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IV
PÈRE ET FILLE

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Table des matières

La rupture de son mariage avec Mlle Leroy était pour le prince un coup terrible. Cela lui coupait net les ailes. Il retombait lourdement à terre au moment juste où il commençait à s’élever. C’était la perte de sa situation à Paris. C’était la ruine, la honte et le ridicule. Il n’oserait plus reparaître nulle part, car partout on connaîtrait son histoire et partout on serait furieux d’avoir été joué par lui, et on se vengerait cruellement des marques de déférence, d’estime et d’amitié qu’on lui aurait données, grâce à son titre prétendu et à sa fortune apparente.

De plus, des cinq cent mille francs qu’il avait apportés et qui devaient durer cinq ans, il ne restait plus guère au prince qu’une cinquantaine de mille francs. Il avait tout dépensé en moins de trois ans. Il se trouvait subitement dépouillé de sa considération et presque pauvre. On juge quelle rage s’empara de lui quand il se vit fermer au nez la porte de celle qu’il croyait déjà sa femme et dont il entrevoyait en rêve le million sonnant et trébuchant!

Ce qu’il avait déployé de ruse, de finesse, d’habileté pour arriver à ce mariage! Il lui avait fallu falsifier des actes d’état civil, fabriquer de faux papiers, se. faire faire toute une généalogie de fantaisie, car pour rien, au monde il n’aurait voulu avouer qu’il avait acheté son titre de prince. Il était arrivé à tout cela sans anicroche. Il se voyait maître de la situation, et tout s’effondrait, sous une vengeance de femme. Zagfrana n’avait eu qu’à souffler sur son château de cartes pour le faire crouler.

Aussi quels projets de vengeance ne méditait-il pas! Il trouvait singulière la prétention de cette fille, qu’il avait ramassée dans la rue un jour de désœuvrement, qu’il avait élevée jusqu’à lui; qu’il avait honorée de son amour, et qui maintenant voulait être aimée toute la vie, et se prétendait trahie et trompée parce qu’il allait donner son nom à une autre!

Cette autre, parbleu! Il ne l’aimerait jamais. Elle n’était guère faite pour être aimée. Elle avait des membres gauches, une figure agrémentée d’un nez en vrille et de petits yeux louches. Zagfrana n’avait pas-à en être jalouse, mais Zagfrana n’avait pas admis ce partage; Zagfrana s’était révoltée devant cette proposition comme une honnête femme ou du moins comme une maîtresse jalouse qu’elle était, et le prince n’en revenait pas encore!. Il croyait que l’ancienne marchande d’oranges conserverait toujours ses attitudes d’esclave, trop heureuse d’être à lui et d’obéir au. moindre de ses gestes, à la moindre de ses paroles. Qui la lui avait donc changée ainsi? Etait-ce l’air de-Paris? Etait-ce le monde qu’elle fréquentait? Il s’y perdait et roulait depuis quelques heures d’élonnements en étonnements.

Une seule chose lui semblait claire, précise dans tout cela, c’était sa chute, chute irréparable, éclatante, honteuse, gigantesque, comme, celle du mauvais ange. Il allait devenir la fable de Paris. Demain on le montrerait au doigt. Les journaux s’empareraient de l’aventure et en feraient des gorges chaudes dans les échos et les-chroniques où. il avait jusqu’ici occupé une place si brillante et si enviée.

Le prince n’avait plus qu’à faire le plongeon et disparaître. C’est ce qu’il comprit aussitôt. Il avait perdu la partie par sa faute, par une imprudence de jeunesse. Qu’avait-il besoin de s’embarrasser de cette femme?

Un espoir lui restait. Il était jeune. Il pouvait prendre sa revanche. Il reviendrait au bout de quelques années plus mûr, plus fait, plus audacieux, et avec une devise implacable: plus d’amis, plus de femmes!.

En atttendant, il chercherait fortune dans une autre capitale.

Cette résolution arrêtée, , il prit ses dispositions pour quitter Paris le plus tôt possible, avant que son aventure ne fût ébruitée.

Zagfrana s’était trompée dans ses calculs. Elle avait cru que son amant, pauvre et malheureux, lui reviendrait. Elle ne connaissait guère l’ancien Leporello et son âme basse et rancunière de valet.

