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LE MEURTRE

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Table des matières

Nous avons laissé Biscarre et Diouloufait au moment où ils quittaient la tanière creusée dans les rocs d'Ollioules.

Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait désigné la maison isolée—c'est-à-dire la chaumière de Bertrade—comme le but de leur excursion criminelle.

La gorge était étroite. Ils marchaient silencieusement entre les murailles à pic qui se dressaient comme d'énormes fantômes noirs.

Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien.

Nous saurons tout à l'heure ce qu'était Biscarre. Mais d'où venait ce Diouloufait, vigoureuse nature taillée en pleine chair et qui, cependant, dans sa brutalité, n'avait pas la physionomie froidement cruelle, féroce même, de son compagnon, de son maître?

Diouloufait était pêcheur, fils de pêcheur. Quand il était jeune, il se jetait à travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants. Son père était un bon et robuste travailleur à qui le repos était inconnu.

Dès l'aube, on le voyait au bord de la Méditerranée examinant ses filets, les raccommodant lorsque la vague les avait déchirés.

Bartholomé, son fils, était auprès de lui, impatient, ne comprenant, dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son père par sa vareuse de laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant:

—Dépêchons-nous, père.

Celui-ci passait sa main rude sur la tête velue de l'enfant, et répétait, adoucissant sa voix rauque:

—Tout à l'heure!

Puis ils partaient. La barque, lancée, sautait sur les vagues qui la secouaient comme un jouet.

Le père était pensif, sachant quel était le danger, songeant à la mère, qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la pêche.

Bartholomé, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance du danger, ignorance du travail. Cet enfant était solide, carré des épaules avec des bras énormes pour son âge. Le père ne voulait pas qu'il lançât les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la famille.

On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence était grande et le salaire peu élevé. Le père Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de répit, plus de travail: il acceptait cela comme juste et nécessaire.

Un jour,—Bartholomé avait alors douze ans,—ils partirent. Le ciel était noir, et sur la mer c'était un brouillard tellement épais qu'on ne distinguait pas la crête blanche des vagues.

Le père Diouloufait n'avait pas voulu renoncer à la pêche, d'autant plus que le lendemain était jour de fête et que la vente promettait d'être bonne.

En vue de l'île du Grand-Ribaud, qui n'est séparée de Porquerolles que par un détroit large de quelque dix mètres,—ce qu'on appelle dans le pays une rue de mer,—la barque fut prise en flanc par une énorme lame qui la jeta contre le roc.

On entendit un craquement sinistre.

Puis la barque s'enfonça et disparut.

Une tache noire resta sur le flot. Cette tache était double. C'était le père Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui nageait, le soutenant à fleur d'eau.

Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'était pas seule. Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus épaisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son fils que pour la sienne propre.

Et plus encore pour la mère qui, là-bas, toute seule, dans sa masure battue par le vent, pleurait en écoutant les hurlements de la tourmente.

Bartholomé avait peur. Seulement, sentant contre ses côtés la main de son père, il se rassurait un peu et s'aidait même autant qu'il le pouvait.

L'autre—presque un vieillard—haletait de fatigue et de désespoir. Il n'avait pas cherché à atteindre l'île. Il avait senti le courant se heurter à sa poitrine et avait deviné la mort certaine.

Donc, il avait tendu vers la rive.

Et chose épouvantable, il faisait cela sans espoir.

Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pensée que cette distance était infranchissable.

Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures qui vous étreignent!

Il se savait perdu quand même, et il nageait. Son bras, lancé comme un levier de fer, fendait le flot qui résistait. Il allait cependant. Il sentait qu'il gagnait du terrain.

Mais déjà ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un automatisme qui présageait la lassitude décisive.

Cela dura longtemps. Et cependant le père Diouloufait ne coulait pas. Non, il semblait que sa volonté eût un but fixe, au bout duquel elle dût se briser. Ce fut ce qui arriva.

Il vit la rive, aperçut dans le lointain les lumières qui éclairaient les huttes des pêcheurs... la sienne peut-être....

Il réunit toutes ses forces, se lança encore.

L'enfant cria:

—Père! La terre! la terre!...

Alors, comme si c'eût été un signal attendu, le père ouvrit ses doigts crispés à la ceinture de son fils, poussa une sorte de râle... et, debout, à pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui....

L'enfant, sauvé, se traîna jusqu'à la masure.

