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V
LES FLÈCHES DU PARTHE
ОглавлениеQuelques jours après, en s’éveillant, Zagfrana aperçut sur sa table de nuit une lettre qu’on venait d’apporter. Elle eut un mouvement de joie. Elle avait reconnu l’écriture du prince. Elle ne s’était donc pas trompée dans ses prévisions? Son amant lui revenait. Elle déchira précipitamment l’enveloppe. L’ancien Leporello lui demandait pardon du mal qu’il lui avait fait. Il la remerciait de l’avoir arraché à une union qui. eût fait le malheur de toute sa vie. Il n’aimait pas celle qu’il devait épouser et n’aurait jamais pu l’aimer, il le sentait bien. La femme qu’il aimait, c’était elle, elle seule. Il n’en saurait jamais aimer d’autres.
La jeune femme lisait avec délices toutes ces phrases menteuses. Elle les enfouissait, pour ainsi dire, dans son cœur, comme un baume destiné à le guérir des blessures que l’amour lui avait faites.
Son amant lui rappelait ensuite les heures fiévreuses de leur première liaison, ces heures de Rome, de Monaco, restées dans son souvenir lumineuses et chaudes. Il lui disait qu’il ne pouvait pas les oublier et qu’il aspirait à les recommencer. Et elle donc! N’y pensait-elle pas toujours au milieu de ses insomnies la nuit et de son désœuvrement le jour? C’était la seule joie, le seul point rayonnant de son existence.
Le prince lui annonçait encore qu’il était guéri de son ambition. Il serait désormais tout à elle. Il quitterait les affaires et vivrait avec elle comme autrefois, enfoui dans son amour et se nourrissant de ses baisers et de ses caresses.
La pauvre femme ne se sentait pas de joie. Tout était oublié et pardonné dès la première ligne. Il n’en fallait pas tant.
Si elle acceptait ce nouveau programme, si elle voulait recommencer sa vie d’autrefois, son amant viendrait la prendre, lui disait-il, pour dîner le soir même au Moulin-Vert et fêter leur réconciliation. Il lui parlait aussi dans sa lettre d’un petit hôtel qu’il avait loué et dans lequel ils allaient habiter ensemble désormais.
Zagfrana sauta à bas de son lit. Elle prit une feuille de papier et écrivit ces seuls mots: «J’accepte tout. Je t’aime. Viens vite!»
Le prince ne se présenta rue Mosnier qu’à six heures du soir. Il avait eu tant d’occupations! Sa démission d’administrateur à donner, de nombreuses visites à faire; elle crut à tout ce qu’il lui dit; elle accepta tout. Elle le voyait, elle était heureuse. Elle lui prit le bras avec une joie d’enfant, et ils partirent.
Au moment de franchir la porte, Marichette fit un signe à sa maîtresse.
Zagfrana revint sur ses pas.
–Que me veux-tu? dit-elle.
–Vous faire une recommandation, Madame. Méfiez-vous du prince!
La jeune femme haussa les épaules.
–Tu es folle! murmura-t-elle.
–Pas si folle, Madame, répondit la soubrette. Il avait un drôle d’air quand je lui ai ouvert la porte. Il n’avait pas eu le temps encore de composer-son visage, et on y lisait une telle cruauté que j’en ai frissonné.
–Imagination! fit insouciamment l’Italienne.
–Je le souhaite pour Madame, mais j’ai voulu prévenir Madame. Si ce rapprochement cachait une trahison?
Zagfrana éclata de rire, mais d’un rire contraint.
–Eh bien, Zagfrana, cria la voix rude du prince, qui attendait sur la première marche de l’escalier.
–Voici, mon ami.
Elle courut vivement à lui et ils descendirent.
Les paroles de Marichette avaient malgré tout .fait impression sur elle et jeté un certain trouble dans son àme. En chemin, elle étudia la figure du prince, mais celui-ci lui parut si gai, si dégagé de toute préoccupation étrangère à son amour, que ses craintes se dissipèrent.
