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ROUTE D'ALLER

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Mai 1892.

En traversant les jolies et vertes vallées du Wurttemberg, j'ai rencontré près de Stuttgart, un célèbre écrivain français. Il m'a demandé, entre autres choses: «S'il y avait encore un roi, dans ce pays-là», puis, à ma réponse affirmative, il a ajouté: «Oui, mais ce doit être une espèce de préfet!» J'ai essayé de lui faire comprendre la différence qui existe entre la Souabe et la Prusse: je lui ai dit combien, en ce pays-ci, on hait les Berlinois; j'ai vanté ce petit royaume buveur de vin... Je ne suis pas sûr d'avoir été pris au sérieux.

Leipzig.

Je suis depuis quinze jours à Leipzig, où je séjourne pour la troisième fois. Je crois connaître la ville, maintenant, et j'essaie de rassembler les traits qui m'ont frappé ici parmi la société universitaire: c'est à peu près la seule que j'aie régulièrement fréquentée.

J'ai pris mes repas à la table commune où se réunissent les professeurs et les Privat-Docents célibataires de l'Université. Ce fait déjà est caractéristique: en France, au lieu d'une table nous en aurions quatre, une par faculté, et, qui sait? peut-être aussi, des subdivisions à l'intérieur de chacune d'elles. Bien plus que nous, ces Allemands sont sociables.

La conversation se noue sans gêne, et quand elle s'élève, c'est sans effort. Tous ces jeunes gens ont l'esprit beaucoup plus libre que leurs collègues français, et cela se comprend, car ils ne dépendent pas d'une administration, mais de l'Université même où ils travaillent. Ils n'avancent, ils ne valent que par leurs productions: c'est que chez eux, l'Enseignement supérieur est une carrière, au lieu d'être une récompense ou un refuge; c'est aussi qu'ils ont une Université, et non pas un assemblage de Facultés hétérogènes.

En outre, ils sont, beaucoup plus que nous, capables de simplicité. Le cercle universitaire s'est tout naturellement ouvert devant moi: dès l'arrivée, j'étais des leurs. Chez nous, on aurait fait à l'un d'eux une réception gênante, on lui aurait offert des dîners de cérémonie; là-bas, ils ne m'ont ni accablé de protestations, ni harcelé de toasts; ils ont été prévenants avec mesure et affectueux avec tact: ma liberté est restée entière. Nous avons fait des parties de campagne aussi gaies, aussi dénuées de pose, que si nous avions vingt ans; nous avons ramé jusqu'au Waldkaffee, sous un clair de lune, et nous avons ri, et nous avons chanté. Voilà une attitude bien originale dans ce milieu, car c'est celui, précisément, où nous ignorons le plus souvent, chez nous, l'affectuosité paisible et la simplicité de cœur. Je ne songe pas à établir de comparaison entre la valeur des esprits; mais ces Allemands, à coup sûr, ont beaucoup plus que nous de bonté simple, et ils sont bien moins desséchés d'ironie: d'un mot qui résume tout, ils sont moins confinés.

Berlin.

Un voyage à Berlin est doublement instructif quand on a déjà vécu dans cette ville: on y observe sur le vif les incessantes transformations qui la travaillent. En moins d'un an, sa physionomie change, des rues entières, des quartiers nouveaux sortent du sol, tous pareils, comme des bataillons à la parade. Les terrains vagues où nous patinions l'hiver dernier, se sont couverts de maisons de rapport aux engageantes sculptures en simili. Lorsque je suis parti, il y a huit mois, on démolissait, en face de mes fenêtres, un énorme pâté de maisons:—voici que dans l'intervalle, un grand théâtre a été construit, où déjà les peintres travaillent. Je me serais presque égaré, en plein centre, dans les rues en damier, faute de retrouver aux coins habituels les enseignes et les maisons familières. J'ai voulu revoir ma rue; là aussi, des magasins nouveaux, des figures inconnues partout; quant à la maison où je logeais, on l'a jetée bas...

Au lieu d'arriver par Cologne, par le désert sablonneux de l'Allemagne du Nord, j'ai traversé de part en part le pays allemand. On apprend beaucoup à passer ainsi, de temps à autre, du sud au nord, et cette route vous prépare graduellement aux sensations berlinoises. Peu à peu le relief du sol diminue, la monotonie du paysage augmente; la langue devient plus rapide, plus sèche, les hommes plus froids. Leipzig, ma dernière halte, et la dernière grande ville du trajet, se trouve déjà en plein pays plat, mais elle offre encore l'imprévu d'une vieille cité et la grâce simple de la province, tout en y mêlant, dans certains faubourgs, la vie noire des fabriques. Mais, les frontières de la Saxe à peine dépassées, nous glissons tristement dans la grande plaine maigre, au centre de laquelle ce peuple a eu la merveilleuse audace de se bâtir une capitale.

Après une semaine passée ici, à causer et à revoir, j'ai senti une fois de plus la différence qui sépare Berlin de la province allemande. Toutefois, cette ville, pour n'avoir presque rien de commun avec l'Allemagne de souche, avec l'Allemagne profonde et sensible, n'en travaille par moins sans relâche. Elle a de gros défauts, des ridicules aussi, et ses créations sont rarement belles; mais, chaque année, elle se corrige et se rature avec une admirable constance. On y sent circuler une vie intense: tous ces hommes progressent vers un but. Ce qu'il faut venir chercher ici, ce n'est pas un refuge pour la sensibilité, car tout vous y blesserait; il faut venir étudier Berlin, sa vie bruissante et sa merveilleuse organisation, pour se mettre à l'école de la volonté. La volonté dans l'ordre, voilà Berlin;—étrange rapprochement, qui fait de cette ville la dernière étape pour un Occidental qui se rend en Russie!

Au pays russe

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