Quand la mère le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle cria:

—Il faut le venger!

—De qui?

—De tout le monde.

Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la misère avait tué son mari, et que cette misère était l'œuvre de la société. Elle ne raisonnait pas. Elle était folle, folle de haine et de désespoir.

De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troublé sa raison. Tout semblait le prouver. Dès le lendemain de la mort de son mari, elle vendit la barque, les engins de pêche et jusqu'à la masure que le pauvre homme avait construite de ses propres mains.

Puis elle se mit à errer dans le pays, mendiant, traînant par la main le petit Bartholomé, qui ne comprenait rien à ce changement d'existence et regrettait la mer.

De la mendicité au vol, la distance est courte.

Bientôt, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins.

Cependant, comme ils étaient bons et qu'ils la plaignaient d'être seule et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher les quelques sous péniblement gagnés, de veiller sur leurs poulaillers.

Mais la Dioulou—comme on l'appelait—ne se rebuta pas.

En vain, on lui offrait de tous côtés l'hospitalité et un morceau de pain; en vain, on lui répétait qu'il fallait apprendre un état à Bartholomé, et on s'offrait même à le prendre pour rien en apprentissage.

Elle répondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde, étendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles.

Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant à un nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et tira.

La femme tomba frappée d'une balle en plein corps.

Bartholomé resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de tous, que sa mère s'était efforcée de lui inculquer, ne fit que grandir et se développer.

Vinrent les mauvaises connaissances.

Il s'adjoignit bientôt à une bande qui dévastait les environs. A seize ans, il fut pris et condamné aux travaux forcés.

Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix ans.

Dès la première année, il tenta de s'évader. Mais le coup avait été mal organisé. On s'empara de lui, et sa peine fut portée à quinze ans. L'année suivante, nouvelle tentative également suivie d'insuccès, et nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'était vingt ans.

Furieux, décidé à tout pour recouvrer sa liberté, sans savoir même quel usage il en pourrait faire, Diouloufait rêvait d'assassiner un gardien et de s'échapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva au bagne.

A l'époque où se passaient les scènes que nous retraçons, il y avait de cela deux ans.

Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures déplaisaient. De fait, il affectait un profond mépris pour ceux dont la justice humaine le contraignait à subir l'odieux contact.

Il leur était évidemment supérieur en toutes choses, n'ayant ni leur grossièreté, ni leur ignorance.

Il avait été condamné, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'était produit. Aux premières questions, Biscarre avait répondu par des insultes. Une sorte de conspiration s'était alors ourdie contre lui.

Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre était un faux forçat, un mouton (mouchard) envoyé par la police pour trahir les secrets des camarades.

Parmi ces déshérités de l'intelligence et de la conscience, le soupçon germa vite, et le crime suit de près la conception. Il fut décidé que Biscarre mourrait.

On eut recours au sort pour désigner ceux des forçats qui devaient se charger de l'exécution.

Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux désignés. On savait que sa force était énorme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre, dont la taille était peu élevée et que les privations—et peut-être les souffrances morales—avaient amaigri et sans doute affaibli.

Le plan du meurtre avait été combiné de la façon suivante:

Les forçats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible étaient enfermés dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient sur le plancher des batteries.

A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup de sifflet, le signal de la prière; puis un second coup retentissait, et à partir de ce moment le silence le plus complet devait régner parmi les condamnés jusqu'au soleil levant.

Il avait été décidé que le meurtre de Biscarre serait exécuté au moment où sonnerait minuit, après la ronde qui d'ordinaire précédait cette heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de Diouloufait pour étouffer ses cris, en le tenant à la gorge.

Il était de règle que les forçats occupassent chaque nuit la même place, une fois désignée.

Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouvé le moyen de se glisser aux côtés de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soupçon, ne devinait rien et s'était endormi d'un profond sommeil.

La ronde passa.

Les forçats étaient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention des surveillants, qui s'éloignèrent.

Alors quelques mots furent échangés à voix basse, et les trois hommes se préparèrent à achever l'œuvre de mort. Ils étaient parvenus jusqu'à Biscarre sans qu'il se réveillât.

Tout à coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou, tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes.

Biscarre s'éveilla brusquement, et un râle sourd s'échappa de sa gorge. Mais le son s'arrêta sous la pression terrible.

Ses yeux grands ouverts virent à la lueur douteuse de la nuit les assassins penchés sur lui.