Le prince avait pris son coupé. En quelques minutes l’avenue des Champs-Élysées fut franchie et quelques instants après on s’arrêtait au Moulin-Vert.
C’était en été. Le restaurant était plein. Le prince eut de la peine à trouver un cabinet. Le patron parvint néanmoins à lui en faire avoir un, et ils y dînèrent en tête-à-tête comme deux amoureux. Il semblait qu’il n’y eût eu sur le bleu de leur amour aucun nuage. ils revivaient le passé et faisaient mille projets d’avenir. Zagfrana était redevenue aussi confiante et aussi aimante qu’au prcmier jour.
Il était près de minuit quand ils quittèrent le restaurant.
Il faisait une fraîcheur délicieuse. L’azur était criblé d’étoiles. on entendait venant du bois des frissonnements de feuilles.
Le chasseur s’avança pour offrir au prince une voiture.
–Veux-tu marcher un peu, Zagfrana? dit ce dernier. Je n’ai pas fait venir le coupé exprès.
–Volontiers, répondit la jeune femme.
L’ancien Leporello congédia le chasseur, et ils s’enfouirent dans les bosquets à travers les frémissements amoureux des arbres. Un grand-calme se faisait. Les dernières voitures disparaissaient rapidement dans les avenues, avec leurs lumières semblables à des feux follets. Au loin le grondement sourd de Paris s’éteignait, et dans les herbes à leurs pieds les insectes s’éégosillaient pour achever d’enchanter leur soirée.
Comme il y avait longtemps qu’ils s’étaient trouvés ainsi, la main dans la main, dans la nuit, en face du ciel bleu, caressés par la brise et éclairés par le seul rayonnement des étoiles! Comme c’était loin d’eux déjà et il n’y avait pas trois ans qu’ils s’aimaient!
C’est ainsi qu’ils passaient les soirées autrefois. Le bonheur chantait autour d’eux. Co beau temps allait donc revenir?
Zagfrana marchait en s’appuyant sur le prince, la bouche sous sa bouche, buvant son souffle, toute tressaillante d’amour. Les nuages s’étaient dissipés.
Son amour était revenu aussi grand, aussi profond qu’autrefois. Elle aurait passé toute la nuit ainsi, pendue à son bras, si le prince n’était revenu brusquement sur ses pas.
Ce dernier d’ailleurs avait depuis un moment une attitude étrange, qui aurait certainement frappé un être moins affolé que Zagfrana. Il était devenu sombre et réservé. Il répondait à peine aux caresses et aux folies de sa maîtresse. Il semblait sous le coup d’une préoccupation.
Peut-être regrettait-il cet amour si sincère, si dévoué, qui lui avait donné déjà tant d’heures heureuses et qu’il allait perdre pour touj ours. Peut-être sentait-il descendre en lui un reste de pitié et de compassion pour cette malheureuse, qui lui montrait si naïvement le fond de son âme; qui lui avait sacrifié si délibérément toute sa vie et qui n’était coupable que de l’avoir trop aimé.
Son esprit luttait sans doute entre le désir de la vengeance et la douceur du pardon, et c’est pour échapper à l’attendrissement qui le gagnait malgré lui qu’il avait interrompu la promenade.
Une heure sonna. C’était le moment qu’il avait fixé probablement, car il entraîna rapidement sa maîtresse du côté de l’avenue d’Eylau.
–Où allons-nous ainsi? demanda celle-ci, à qui revinrent à l’esprit les paroles de Marichette, mais ce fut rapide comme un éclair. Elle ne s’y arrêta même pas.
–Je veux te montrer, dit le prince, l’hôtel que j’ai loué.
–A une heure du matin?
–Qu’importe? Il y a des bougies! et nous passons devant la porte. Cela te répugne d’entrer là?
–Il me semble que j’aurai peur dans une maison déserte.
–Avec moi?
