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PREMIÈRES IMPRESSIONS
ОглавлениеAlexandrovo.
Un matin gris, pluvieux. A la dernière station allemande, il m'a semblé que les employés étaient plus raides et qu'ils faisaient sonner plus haut les rudes intonations de leur gosier prussien. La frontière passée, au lieu du sentiment de joie que j'attendais, c'est d'abord une crainte vague qui m'étreint, à la vue de tout cet appareil officiel et de ces gendarmes en uniforme bleu et en toque rouge. Sur le trottoir, quelques moujiks, dans une étoffe gris sale, avec une ficelle pour ceinture: une première impression de misère accablée, en face de la propreté luisante de l'Allemagne. Personne n'ose bouger dans le train arrêté: on attend, soumis, inquiets.
Un gendarme paraît enfin dans le couloir; il me faut, me dit quelqu'un, lui remettre mon passeport. Il s'éloigne, et aussitôt, une nuée de porteurs hilares et chevelus s'abat sur nos bagages.
La visite de douane est correcte, soigneuse, aimable, en somme.
—Maintenant, me dit un compagnon de voyage, un Français, rencontré par hasard, allons au buffet!
Devant un verre de thé, dans la chaude atmosphère d'une petite salle, le souvenir désagréable de l'entrée en gare disparaît subitement; je me sens à l'aise ici, satisfait et confiant; j'ai pris possession du sol russe en me brûlant aux premières gorgées de thé.
Enfin, le gendarme reparaît dans le couloir du wagon, pour nous rendre nos passeports tirés vivement d'une serviette à compartiments; nous partons. J'ai eu nettement, dans cette première heure, l'impression de la Russie sous sa double face: le gendarme et le moujik, la police et la misère d'un côté, et de l'autre, la délicieuse tiédeur des causeries près du samovar qui chantonne.
Dans le train.—Pour un mince supplément ajouté au prix d'une deuxième classe, un même wagon vous transporte de Varsovie à Moscou. Dans ce wagon, vous avez votre lit, un cabinet de toilette, un couloir pour faire les cent pas, un domestique pour vous préparer du thé ou du café. Je suis seul voyageur de ma classe: la moitié du wagon est à moi, et depuis une trentaine d'heures me voilà livré à mes réflexions. Aux grands arrêts, le domestique m'invite à descendre et j'erre le long d'immenses buffets, où je choisis, au hasard du coup d'œil, des potages bariolés et des viandes presque toujours succulentes: c'est ainsi qu'on charme l'ennui des longs trajets en Russie.
Dans ma cellule du wagon où je lis, fume et dors, rien ne me trouble, comme aussi rien ne m'égaie. Le même paysage monotone défile incessamment à mes côtés; des forêts de bouleaux grêles et de petits sapins, des seigles, des pâturages où, par endroits, la forme grise d'un pâtre conduit un maigre troupeau. Puis, de nouveau, des arbres, des pâturages, des landes et des seigles. De loin, on entrevoit par instants de basses huttes en bois avec une toiture de chaume; elles sont toutes grises et se confondent presque avec la terre, sous ce ciel bas de jour pluvieux.—Puis, voici encore, des bois, des prés, une immensité plate, où le train va d'une allure égale et lente, comme résigné à n'arriver jamais. A une persistante sensation de solitude se mêlent des souvenirs de la Grande Armée; une hallucination de crépuscule me fait un instant entrevoir là-bas des bataillons défilant sous la pluie oblique. Ce trajet est triste, accablant.
Les gares s'élèvent presque toujours à plusieurs kilomètres de la ville qu'elles desservent: aussi n'ai-je vu rien encore qui ressemblât à une ville. Les bâtiments des stations sont élégants et propres; il y circule de maigres paysans et de ces Juifs polonais, à houppelande traînante, qui, depuis la frontière, semblent vous poursuivre, toujours les mêmes à chaque arrêt. Sur le quai, se promène l'inévitable et important gendarme dans son uniforme bleu râpé. Pas d'horloges extérieures; des thermomètres monumentaux les remplacent. Aux approches des gares, des bûches de bouleau, amoncelés sur d'interminables chantiers, forment la réserve de combustible pour les locomotives...
Dans l'après-midi du second jour, le paysage s'anime; le train, arrêté plus fréquemment, s'emplit de nouveaux voyageurs; les champs se peuplent, les bois, plus hauts et plus soignés, laissent entrevoir des villas; l'œil charmé aperçoit enfin, çà et là, le blanc ruban d'une route carrossable. Puis, subitement, un point brillant scintille dans le lointain; un coude encore, et, tout là-bas, seul visible de la cité, voici le dôme en or fin de la cathédrale du Christ Sauveur... Moscou! Moscou!