Читать книгу Au pays russe - Jules Legras - Страница 17
EN PROVINCE
ОглавлениеJe suis, depuis quelques semaines, installé dans un village, au sud de Moscou, m'imbibant de mots russes, et courant la campagne. La famille qui m'accueille appartient à la société universitaire; j'y trouve, à travers les brumes de la langue devinée, plutôt que comprise, une conversation intelligente, variée, et une curiosité vive de tout ce qui touche l'étranger. Notre maison est commode et d'une parfaite simplicité. Nous y vivons sans gêne; et, parmi les quinze ou seize personnes qui l'occupent, je trouve, quand il me plaît, quelqu'un pour écouter mes solécismes. Les Russes estiment qu'il est impossible d'apprendre leur langue; il faut insister pour qu'ils vous corrigent; mais ils le font avec une indulgence et une gaîté qui désarment l'impatience.
Une lettre que je viens de recevoir m'a mis en émoi. Elle m'est écrite par un Russe avec lequel je me suis intimement lié jadis à l'étranger, et que je n'ai pu rejoindre depuis: «Je suis, m'écrit-il, dans un district qu'a touché la famine, et j'y distribue du pain. Venez m'y voir, et vous ferez connaissance avec de vrais moujiks.»
Je pars ce soir même pour Nijni-Novgorod, d'où je rejoindrai mon ami.
On descend du train, à Nijni-Novgorod, au fond d'une grande gare, parmi des terrains vagues. Le cocher crasseux qui s'est emparé de votre personne vous entraîne par un malpropre lacis de rues bordées de maisonnettes en bois, toutes pareilles et fermées par des volets gris. Toute cette partie de la ville est misérable et grise. C'est pourtant la place de l'immense Foire qui, dans quinze jours, amènera trois cent mille étrangers. Voici un fleuve, l'Oka, le plus gros affluent de la Volga; des rangées de voiliers et d'innombrables péniches, bercés au fil du courant, dorment à l'ancre. Un pont de bateaux, couvert de planches branlantes et long de 800 mètres s'allonge très bas au-dessus de l'eau; en face sur la rive droite, une montagne, hachée de grands ravins sombres, se dresse, blanche et grise des maisons qui s'y cramponnent, et dominée çà et là par des églises aux bulbes d'azur, où fleurissent des étoiles d'or.
C'est là-haut, dans la vieille ville, que se trouvent concentrés le gouvernement et la vie courante. La rive gauche de l'Oka n'est occupée que pendant la Foire: dix mois durant, elle est déserte ou peu s'en faut.
La vieille ville est charmante; non pas qu'elle offre un grand luxe de monuments: ce n'est pas là qu'il faut chercher la beauté des vraies villes russes; mais l'imprévu de ses constructions, la bizarrerie de ses rues mal pavées, et les pentes boisées des ravins qui fendent la montagne, tout contribue à lui donner du caractère. Après avoir gravi péniblement[1] les lacets qui conduisent au sommet du plateau, on se trouve brusquement jeté dans un quartier paisible où l'herbe croît entre les cailloux pointus qui servent de pavage, et où les isvoschiks circulent paresseusement. Plus de mouvement, bien peu de commerce: la dignité somnolente d'une ville de province. Est-ce le voisinage du Kremlin qui a calmé et comme figé cette partie de la ville? Nous en voici tout près de ce Kremlin de Nijni, où réside le gouverneur. Bientôt il m'en faudra passer l'enceinte massive, car mon ami Serge Ivanovitch m'a bien recommandé de me présenter, en passant ici, au général Baranof.
[1] Nijni possède maintenant un tramway électrique.
Le général Baranof est un bel homme d'une cinquantaine d'années, grand et droit, avec des mouvements rapides, une voix brève, caressante quand il veut, et une expression de force et de volonté que tempère, çà et là, un pli légèrement ironique au coin des yeux scrutateurs.
—On m'avait prévenu; je vous attendais, me dit-il, dans ce français pur et chantonnant que parlent les Russes dans la haute société. Je suis bien aise du voyage que vous entreprenez dans nos contrées; vous verrez de près notre Russie, et là-bas, vous rencontrerez des hommes. En attendant, vous êtes mon hôte...
Le général Nicolaï Mikhaïlovitch Baranof est l'un des plus connus parmi les gouverneurs de province russes. Ancien officier de marine, il s'est rendu célèbre par sa conduite à bord de la corvette la Vesta, durant la guerre russo-turque. Depuis lors, on l'a vu successivement aux côtés mêmes du tsar, puis gouverneur de la province d'Arkhangel, enfin, gouverneur de la province de Nijni-Novgorod. Cette année, il lutte contre la famine et la maladie qui ont envahi son gouvernement. Dur combat contre les fléaux les plus étroitement liés à la Russie; encore, s'il ne fallait lutter que contre les choses, et si les hommes vous secondaient!