Le prince ne songeait à sa maîtresse que pour tirer d’elle une vengeance éclatante, et à celle qui avait dû être sa femme que pour lui faire le plus de mal possible. Comme si elle était responsable de ce qui lui arrivait! Il savait que la malheureuse l’aimait à la folie.. Elle avait arraché à son père son consentement à force de supplications et de larmes. Elle mourrait si. elle n’épousait pas le bel Italien. Le père, flatté d’avoir pour gendre un homme que les domestiques appelaient monseigneur, mais inquiet d’un autre côté de donner sa fille, sa fille unique, à un prince sans fortune assise et qui n’avait que les apparences de la richesse, le père, disons-nous, avait fait une assez longue résistance, partagé entre son orgueil et son avarice. Il avait fini cependant par consentir à tout, et il avait pris tout à fait son parti de ce mariage. Il appelait déjà sa fille princesse, et celle-ci rayonnait, ne sentant plus son bonheur.

Petite bourgeoise, élevée bourgeoisement, elle avait perdu sa mère de bonne heure, et n’était presque pas sortie depuis qu’elle avait quitté le couvent son père, absorbé par ses affaires, n’ayant guère le temps de la promener. Elle avait entrevu le prince dans les bureaux, où il venait assez souvent pour les affaires de la banque dont il était administrateur. Elle s’en était affolée aussitôt et avait amené le banquier à l’inviter à dîner. L’ancien Leporello n’était pas venu deux fois dans la maison sans s’apercevoir de l’attention avec laquelle la jeune fille le regardait. Il prit ses renseignements, sut que le père avait au moins six millions de fortune liquide; qu’il était engagé dans plusieurs bonnes affaires et devait donner un million de dot à son enfant. C’était plus que n’en aurait souhaité l’ancien valet de chambre dans ses rêves les plus ambitieux, aussi se jeta-t-il gloutonnement sur ce mariage, qui s’offrait si inopinément à lui. Les choses furent menées très rondement, grâce à l’impatience de la jeune fille, et le prince était fiancé presque avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. C’est ce qui explique qu’il n’avait pas trouvé le moyen, avant la soirée de contrat, de se débarrasser de Zagfrana,

Il était huit heures du soir, toutes les pensées que nous venons de mentionner avaient roulé dans l’esprit du prince pendant le trajet qu’il fit à pied de la maison de M. Leroy à son cercle. Il marchait dans un grand bouleversement, les lèvres pâles et serrées par une rage intense, les yeux froids et cruels, proférant des injures et des menaces contre sa maîtresse, car il ne doutait pas qu’elle n’eût mis sa menace à exécution et que ce ne fût elle qui lui eût fait fermer la maison de son futur beau-père.

Au moment de monter à son cercle, il se ravisa. Il ne se sentait pas assez maître de lui pour paraitre devant ses amis ou du moins ses connaissances, car il n’avait certainement pas un ami parmi ces gens qui jouaient ou allaient tous les soirs au théâtre avec lui. On s’apercevrait de son émotion et on l’interrogerait. Mieux valait dévorer son affront en silence et seul.

Il fit un signe au cocher d’un fiacre vide qui passait.

–Rue de Chaillot, dit-il, et vite!

La voiture partit à fond de train. C’était une voiture découverte. L’air qui lui fouettait le front lui fit du bien. On suivit le boulevard, la rue Royale; on traversa la place de la Concorde et on monta les Champs-Élysées. C’était l’heure où la grande avenue est le plus brillant. Des guirlandes de lumières flamboient dans les bosquets, d’où s’échappent des chants et des bruits de musique. La chaussée est sillonnée en tous sens d’équipages dont les harnais résonnent avec un bruit argentin se mêlant au trot sonore et relevé des chevaux. Tout le monde qui passe par là, en coupé de maître, en victoria, en fiacre, à pied, tout ce monde va vers quelque plaisir. Il y a un encombrement de fourmilière partout. Du luxe, de la richesse, de la joie; puis au-dessus, dominant tout, comme une grande pièce montée dressée sur ce service éclatant de festins et de plaisir, l’Arc-de-Triomphe, se découpant calme et grandiose dans l’azur.

Une sensation poignante s’empara du prince. Il allait quitter tout cela! Paris lui échappait! Paris, qui paraissait indispensable à son bonheur, et sur la tête duquel il croyait avoir déjà mis un pied vainqueur!

Paris qui l’avait accueilli à son arrivée avec toutes ses tentations, toutes ses grâces et tous ses sourires, le rejetait soudain comme une épave dont il ne voulait plus, comme une scorie qui le souillait.

L’ancien Leporello sentit des larmes de rage lui venir aux yeux.

Et les lumières des cafés-concerts, les lanternes des voitures, dansant autour de lui une farandole lumineuse et joyeuse, lui faisaient l’effet d’une ironie vivante et avaient l’air de le narguer.

Ce spectacle ne lui avait jamais paru si grand, si éblouissant, si désirable qu’à ce moment où il se disait qu’il allait être obligé de le quitter. Il embrassait du regard toutes ces splendeurs avec une amertume infinie.