–C’est vrai, je suis folle.
–Nous voici arrivés. J’ai justement la clef sur moi. Nous allons prendre possession de notre logement en amoureux, dans le grand silence de la nuit.
En disant ces paroles, le prince avait ouvert la porte et fait entrer Zagfrana. Il y avait une bougie au pied de l’escalier. Il l’alluma, et il s’engagea devant, ouvrant les pièces vides, dont les boiseries criaient. Le bruit des pas résonnait sur la sonorité des parquets et emplissait de son écho toutes les pièces. La lumière, agitée par le prince, dansait fantastiquement sur les murs nus dont les papiers éventrés pendaient en lambeaux. On se heurtait dans des chàssis éventrés et des meubles abandonnés.
Il y avait sans doute longtemps que la maison était inhabitée, car il se dégageait des murailles une fraîcheur moite, qui tombait sur les épaules de Zagfrana et la faisait frissonner.
–Eh bien, comment trouves-tu cela? demanda le prince.
–C’est très grand, mais tout est à refaire.
–Oh! tout. Mais enfin, tu ne t’y déplairas pas trop?
–Je ne m’y déplairai pas du tout, puisque tu seras avec moi.
Le prince eut un sourire cruel.
–Il nous reste encore à voir, dit-il, la pièce la plus curieuse, et nous sortons.
C’était au rez-de-chaussée, au fond d’un couloir sombre, du côté du jardin.
Le prince ouvrit une porte et Zagfrana aperçut avec surprise des lueurs rouges sur le mur en face d’elle.
Qu’est-ce que cela voulait dire?
Elle allait reculer instinctivement, et interroger son amant, mais celui-ci, qui avait prévu ce mouvement, la poussa en avant et ferma la porte.
Zagfrana poussa un cri d’épouvante. Elle était prise.
Elle jeta autour d’elle des regards effarés.
Elle se trouvait dans une grande pièce carrée, sans meubles comme les autres, les volets des fenêtres soigneusement clos. Dans la cheminée un réchaud plein de charbons enflammés. C’était la lueur de ce feu qu’elle avait aperçue, et de chaque côté du réchaud les deux domestiques du prince, sombres, pâles, impassibles, comme deux bourreaux.
Zagfrana leva vers son amant des yeux où se lisaient la terreur et la stupeur.
Le prince ricanait et il se dégageait de sa physionomie un air de férocité qui fit courir une sueur froide par tout le corps de la malheureuse.
–Je suis perdue! murmura-t-elle en elle-même.
Elle résolut néanmoins de faire bonne contenance et dit à l’Italien qu’en effet cette pièce était curieuse à visiter.
–N’est-ce? fit celui-ci avec son rire narquois. Tu aurais certainement perdu à t’en éloigner sans l’avoir vue.
La jeune femme ne répondit pas. Elle se demandait mentalement ce qu’on allait faire d’elle, prise d’une grande terreur, causée surtout par la profonde perfidie de son amant.
Voulant néanmoins continuer jusqu’au bout son rôle indifférent.
–C’est tout ce qu’il y a à voir? demanda-t-elle, et elle se dirigea vers la porte.
–Pas encore tout! ricana le prince.
Il fit signe aux domestiques qui s’approchèrent de Zagfrana.
Celle-ci recula avec effroi.
–Que me voulez-vous? cria-t-elle. Ne me touchez pas!
Les hommes regardèrent leur maître.
–Faites! prononça tranquillement ce dernier.
Zagfrana comprit que c’était fini. Les hommes lui avaient mis brutalement la main sur l’épaule. Elle se dégagea vivement et s’enfuit au fond de la pièce en appelant au secours.
Le prince s’approcha d’elle.
–Ne criez pas, fit-il d’un air ironique, je ne veux pas votre mort. je désire seulement vous laisser avant de partir un petit souvenir, qui vous rappellera à la fois et mon grand amour d’autrefois et la façon dont je me venge quand on m’offense.