Près du général, on apprend la valeur du temps: tout le monde travaille ici avec une activité qui m'étourdit; cette première journée a été pour moi comme un tourbillon d'impressions. Entouré de jeunes officiers, de médecins, de secrétaires de toute sorte, interpellé en russe, en français, en allemand, j'ai appris bien vite la situation malheureuse de la province. On me dit qu'à Loukoyanof où je vais rejoindre mon ami, je trouverai, outre la famine, une grave épidémie de typhus. On ajoute que, sans nul doute, lorsque, à mon retour, je repasserai par Nijni, j'y verrai le choléra installé parmi l'énorme ville flottante, qui va se peupler d'étrangers venus de tous les coins du monde. D'ailleurs, le gouverneur a pris ses précautions. Un hôpital flottant s'achève sur la Volga: on m'a offert de m'y conduire.
Au pied du Kremlin, sur le port, un poste d'observation est ouvert: aucun cas suspect n'y a encore été signalé: les médecins sont là, tranquilles, attendant avec patience. Un petit vapeur nous prend ensuite, et, glissant à travers les navires et les barques qui encombrent le fleuve, il vient accoster, à une lieue en aval du port, auprès d'une longue péniche transformée en hôpital. On y achève les derniers préparatifs; le personnel est à son poste, et l'on me fait visiter pièce à pièce l'installation qui est très simple. Le nombre des lits est de 300; des lits forts pratiques, en bois léger, avec des matelas en paille, qui seront brûlés après le départ de chaque malade. Les déjections, reçues dans des caisses qui seront désinfectées et fermées hermétiquement, seront transportées dans des barques loin de la ville, pour être désinfectées de nouveau. Afin de prévenir les dangers d'incendie, la barque est éclairée à l'électricité. J'ai vu la salle de bains et de douches, la salle de désinfection, la cuisine, la lingerie, et, en face, sur la rive, la salle des morts...
Un étrange sentiment m'a pénétré, à visiter cet hôpital installé de toutes pièces, prêt à fonctionner, avec ses lits, sa pharmacie, son linge, son personnel de médecins, d'infirmières et de garçons—même jusqu'à son pope,—et auquel rien ne manque plus, sauf les malades et les mourants. J'ai eu à ce moment, avec une singulière intensité, l'impression de ce que doit être, en ces pays, l'attaque foudroyante du choléra. Aujourd'hui tout est calme; dans un jour ou deux, peut-être, on verra de pauvres corps amaigris se tordre de souffrance sur ces lits, et mourir. Tout le monde est aux armes, on n'attend plus que l'ennemi: on doit éprouver un sentiment analogue à la veille d'un assaut.
Après le dîner, je me suis oublié dans la contemplation du merveilleux horizon qui, devant moi, s'étendait à perte de vue. L'éperon rocheux du Kremlin, où j'étais, surplombe à pic le port de Nijni, et la vue, que rien n'arrête, distingue à la fois le mouvement affairé des rives et l'impassible horizon de la plaine. De là-haut, je voyais nettement l'Oka et la Volga, larges chacune de 700 à 800 mètres, se fondre en une énorme masse d'eau jaunâtre qui s'en allait, par de lents méandres, vers l'horizon. Une flottille de vapeurs ancrés en file séparait le courant; des barques et des gabares couvraient les eaux du bord; d'autres circulaient alertement, parsemées de petites taches rouges qui étaient des hommes. Par instants, le mugissement d'une sirène montait jusqu'à nous; un navire à aubes se détachait du bord, suivi de son double sillage, et partait pour sa lente traversée. Par delà les deux fleuves tachetés d'embarcations et bruissants d'activité, la plaine dorée s'étalait, plate et sans limite.
Ce coup d'œil est un des plus beaux qui soient en Europe. Le Kalimegdan de Belgrade, au confluent de la Save et du Danube, en face de la plaine hongroise, en donne bien une idée, mais il y manque le mouvement d'un port et l'animation d'une riche cité marchande.
Tandis que je contemplais cet horizon, ma pensée cherchait à se figurer les misères que j'allais bientôt toucher de près, et j'essayais de scruter le mystère de cette plaine infinie que j'allais traverser demain, et sur laquelle, dans une buée violette, descendait lentement la mélancolie du crépuscule.