Tout à coup il secoua la tête d’un air de menace. Un sentiment d’orgueil, comme celui qui dut s’emparer de Lucifer précipité dans le gouffre, gonfla sa poitrine.

–Je reverrai tout cela, se dit-il, et en maître!

Le fiacre tournait la rue de Chaillot. Il le fit arrêter, descendit, paya le cocher et se dirigea à pied vers la maison où il allait.

C’était une des dernières vieilles maisons oubliées dans cette rue, aujourd’hui presque toute faite de grandes constructions neuves. Des branches maigres d’acacia frémissaient au-dessus d’un mur récemment blanchi et dans lequel était percée une porte pleine et massive.

Le prince heurta doucement à cette porte.

Une femme âgée, portant une lampe, vint ouvrir.

–Monseigneur! murmura-t-ellc, avec une expression de crainte respectueuse, en apercevant le prince.

–Oui, c’est moi, dit celui-ci. Swarga est couchée?

–Pas encore, Monseigneur.

–Conduisez-moi chez elle.

–Oui, Monseigneur.

On traversa une cour étroite, on monta un perron, et la femme ouvrit, au rez-de-chaussée, la porte d’une petite chambre tapissée de papier azuré, éclairée par une lampe tranquille...

Dans cette pièce, une jeune fille de six ans à peine, les cheveux bouclés flottant sur ses épaules, semblait fort attentive à quelque devoir qu’elle terminait.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle se leva vivement.

–C’est toi, Psika?...

–Chut! fit la vieille femme en montrant monseigneur.

Swarga poussa un cri de joie.

–Papa! dit-elle, à cette heure; quelle bonne fortune!

Elle sauta au cou du prince et l’embrassa à plusieurs reprises.

Le père se tourna vers la vieille.

–Laissez-nous, dit-il...

Quand il fut seul, il prit l’enfant sur ses genoux. Il ’adorait. Swarga était sa seule véritable affection. Pouvait-on la voir sans l’aimer? La peau d’un blanc le perle, éclatant et rayonnant, elle avait une abonlante chevelure couleur d’or rouge, cette chevelure opulente des Italiennes qui ne sont pas brunes, de grands yeux clairs avec des nuances d’émeraude et des effets d’or. C’était une superbe enfant, et l’ancien valet de chambre se sentait renaître chaque fois qu’il venait retremper dans cette pureté et dans cette innocence son âme souillée.

Il avait dix-sept ans quand Swarga lui était née l’une fille avec laquelle il avait été élevé et qui était sa cousine. C’était un amour d’enfance, son premier amour. Si la mère avait vécu, il n’aurait peut-être jamais cherché dans la vie d’autres joies que celles qu’il goûtait près d’elle, mais elle lui avait été enlevée subitement, par une maladie terrible, quelques mois après la naissance de sa fille. Sur son lit de mort, elle avait fait jurer au futur prince de ne jamais abandonner son enfant, de continuer à l’aimer dans la petite, et c’était le seul serment que Leporello eût tenu, la seule foi et le seul respect qu’il eût conservés de son adolescence, parmi les affolements de sa jeunesse ambitieuse et brûlée.

A ce moment encore la vue de son enfant faisait descendre dans son âme gonflée de fiel et d’amertume une grande douceur. Il s’amusait à dérouler les boucles soyeuses de ses cheveux, à tenir dans sa main ses petits doigts délicats comme des doigts du fée. Il l’interrogeait sur ses travaux, s’étonnait des progrès qu’elle avait faits, puis tout à coup il lui dit:

–Aimes-tu Paris, Swarga?

–Oui, mon père.

–Tu t’y plais bien?

–Je m’y plais parce que tu y es, cher père.

–Ainsi, s’il fallait le quitter, cela ne te ferait pas trop de peine?

–Pas de peine du tout, si je le quitte avec toi.

Elle avait entouré le cou du prince de ses bras potelés et blancs.

–Cher enfant! murmura-t-il. Oui, c’est avec moi que tu le quitteras. Pourrais-je moi-même m’éloigner de toi?.

–Nous emmènerons Mme Psika?

–Si cela te fait plaisir.

–Oui, je l’aime bien. Elle est très bonne pour moi.

–Nous l’emmènerons.

–Et où allons-nous, mon pèree?

–Je ne sais pas encore, répondit le prince, devenu rêveur.

–Que m’importe après tout? ajouta l’enfant, puisque nous serons ensemble... Et nous partons tout de suite?

–D’un jour à l’autre. Il faut que Mme Psika prépare tout; que vous n’ayez qu’à monter en voiture quand je viendrai vous chercher, de jour ou de nuit. J’ai des affaires à terminer, et je ne sais pas au juste quand je serai prêt. Mais dès que je serai prêt, il faudra partir.