–Misérable lâche! hurla Zagfrana... Tu m’as menti toute cette soirée encore en me disant que tu m’aimais! pour m’attirer dans ce guet-apens!. Tu as bien l’âme d’un valet que tu es!
–Malheureusement, tu possédais l’âme d’une trop grande dame, toi; c’est pour cela sans doute que nous n’avons pas pu nous entendre, riposta le prince d’une voix sarcastique.
Puis, se tournant vers les valets, muets et froids comme des statues:
–Allez! fit-il.
Les deux hommes s’emparèrent de Zagfrana malgré sa résistance désespérée, ses cris de détresse, ses injures et ses menaces adressées à son amant; elle se débattait avec une énergie sauvage.
Le prince n’avait pas sourcillé.
Quand il vit les domestiques maîtres enfin de la femme, il s’approcha.
–Ah! tu as cru, dit-il, que je laisserais impunie l’infamie que tu as commise! Tu ne me connais guère, Zagfrana. Ce mariage était la vie pour moi. C’était la splendeur et la fortune, dans Paris, dans ce Paris que je vais être obligé de quitter à cause de toi. Etre riche et grand ailleurs qu’à Paris, ce n’est plus être riche et grand, car à Paris seulement on peut jouir de la richesse et de la grandeur! Et tu m’as arraché à tout cela!
–Tu ne m’as pas arrachée, toi, à ma vie libre et heureuse?
–Une vie de pauvresse se traînant dans la poussière!.
–Cette poussière m’était plus douce que tes tapis, infâme!.
–Pourquoi l’as-tu quittée?
–Parce que tu m’as fait des promesses que tu n’as pas tenues, imposteur!
–La promesse de t’épouser, n’est-ce pas?
–Celle-là et toutes les autres auxquelles’tu as manqué!.
–Soit! fit le prince impatienté, je suis tout ce que tu veux, un misérable, un infâme, un imposteur. Je me venge donc en misérable, en infâme et en imposteur!..
Il se tourna vers les deux domestiques.
–Vous exécuterez mes ordres ponctuellement?
–Oui, monseigneur.
–Vous avez compris ce que je voulais de vous?
–Parfaitement, Monseigneur..
–Agissez donc, et sans crainte!
–Lâche, trois fois lâche! siffla Zagfrana, qui se tordait, solidement tenue entre les poignets de fer des deux hommes.
–Commencez par bâillonner cette vipère!.. ajouta le maitre et faites ce que je vous ai dit!
Il sortit poursuivi par les injures de la femme, qui s’éteignirent enfin, étouffées par le bâillon que les bourreaux lui mirent devant la bouche.
En un clin d’œil Zagfrana fut dépouillée de ses vêtements. Un des hommes lit tomber sous les ciseaux sa chevelure splendide dont les ondes noires maintenant déroulées descendirent jusqu’aux pieds et la couvrirent d’un manteau royal.
La pauvre femme pleurait des larmes de sang.
Elle vit ensuite le misérable prendre un rasoir, le passer sur son corps. Elle crut qu’il allait lui couper la gorge, et elle ferma les yeux, résignée.
Mais il n’en fut rien.
Lorsque le rasoir eut fait subir à son corps un outrage plus sanglant encore que celui que lui causait la perte de ses cheveux, l’autre bourreau qui la maintenait la renversa violemment sur une table, la poitrine en l’air.
Elle vit alors, comme dans un cauchemar, un fer rouge sortir du réchaud embrasé, s’approcher de ses seins. Elle sentit une douleur atroce et poussa une sorte de rugissement sourd... La chair du sein gauche frissonna grillée, mordue par le feu, et elle s’évanouit.
Elle ne se réveilla que dans le terrain vague où les agents la trouvèrent ensuite et où elle fut rappelée à la vie par leurs soins.
Telle fut l’atroce histoire que Zagfrana raconta sommairement à la Souris Grise et à Bec-en-Feu qui avaient frémi plus d’une fois pendant son récit.
