’interrompre. Ce début solennel avait redoublé encore ses inquiétudes.
–Que. se passe-t-il donc? demanda-t-elle.
–Il y a longtemps que vous avez vu le prince?
–Trois jours bientôt.
–Vous ne savez rien?
–Que voulez-vous que je sache?
–Vous ne soupçonnez rien.?
–Je ne soupçonne rien.
–Je vais vous faire beaucoup de peine, madame, je ne l’ignore pas, mais mon devoir est de vous prévenir. Je vous ai dit autrefois que je vous aimais. Je n’ai jamais eu l’occasion de vous le prouver. Je la trouve aujourd’hui et j’en profite, n’espérant pas que vous m’aimerez jamais à votre tour, mais voulant du moins vous montrer que vous avez en moi un ami véritable.
La jeune femme était sur des charbons ardents.
–Parlez, monsieur, dit-elle, avec une légère nuance d’impatience.
–Le prince vous trahit, commença Luigi. Il se marie. 1
Zagfrana fit un bond. Un éclair jaillit de ses prunelles noires. Ses lèvres pâlirent.
–Il se marie? s’écria-t-elle, la voix étranglée par la colère.
–Oui, madame.
–Vous êtes sûr de ce que vous me dites?
–Absolument sûr...
–Oh! le misérable!..
L’Italienne allait et venait de long en large, violemment agitée.
–Mon devoir d’ami était de vous avertir, dit Luigi.
–Oui, monsieur, et je vous en remercie.
–Je sais combien vous l’aimez, et il m’était pénible de vous voir trompée aussi indignement.
–Soyez persuadé que je n’oublierai jamais ce service.
Zagfrana était frémissante comme la corde d’une harpe fortement tendue.
Sa voix sortait de sa bouche par saccades, sifflante, brève, hachée menu, mot par mot.
–Et la femme? dit-elle.
–La femme qu’il épouse?
–Oui.
–C’est la fille d’un banquier fort riche. Le père donne un million de dot.
–C’est pour un million qu’il me vend, s’écria-t-elle, car il ne l’aime pas, cette jeune fille; il n’est pas possible qu’il l’aime!
–Elle est maigre et fort laide.
–N’est-ce pas?. fit la bohémienne en admirant dans la glace ses formes splendides. Il me vend comme on vend une esclave, pour de l’or. Mais on ne sait donc pas, dans cette famille, qui il est?
–Je ne le crois pas.
–Je le leur apprendrai, moi, je m’en charge!...
–Oh! il a aujourd’hui des papiers parfaitement en règle!. Il est très habile.
–Je me moque des papiers. Je parlerai, et on me croira.
–On ne vous recevra pas.
–On me recevra, je vous en réponds. Je ne suis pas une civilisée, moi; je suis une femelle dont on prend le mâle. et je défends mon amour, par tous les moyens en mon pouvoir!...
–Ne craignez-vous pas que le prince?.
–Apprenne ma visite?
–Oui.
–Je la lui apprendrai moi-même.
–Il pourrait se venger cruellement.
–Je n’ai pas peur de lui. Dites-moi seulement le nom de cette jeune fille.
–Mlle Leroy.
–Qui demeure?.
–Son père est banquier, rue de Provence, 117bis.
–Bien. cela me suffit. Et croyez-vous qu’elle l’aime?
–La jeune fille?. Elle en est folle. On dirait qu’il a un sort, ce misérable-là, qu’il jette aux femmes. Elles l’adorent toutes.
–Il est si beau! murmura naïvement Zagfrana.
–Le contrat doit se signer ce soir, ajouta Luigi.
–Il ne se signera pas, soyez tranquille, fit l’Italienne.
–Je le souhaite pour vous, car vous ne méritez pas d’être abandonnée ainsi. Adieu, madame.
–Au revoir, et merci!
Elle serra la main du jeune homme, et Luigi sortit.
Quand elle fut seule, la Napolitaine se laissa tomber sur ses coussins, anéantie. L’énergie qui l’avait soutenue devant un étranger l’abandonna tout à coup. De grosses larmes emplirent ses yeux. Elle savait bien qu’elle pouvait faire manquer le mariage, mais cela lui rendrait-il son amour? Car il ne l’aimait plus maintenant, elle le voyait bien, puisqu’il était décidé à en épouser une autre. Elle qui avait tout abandonné pour lui! qui aurait donné son sang jusqu’à la dernière goutte! Il la mettait de côté pour quelques pièces d’or! Car elle ne pouvait pas admettre qu’il aimât celle qu’il épousait. C’était pour la fortune qu’il la sacrifiait!. Quel homme vil était-il donc?
