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LA FAMINE
ОглавлениеSur la Volga.
La silhouette de Nijni s'efface peu à peu, à mesure que notre bateau descend la Volga. Bientôt, un tournant nous cache les dernières églises de la ville haute et le palais du gouverneur sur le rebord de son Kremlin. Nous glissons sur le large fleuve boueux entre deux rives plates bordées d'arbres rabougris, sur lesquels se voit encore l'étiage des crues passées; par endroits, la berge est rongée par le courant, et des racines y font saillie. Un lent voyage dans la paix de l'eau calme. Les mouettes nous font cortège, allongeant leur tête noirâtre de petite vieille futée, et tourbillonnant au-dessus de notre sillage, avec d'imperceptibles mouvements de leurs longues ailes grises frangées de noir.
Je vais au-devant de la famine et du typhus dans le district (ouièzde) de Loukoyanof. Depuis quelques mois, ce district est devenu fameux en Russie: les journaux sont pleins de son nom et des polémiques acharnées qui s'y rattachent. Voici brièvement ce que je viens d'apprendre à ce sujet.
Vers la fin de l'année 1891, la récolte de seigle ayant été nulle, les paysans de plusieurs districts de la province de Nijni se virent menacés de mourir de faim. En outre, dès le printemps suivant, le typhus, qui reste à l'état endémique dans ces contrées, prit des proportions inquiétantes. Des médecins et des inspecteurs furent envoyés sur les lieux, et le gouverneur résolut d'organiser des secours.
C'est alors qu'éclata l'affaire de Loukoyanof. Dans ce chef-lieu de district, un parti d'opposition se constitua. Il comprenait surtout des propriétaires nobles domiciliés dans l'ouièzde et investis de fonctions publiques; la plupart étaient des zemskie natchalniki (chefs de districts ruraux). Ces messieurs estimèrent qu'il ne convenait pas de venir en aide aux paysans, d'installer des fourneaux pour les affamés et des ambulances pour les malades. Ils firent tous leurs efforts pour entraver l'organisation des secours.
Le scandale fut grand; mais ces fonctionnaires avaient compté sans leur hôte. Le parti de la charité était représenté par des hommes d'une haute valeur intellectuelle, et, de plus, énergiques, intègres et bons: je puis citer parmi eux l'un des premiers parmi les romanciers russes de la jeune école: Vladimir Korolenko[2]. En outre, le gouverneur était décidé à ne pas laisser le trouble se prolonger. Une commission d'enquête fut envoyée au mois de mars, pour étudier sur les lieux les besoins des villages, l'attitude prise par les autorités locales, et l'emploi des sommes destinées aux secours. Cette commission découvrit de graves irrégularités, pour ne pas dire davantage. Certains zemskie nachalniki refusaient en principe toute autorisation aux gens désireux d'ouvrir un fourneau pour les vieillards et les enfants: «Vous ne pouvez les nourrir tous, répétaient-ils; il vaut mieux n'en nourrir aucun.» En outre, l'un d'entre eux ne put fournir que de vagues explications sur l'emploi des sommes qu'il avait reçues, à charge de les distribuer. Presque partout, la commission d'enquête se heurtait au mauvais vouloir des gens influents, parfois même à leur manque d'honnêteté. Plusieurs fonctionnaires furent contraints par elle de donner leur démission: maintenant, ils intriguent contre leurs successeurs. Mon ami Serge Ivanovitch remplace l'un des plus compromis, et distribue du pain, en attendant la nouvelle récolte: je vais donc au centre même de la résistance, et je tomberai en plein champ de bataille.