–Je comprends maintenant, dit le premier agent, quel prix vous devez attacher à votre vengeance!.
–Oh! je donnerais tout! Je sacrifierais ma vie, s’il le fallait.. Que m’importe ma vie, si je meurs vengée?.
–Malheureusement, dit la Souris Grise, le prince a dû quitter Paris après ce beau coup-là.
–C’est probable, murmura Bec-en-Feu.
–Il n’est peut-être pas parti encore, dit Zagfrana.
–Peut-être, fit l’agent, et s’il n’est pas parti, il sera cette nuit en notre pouvoir, je vous le jure!
–Dieu le veuille! murmura la femme, avec une expression de haine intraduisible.
Elle donna aux deux agents toutes les indications qu’elle possédait pour les faire retrouver son amant.
Les deux inspecteurs allaient s’éloigner; elle les rappela.
–J’y songe, dit-elle. Il a une fille qu’il adore. Elle est à Paris. Peut-être y restera-t-elle. C’est par sa fille que je le punirai!..
–Vous savez où est cette enfant? demanda la Souris Grise.
–Je ne l’ai jamais su.
–N’importe! nous la découvrirons. Nous avons fait plus difficile que ça, n’est-ce pas, Bec-en-feu?
L’agent inclina la tête.
–Voici de l’argent, dit Zagfrana, qui mit dans la main des deux hommes plusieurs billets de banque, et quand vous en aurez besoin, ne vous gênez pas!.. Je consacrerai à ma vengeance tout ce qui me reste d’or et de force!..
–Nous n’avons pas de temps à perdre, murmura la Souris Grise. A l’œuvre donc et à bientôt!
Les deux agents s’éloignèrent, et Zagfrana se laissa tomber dans un fauteuil, pleurant à chaudes larmes et mordant avec rage le mouchoir qu’elle tenait à la main. Ridiculisée, flétrie, souillée pour la vie sur la partie de son corps la plus triomphalement belle, et par un homme qu’elle avait tant aimé, dont le nom, quand elle le prononçait tout bas, la faisait encore tressaillir, mais elle ne savait plus si c’était d’amour ou de haine! C’était plutôt de haine, car elle n’aspirait plus qu’à se venger.
Toute la journée elle attendit avec impatience le retour des agents. Peut-être le prince n’était-il pas parti encore, et elle avait confiance dans l’habileté de la Souris Grise. Ce petit homme, pétri de vice et de ruse, était bien l’auxiliaire qu’il lui fallait pour lutter contre l’ancien Leporello. De Bec-en-Feu elle ne s’inquiétait guère. Ce ne pouvait être qu’un instrument utile en certains cas à cause de sa force, mais inerte et sans initiative.
Il était six heures du soir quand Marichette vint lui annoncer qu’un des hommes venus avec elle le matin désirait lui parler.
–Faites entrer, dit-elle aussitôt.
C’est la Souris Grise qui se présenta. Zagfrana vit tout de suite, à l’air déconfit de l’agent, que l’expédition n’avait pas été heureuse.
–Eh bien? interrogea-t-elle avec anxiété..
–Rien à faire, répondit l’inspecteur découragé. du moins pour le moment.
–Comment cela?
–Dénichés de partout. Tout est vide. Vide, l’entresol de la place Vendôme; vide, la petite maison de la rue de Chaillot où vivait l’enfant. Le gaillard est fort. Les mesures ont été bien prises, il a fait place nette et a tout emmené. Il est parti pour l’étranger, et je n’ai pas pu retrouver sa trace. La jeune fille s’est embarquée avec sa gouvernante à la gare du Nord. Il a pris, lui, le chemin de fer de Lyon, et ses deux agents celui d’Orléans. Où aura lieu la jonction? Je l’ignore. Dans tous les cas, hors de France. Il nous faudrait courir l’étranger et je ne le puis pas à cause de mon service.
–Je le puis, moi, et quand je saurai.