Elle avait dit bien haut à ce jeune homme qu’elle se vengerait, qu’elle ferait manquer le mariage. En aurait-elle maintenant le courage? Elle sentait son amour qui se détachait peu à peu d’elle-même, comme un fruit mûr qu’un grand vent secoue. Il n’était pas digne d’elle; il n’était pas digne d’être aimé comme il l’était.
Pendant qu’elle était plongée dans ces amères réflexions, la porte s’ouvrit, et le prince parut.
Elle essuya vivement ses yeux et se leva, cherchant à se donner une contenance,
–Qu’as-tu? dit le jeune homme, qui remarqua son agitation..
–Rien, fit-elle.
–Tu t’ennuies ici?
–Je m’ennuie de ne pas te voir.
–Je ne puis pas passer mes journées chez toi. J’ai des travaux très importants.
–Je les connais ces travaux, ricana Zagfrana.
–Tu les connais?
–Oui.
–Alors tu dois comprendre les raisons qui m’éloignent de toi?.
–Je les comprends très bien. trop bien. Tu ne m’aimes plus.
–Qui me forcerait à revenir ici, si je ne t’aimais pas?
–Rien, c’est vrai.
–Mais un homme qui a mon nom, ma situation, ne peut pas passer sa vie aux pieds d’une femme, si aimable et si aimée que soit cette femme. Tu devrais te mettre cela dans la tête une fois pour toutes.
Zagfrana souriait ironiquement.
–J’arriverai peut-être à me le mettre. qui sait?
–D’ailleurs, tu prends un mauvais moyen pour m’amener à rendre mes visites plus fréquentes.
–Que veux-tu dire?.
–Tu me reçois si bien!...
––Ah! je te reçois mal?
–Il me semble que tu n’es pas très aimable.,
–On n’est pas gaie tous les jours, mon ami. Cela dépend du vent qui souffle et des nouvelles que l’on reçoit.
–Quelles nouvelles as-tu donc reçues?. Qui as-tu vu?. Tu as revu Luigi?
–Peut-être.
–On s’aperçoit, en effet, qu’il a passé par là.
–Cela te contrarie?
–Absolument.
–Et si je l’aime?
Le prince fit un mouvement violent.
–Si tu l’aimes? Prends garde, Zagfrana, s’écria-t-il, tu me le feras tuer, ton Luigi.
–Monsieur est jaloux?.
–Je n’aime pas les coureurs d’alcôve.
–J’en suis désolée, mais moi je les adore! Ils me distraient et m’apprennent souvent des’ choses curieuses.
Le prince était tout décontenancé devant le ton sarcastique de Zagfrana. Il ne se doutait pas qu’elle sût quelque chose, et se demandait vainement ce qu’elle avait. Or cette disposition d’esprit contrariait vivement ses projets. Il venait près de la jeune femme pour lui faire part des nouvelles dispositions qu’il avait prises pour pouvoir se marier tranquillement. Il voulait lui proposer de changer son appartement de la rue Mosnier contre un chalet à la campagne, aux environs de Paris. Elle serait mieux là, pendant une absence de quelques mois qu’il comptait faire. Il croyait avoir toujours sur elle le même empire. Il lui suffirait de se montrer aimable quelques instants pour lui faire accepter tout ce qu’il voudrait. Malheureusement, il trouvait devant lui une femme fiévreuse, hostile, se cabrant à chaque mot. Ce n’était plus cette esclave qui se roulait jadis à ses pieds, tordue dans son amour, avec des abandons et des soumissions de caniche. Qui la lui avait donc changée ainsi?.
Le prince était désarçonné. Il ne savait par quel point aborder la question qui l’amenait. Et le temps pressait. Comme l’avait dit Luigi, le contrat se signait le soir même. Le mariage aurait lieu dans un mois au plus tard. Il fallait que Zagfrana fût hors de Paris.
–Voyons, dit-il, essayant d’attirer près de lui la jeune femme, laissons Luigi tranquille, et parlons de nous.
–Je t’écoute.
–J’ai plusieurs choses à te proposer.
–De bonnes choses?