–Ce n’est pas une fuite? dit Swarga en souriant.

Le prince fronça le sourcil.

–Une fuite?... Pourquoi me dis-tu cela?

–Pour rien, père. je plaisantais, répondit la jeune fille, qui essaya de chasser à force de caresses la mauvaise impression qu’elle avait vu passer sur le visage de son père.

Le prince regarda à sa montre.

–Tu en as déjà assez d’être avec moi? dit Swarga. C’est que je suis maladroite. Je t’ai fait de la peine sans le vouloir. Tu me pardonnes?

Elle roulait sa tête sur le sein de son père.

–Je n’ai rien à te pardonner, chère enfant, dit celui-ci; tu ne m’as pas fait de peine; malheureusement mes heures sont comptées, surtout maintenant. Adieu, et à bientôt.

Il embrassa l’enfant à plusieurs reprises, puis il s’éloigna, le cœur gros.

–Je l’aurais voulu si heureuse! murmura-t-il.

Avant de franchir la porte, il se retourna encore et vit dans le rayonnement de la lampe qu’elle tenait à la main pour l’éclairer, Swarga qui lui envoyait des baisers, ’avec son sourire rose éclatant dans les reflets fauves de ses cheveux.

Sur le seuil de la porte, il trouva Mme Psika à qui il expliqua ses projets et fit ses recommandations. Il dit que c’était pour un voyage d’agrément qu’ils partaient pour quelques mois; elle accepta avec empressement de les accompagner, toute heureuse de voir des pays nouveaux.

Ces dispositions terminées, le prince prit une voiture et se fit conduire directement chez lui. Il était dix heures. Il sonna. Ses deux domestiques fidèles accoururent. Il leur donna des ordres rapides, puis il passa le reste de la nuit à écrire. Il travaillait à sa vengeance. Nous connaîtrons plus tard le résultat de cette veille, qui devait être si funeste à tous ceux qu’il haïssait.

Le prince était une nature implacable. Au moment où ceci se passe il avait vingt-cinq ans. Sa vie avait commencé par une grande douleur, la perte de celle qu’il aimait par-dessus-tout, et sa jeunesse s’était écoulée ensuite dans les humiliations et dans l’envie. Doué d’une intelligence vive, plus instruit que la plupart de ses compatriotes, car il avait été au collège jusqu’à l’âge de seize ans, il avait été obligé pour vivre d’entrer au service d’un prince renommé à Naples pour ses débauches. Il était devenu rapidement son factotum, et il avait été mis ainsi de bonne heure à l’école de tous les vices.

Ce prince était une sorte de déclassé, qui avait traîné ses mœurs crapuleuses dans toutes les capitales et qui venait achever sous le ciel chaud de l’Italie une existence usée et pourrie. Presque tombé en enfance, le prince était une sorte de jouet pour ses domestiques, qui n’avaient pour lui aucun respect et aucune déférence. Il était marié, mais sa femme vivait loin de lui, le laissant à la merci des mercenaires. Elle en avait du dégoût et presque de la frayeur.

On racontait sur le compte du prince des histoires: monstrueuses. Il y avait du sang dans son passé et c’était pour oublier, disait-ou, qu’il se livrait à ses dégradantes passions. Il avait volé, assurait-on, et sa fortune et son titre, et c’est ce magot horrible que Leporello appelait Altesse! C’est pour servir ce maniaque souillé de fange qu’il prostituait son intelligence!

L’âme du jeune homme se flétrit vite dans ce milieu nauséabond. Il comprit trop tôt l’influence qu’avaient conservées dans ce monde la richesse et les titres, quand il voyait ses compatriotes vénérer cet homme qu’il méprisait si profondément. L’ambition le ganrena. Il se dit qu’il serait riche et qu’il aurait aussi ne couronne fermée peinte sur ses voitures. Il avait ssez de ruse et d’esprit pour arriver comme son maire, quand il aurait fait litière de ses pudeurs et de ses scrupules.

Pour commencer son chemin, , il devint l’amant de la princesse et nous avons vu ce qu’il fit ensuite.

L’ancien Leporello avait monté rapidement, trop rapidement, grâce à une chance inespérée, mais son ascension avait été comme celle d’Icare, imprévoyante et inexpérimentée. Le moindre rayon lumineux tombé sur les ailes qui lui avaient servi à s’élever les avait fait fondre, et il était retourné dans le néant.

Néanmoins, il ne voulait pas tomber seul. Il voulait que sa chute fût celle d’une avalanche, entraînant avec elle tout ce qui avait eu l’imprudence de se trouver sur son passage.

La Femme nue

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