–Le plus sage pour vous, ce sera de faire comme nous: attendre.
–Attendre?
–Oui... attendre qu’il revienne.
–A Paris?
–A Paris,
–Et vous croyez?...
–Qu’il reviendra? J’en suis sûr... Quand on a goûté à la vie de Paris, on ne la quitte pas comme cela, sans esprit de retour. Il reviendra après avoir fait peau neuve, sous un nouvel avatar... Il ne sera plus prince, ça lui a mal réussi une première fois. Il aura pris une situation sociale plus à sa portée. D’après les renseignements que j’ai recueillis, il m’a l’air d’un gaillard qui ne perd pas la carte et qui aime mieux corriger les fautes qu’il a faites que d’y persévérer. Le plus grand défaut des coquins ordinaires, c’est l’entêtement; mais lui, me paraît être un coquin supérieur et nous avons affaire à.forte partie. Tant mieux! J’aime les difficultés, la résistance, la lutte, la lutte de deux finesses et de deux ruses. C’est là qu’est l’intérêt, la passion, la vie. Il y a des péripéties, des surprises, du drame, de la comédie. C’est mon élément. On ne trouve pas assez l’occasion d’employer ses talents. Les grands criminels ont baissé comme tout le monde. C’est plat et mesquin. Des agneaux qui se laissent traîner à la boucherie sans se défendre. On ne rencontre plus d’énergie; on ne se débat plus. Avec celui-ci, du moins, il y aura de l’ouvrage. Ce sera un morceau difficile à servir, et important, car nous ne le prendrons probablement que lorsqu’il sera couvert de méfaits et que sa tête aura été mise à prix dans toutes les capitales.
Zagfrana écoutait l’inspecteur avec une stupeur profonde. Il avait l’air de s’occuper fort peu d’elle et de sa vengeance. Il faisait du métier sur son dos, et du métier avec la passion qu’y mettent tous les convaincus, dans quelque profession que ce soit.
Elle allait répliquer qu’elle s’inquiétait peu de fournir aux agents l’occasion d’une belle prise; que sa vengeance ne voulait pas attendre, quand Marichette vint annoncer que Bec-en-Feu était là.
–Faites entrer, dit la Souris Grise qui se croyait chez lui, dans un cabinet de chef de police, emporté qu’il était par la situation.
Il se tourna vers Zagfrana.
–Je l’ai envoyé chez Luigi, dit-il, et à la maison Leroy; il vient nous faire son rapport. Il ne fallait négliger aucun détail et prendre ses renseignements auprès de toutes les personnes qui ont approché le scélérat.
La jeune femme inclina la tête en signe d’assentiment.
Bec-en-Feu était au milieu du salon, sa casquette à la main. Sa ligure flamboyait, illuminée par les crus de tous les marchands de vins qu’il avait rencontrés sur sa route. Il s’était copieusement rattrapé de sa nuit de diète.
La Souris Grise ne s’inquiéta pas de son état. Il y était habitué et il savait que son collègue travaillait mieux ainsi qu’à jeun. Il avait l’esprit moins obtus et l’intelligence moins lourde.
–Tu as fait ce que je t’ai dit? demanda-t-il.
–De point en point.
–Luigi?
–Mort.
L’inspecteur fit un soubresaut. Zagfrana devint pâle comme un linceul.
–Mort? s’écrièrent-ils d’une seule voix, en proie à la stupeur la plus profonde.
–Il a été trouvé mort, reprit l’agent, ce matin, dans sa salle à manger. Il avait un bout de corde au cou, et il y avait un bout de corde semblable à un anneau du plafond. Le commissaire de police a conclu à un suicide. Il a supposé que le malheureux s’était pendu et que la corde s’était brisée, mais pour moi.
–Pour toi? dit la Souris Grise, très attentif.
–Pour moi, cet homme a été assassiné.
–N’est-ce-pas?
–J’en suis sûr.