–Bonnes et mauvaises.
–Voyons les bonnes d’abord.
–Non, les mauvaises. Nous garderons les bonnes pour la bonne bouche.
–Si tu le veux..
–Je vais être obligé de m’absenter.
–Tu pars en voyage?
–Oui.
–Et pour longtemps?
–Pour deux mois.
–Bien.
Le prince regardait sa maîtresse, stupéfait. Elle accueillait la nouvelle de ce voyage, qui l’eût mise en larmes pendant huit jours autrefois, avec une tranquillité qui l’effrayait... Elle ne l’aimait donc plus? Ou quel orage voilait ce calme?.. Le bellâtre italien était pétri d’amour-propre, et cette attitude de sa maîtresse le froissait cruellement.
–Je vois, dit-il avec ironie, que cela ne t’émeut pas beaucoup?
–Pourquoi veux-tu que cela m’émeuve?
–Je saurai ce que valent tes plaintes, maintenant, quant tu me reproches de ne pas venir te voir assez souvent.
–Que tu sois absent ou présent, tes visites en seront-elles plus fréquentes?
–Moi qui n’osais pas t’annoncer cette séparation!
–Tu avais bien tort.
–Qui prenais des précautions oratoires pour te l’apprendre... qui hésitais à te faire du chagrin.
–C’était bien inutile.
–Qui avais cherché des distractions pour toi.
–A quoi bon?.
–Qui viens de louer une maisonnette charmante, à la campagne. avec un jardin, des fleurs et des oiseaux.
–Peine perdue. Je n’aime pas la campagne, et je ne quitterai pas Paris.
–Si je t’en priais cependant?
–Je résisterais à ta prière.
–Si j’avais mes raisons?.
–J’ai les miennes qui les priment.
–Si je voulais enfin t’éloigner de ce Luigi?. fit violemment le prince.
–Je désirerais peut-être m’en rapprocher, répondit tranquillement sa maîtresse.
Le prince fronça les sourcils. Ses traits se contrac–t-èrent. Il avait peine à contenir la colère qui bouillait en lui.
–Zagfrana! s’écria-t-il avec un geste de menace.
Sa maîtresse se dressa devant lui, terrible aussi, les yeux fulgurants.
–Eh bien? dit-elle.
–C’est toi qui me parles?
–C’est moi.
–Sais-tu bien?. commença le jeune homme hors de lui.
–Que tu vas te marier?... Oui, je le sais, dit la femme d’une voix calme.
Le prince fit un bond de stupeur. Le parquet s’ouvrant sous ses pieds, la foudre tombant sur sa tête d’un ciel sans orage, l’auraient moins surpris et moins épouvanté que cette phrase dite sans émotion apparente par sa maîtresse.
Zagfrana reprit, énervée, fiévreuse.
–Oui, je le sais, je sais tout. je sais que c’est pour cela que tu veux m’éloigner de Paris, m’envoyer à la campagne, je sais que c’est pour cela que tu viens m’annoncer le prétendu voyage que tu dois faire.
–Qui t’a dit? hurla le prince.
–Que t’importe?. Est-ce vrai?. Tu n’auras pas l’audace de me mentir encore? Je connais le nom, l’adresse. Je sais que le contrat se signe ce soir. Est-ce vrai tout cela? Se nomme-t-elle Mlle Leroy?.
–Tu es parfaitement renseignée. dit le prince d’une voix mordante.
–N’est-ce pas?. fit ironiquement Zagfrana.
–Il ne me manque plus que de connaître celui qui t’a si bien mise au courant. Tu n’as pas besoin de me le dire, du reste. Je le devine, et il s’en repentira.
–Tes menaces ne l’effraient guère sans doute.
–Elles l’effraieront peut-être un jour.
–Ainsi, c’est vrai tout cela?
–Parfaitement vrai, répondit le prince, qui, voyant que les dénégations étaient inutiles, prit bravement son parti de la situation.
–Tu m’avoues la vérité maintenant, s’écria sa maîtresse, parce que tu ne peux plus me mentir. mais il faut te l’arracher, cette vérité, car ta vie n’est faite que <le mensonges!.
Le prince pâlit.
–Prends garde! vociféra-t-il.
–Des menaces maintenant! Je ne te crains pas! Toute ton existence est échafaudée sur des trahisons. ’Tu n’es pas prince! Tu n’es pas riche! Tu es un enfant ’de rien comme moi! Tu t’appelles Leporello et tu as été valet de chambre! Est-ce vrai encore, tout cela?
