Читать книгу Voyage à travers mon atelier - Jules Deschamps - Страница 5
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JE dois tout d’abord avouer que j’ai un grand défaut: c’est d’aimer tout ce qui est beau. J’en demande pardon à plus d’une aimable lectrice, qui verra peut-être dans cet aveu une déclaration faite à brûle-pourpoint; mais c’est plus fort que moi. Seulement, comme je le disais plus haut, c’est un défaut: car aimer tout, c’est aimer trop, et il faudrait avoir le don de décupler son temps et son existence pour pouvoir répondre aux mille exigences que nécessitent tant de passions.
J’ai d’abord commencé par les livres, et, si cette passion a été la première, je dois dire qu’elle m’a procuré et me procure encore de bien agréables distractions. Quelle délicieuse émotion n’éprouve-t-on pas en rentrant chez soi avec un incunable, un vieux gothique, un Aide, un Elzevier ou un de ces beaux livres à vignettes que l’on n’avait pas dans sa collection, et dont l’achat a donné lieu à des négociations capables de rendre jaloux un maquignon bas normand! Et cette plaquette que l’on cherchait depuis bien des années! et cette reliure armoriée que l’on entrevoyait dans ses rêves! et cette édition originale de Corneille, de Molière, de Racine, dont on s’était privé jusqu’alors parce qu’il aurait fallu la couvrir d’or! Quelle sensation, quel triomphe, en la plaçant victorieusement sur les rayons de sa bibliothèque! Non, l’amant qui presse amoureusement sa maîtresse dans ses bras, l’avare qui contemple son or en y plongeant fiévreusement les mains, le navigateur qui découvre une terre inconnue, le mineur qui voit scintiller à l’improviste la fortune sous la forme d’une grosse pépite, n’éprouvent pas de jouissance plus vive que celle du bibliophile lorsqu’il revient avec une pièce rarissime qu’il a dénichée, découverte et (ô bonheur suprême!) enlevée à la barbe d’autres amateurs dont la sagacité a été mise en défaut. J’en appelle à tous les bibliophiles, bibliomanes ou bibliotaphes connus ou inconnus, et j’ose affirmer à l’avance qu’ils ne me contrediront pas.
Après le goût des livres est venu celui des tableaux, puis la passion des beaux dessins anciens, sans négliger pourtant les modernes. Je n’ai pu rester insensible aux autographes, qui ont à coup sûr un charme tout particulier, ni aux belles gravures anciennes et modernes, dont je me suis plu à entasser une quantité considérable; mais, après avoir rempli les bibliothèques et les meubles à tiroirs de livres et d’autographes, après avoir couvert les murs de tableaux et bourré les bahuts de dessins et de gravures, il ne m’a plus manqué qu’une chose: la place. C’est alors que l’idée m’est venue de collectionner les objets de petite dimension, comme les émaux, les miniatures, les boîtes, les éventails, etc., et je vous jure que ces mille riens charmants procurent nombre de distractions non moins charmantes.
Mais à tout seigneur tout honneur! car je n’ai pas encore mentionné la jouissance la plus noble, la plus douce, la plus exquise: la musique! Vous dire les émotions charmantes qu’elle m’a fait éprouver serait superflu, et cela (dois-je le confesser?) tout aussi bien dans l’école moderne que dans l’école ancienne ou classique. Oui, au risque de paraître un profane, j’avouerai que je ressens dans l’audition des œuvres de nos grands maîtres modernes des sensations aussi agréables que dans celles des anciens maîtres. La musique de ceux-ci a peut-être, pour certaines oreilles, un charme plus intime et plus pénétrant; mais que d’admirables beautés dans Robert le Diable, Guillaume Tell, les Huguenots, la Juive, la Muette de Portici, le Trouvère, Lucie de Lammermoor! puis, dans un ordre moins élevé, mais tout aussi entraînant, dans le Pré aux Clercs, le Domino noir, la Dame blanche, Zampa, le Barbier de Séville, l’Éclair, le Chalet, le Maître de chapelle et quantité d’autres dont le nom m’échappe!
Mettez donc à côté de cela la pauvre musique d’opérette-bouffe, qui est à peu près la seule production musicale de notre époque, et dites-moi ce que vous pensez du rapprochement!