–Et tu ne l’as pas dit au commissaire?
–Je l’ai dit.
–Et qu’a-t-il répondu?
–Il m’a envoyé promener.
–Naturellement.
–Luigi, d’après son enquête, n’avait pas d’ennemi, nul n’avait intérêt à sa mort.
–Nul que le commissaire connût. Un suicide, c’est vite fait. Ça simplifie les recherches, dit ironiquement la Souris Grise. Pour moi, continua-t-il, l’homme a été étranglé par les deux coquins de valets, qui l’ont pendu ensuite pour faire croire qu’il s’était donné la mort lui-même. Mais ils ont mal choisi la corde, qui s’est rompue. Ah! j’avais bien raison de le dire, cet homme est un gaillard. Rude affaire, Bec-en-Feu, que nous allons avoir là! Je vais passer là-bas examiner le chanvre, faire mon enquête particulière et conserver cela pour plus tard. Aujourd’hui, on me ferait ce qu’on t’a fait à toi, on me rirait au nez.
L’agent se tourna vers Zagfrana, qui était immobile d’étonnement et d’effroi, et qui sentait comme une sorte de vertige devant la profondeur de perversité de celui qu’elle avait aimé.
–N’avais-je pas raison de vous le dire tout à l’heure, qu’il serait paré de toutes les herbes de la Saint-Jean quand il tomberait entre nos mains? Quand on entre dans la vie comme y est entré le prince, c’est fatal. Il y a toujours des curieux qui gênent et ou n’a encore trouvé qu’un moyen de s’en débarrasser, c’est de les supprimer. et plus j’entre avant dans la connaissance du prince et de ses talents, plus je m’étonne de la faute énorme, immense, irréparable, qu’il a commise.
–Quelle faute? murmura Zagfrana.
–En vous laissant vivre, dit tranquillement l’agent.
La jeune femme frissonna.
–Mais il a supposé que vous n’étiez pas dangereuse et que vous seriez disparue depuis longtemps de la circulation parisienne quand il reviendrait. Les femmes passent vite à Paris. C’est comme les fleurs d’un parterre. Il faut que les jardiniers les renouvellent souvent, et à part quelques vieux rejetons qui persistent d’année en année et qui font croire à la vitalité des autres, lout cela se fane et s’étiole rapidement, nous en savons quelque chose. Et sur M. Leroy, poursuivit l’agent en s’adressant à son collègue, tu as des renseignements?
–M. Leroy est en fuite.
–En fuite? répétèrent la Souris Grise et Zagfrana avec la même stupéfaction que tout à l’heure.
–Une panique s’est mise dans sa clientèle, reprit l’agent, on est venu précipitamment retirer les fonds qu’on avait chez lui. Ces fonds étaient engagés dans différentes spéculations. Il n’a pu représenter les dépôts; il a pris peur et il est parti sans rien emporter. On dit qu’il laisse plus d’argent qu’il n’en faut pour désintéresser tout le monde, mais ce n’en est pas moins une situation perdue.
–Allons, c’est complet! fit la l’inspecteur. Nous soupçonnons tous, n’est-ce pas, d’où vient la panique. C’est un homme expéditif et prompt, que le prince. Il a quitté Paris, mais avant de partir il a lancé sur ses ennemis ses flèches du Parthe, qui sont la désolation, la ruine et la mort!
L’agent s’était levé très surexcité, l’œil menaçant.
–La désolation, la ruine et la mort, répéta-t-il, tout cela se paye! Sois tranquille, mon garçon, nous nous reverrons!.
Il salua Zagfrana et quitta le salon, entraînant son collègue et laissant la jeune femme en proie à une sorte d’hébêtement, écrasée sous le faix des événements qui venaient de se succéder coup sur coup autour d’elle.
Le malheur avait fondu sur sa vie, rapide et foudroyant comme un éclair, et elle semblait chercher dans sa desLinée le point d’où il était parti.
FIN DU PROLOGUE