Le prince se précipita sur sa maitresse, la main ’levée.
–Malheureuse! clama-t-il.
De son côté, Zagfrana marcha sur lui.
–Ne fais pas un pas de plus! dit-elle d’une voix sourde.
Il recula effrayé.
–Comme tu os infâme! reprit la jeune femme. Tu sais combien je t’aime, et tu allais m’abandonner ainsi, sans regrets et sans remords, avec une de ces fables que l’on fait pour tromper les enfants! Quand tu m’as demandé de te suivre, et que je t’ai donné ma vie, tu m’avais promis de m’épouser. T’ai-je jamais rappelé ce serment seulement? Je te croyais à moi comme j’étais à toi, pour toujours.
Le prince se rapprocha.
–Écoute-moi, Zagfrana, dit-il, je t’aime toujours,
je n’ai jamais cessé de t’aimer. je t’aimerai marié. je te verrai quand tu voudras; nous ne cesserons pas d’être l’un à l’autre, mais ce mariage est nécessaire-
–Pourquoi donc?.
–Je n’ai plus d’argent. S’il manque, c’est la misère pour nous deux, la misère, sais-tu ce que c’est, Zagfrana? La misère à Paris, ce n’est pas la misère-comme à Naples, où on se nourrit d’une orange. C’est ma position détruite, c’est le déshonneur, c’est la honte et c’est la faim!
–Pourquoi ne travailles-tu pas?
–Je ne connais pas de métier.
–Retournons en Italie, tous les deux.
–Tu es folle!
–Je n’ai pas besoin de beaux meubles, moi. Nous coucherons sur la paille, mais tous les deux. Nous mangerons une orange, mais nous la mangerons ensemble. Nous boirons de l’eau, mais ce sera dans le même verre!
–Non, ce n’est plus possible!.
–Ce n’est pas possible, parce que tu ne m’aimes pas comme je t’aime. L’amour suffit à tout et tient lieu de tout, quand il est sincère.
–Tu raisonnes en enfant. Malheureusement, moi, je ne suis pas une petite fille. Je veux être riche et puissant. Ce mariage me donne la fortune et la situation, une situation haute, enviée par tous. Un million de dot, et le père a six millions au moins. Et c’est assis, c’est solide. Avec mon nom, la position de mon beau-père, je puis prétendre à. tout. C’est l’accomplissement du rêve étincelant que je fais depuis que l’ambition m’a pris à la gorge... C’est le but, l’aspiration de toute ma vie, enfin!... Celui qui m’arracherait cela, maintenant!.
Il fit. un geste terrible.
Zagfrana n’en fut pas effrayée.
–C’est moi qui te l’arracherai, dit-elle d’une voix sifflante. Je ne laisserai pas broyer sans résistance mon cœur et ma vie entre les dents aiguës de ton ambition!.
–Ne fais pas cela!. je te tuerais!. gronda sourdement le prince.
–Je le ferai, et ce ne sera pas pour te conserver, car je ne t’aime plus; je te hais et te méprise. Ce sera pour me venger. J’ai vu enfin le fond de ton cœur. Il contient décidément trop de boue pour moi!.
Elle ferma violemment la porte et laissa son amant seul, dans le salon, la tête perdue.
Le prince resta un moment tout hébété, tout étourdi, comme s’il avait reçu un énorme coup de massue sur le crâne, puis il voulut suivre Zagfrana; la porte de sa chambre était fermée. Il sonna, il appela, hors de lui, la bouche écumante de rage.
Marichette accourut.
–Votre maitresse? dit-il. Où est-elle? Je veux la voir tout de suite!
–Madame vient de sortir...
–Ah! fit-il... la gorge étranglée par la fureur.
Il ne put prononcer un mot de plus.
Il enfonça son chapeau sur sa tête d’un coup de poing violent, puis il quitta le salon.
Quand il se présenta, le soir, en habit noir, cravate blanche, camélia à la boutonnière, chez M. Leroy, le domestique lui répondit que M. Leroy était parti pour la campagne.
Le prince chancela. Il s’appuya au mur pour ne pas tomber, foudroyé. C’était toute sa fortune, si péniblement édifiée, qui s’effondrait, creusant sous ses pas un abime béant prêt à l’engloutir.