Ainsi que nous l'avons dit, un des forçats lui avait ramené violemment les bras en arrière, derrière la tête, tandis que l'autre lui tenait les pieds solidement serrés l'un contre l'autre.

Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts énormes meurtrissaient sa chair.

—Enlevez, dit Diouloufait.

Mais, à ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se relevèrent brusquement.

L'homme qui les tenait tomba, tandis que, dégageant ses jambes d'un seul élan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait avec un gémissement rauque.

Restait Diouloufait.

Devenues libres, les mains de Biscarre tombèrent sur ses deux poignets.

Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer rivés à ses bras; sous la pression effrayante, ses doigts se détendirent et lâchèrent Biscarre, qui, se soulevant à la force des reins, écartait Diouloufait, qui se tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre écrasaient ses muscles et le sang rougissait ses mains.

A ce moment, les surveillants accouraient au bruit.

Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse.

Puis Biscarre s'était étendu de nouveau, immobile, sur le plancher.

Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient à se cacher.

On crut à une rixe.

A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet.

Les quatre forçats fut mis au cachot.

Détail singulier: les soupçons des gardes-chiourmes se portèrent sur Biscarre, et ce fut à lui qu'on imputa la responsabilité de cette scène de désordre.

On voulut le contraindre à avouer la vérité, et il fut condamné à la bastonnade. Le forçat chargé de l'exécution fut justement le chef du complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait été fixé à quarante.

Au premier, le sang jaillit des épaules de Biscarre. Il eut un froid sourire et ne bougea pas.

Au vingtième, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante. Et il souriait toujours.

—Assez! dit le commissaire du bagne.

On avait compris qu'il ne parlerait pas.

Biscarre fut placé à l'hôpital; huit jours après il reprenait sa place à la fatigue.

Dès lors, une sorte de respect s'attacha à lui.

Diouloufait éprouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui ne faisait que grandir.

Un mois s'était à peine écoulé que Biscarre était devenu en réalité le roi du bagne. On lui avait tout avoué, et les soupçons qu'il avait inspirés et la tentative de meurtre à laquelle il avait échappé.

Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit:

—Vous êtes des enfants!

Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire des amis dévoués, mieux que cela, des esclaves.

Revenons aux gorges d'Ollioules.

Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde aurait pu examiner son visage aurait remarqué sur ses lèvres pâles le sourire féroce qui ne le quittait presque jamais.

Tout à coup il s'arrêta.

Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide.

Il s'approcha de Diouloufait:

—Qui peut passer à cette heure? demanda-t-il à voix basse.

—Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se hasarder dans les gorges.

—Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne?

—La voici.

—Elle est allumée?

—Oui.

Et Diouloufait tendit à Biscarre une lanterne sourde et fermée qui ne laissait pas filtrer le moindre rayon de lumière.

Le pas se rapprochait.

Biscarre s'écarta sur le côté de la route et, s'accroupissant au pied de la roche, ordonna à Diouloufait de l'imiter.

—Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot!

—Suffit.

Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le ressort ne fit aucun bruit.

Cependant Jacques—car c'était lui—se hâtait de toutes ses forces. Il avait encore près de deux heures devant lui: il était sûr d'arriver à temps pour dégager la responsabilité de Lamalou et tenir la parole qu'il lui avait donnée.

Mais il se sentait au cœur un désespoir si poignant, qu'il lui tardait d'être arrivé au terme de la route: il avait peur de succomber à la tentation, de résister à la voix de l'honneur qui l'appelait en avant... car là-bas, dans cette chaumière qu'il venait de quitter, c'était le passé, le bonheur, l'avenir, l'espérance....

Il lui semblait sentir une main—celle du petit enfant—qui s'attachait à ses vêtements et l'attirait en arrière.

Il se mit à courir....

Tout à coup—il passait alors à quelques mètres de Biscarre—un rayon de lumière le frappa en plein visage....

Il poussa une exclamation de surprise.

Mais une voix lui répondit, jetant son nom dans une imprécation:

—Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc complète...

—Qui a parlé? s'écria Jacques.

—Moi!

Et Biscarre, s'élançant au devant de lui, lui appuya le canon de son arme sur la poitrine....

L'arme partit....

Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur...

—Maintenant, cria Biscarre, à la belle Marie de Mauvillers!... Après le père, l'enfant!...

Diouloufait, terrifié, le suivit en courant...

Les loups de Paris: Le club des morts

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