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SALONS ET MANSARDES

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On était au mois de janvier 184...

Le vent d'hiver, âpre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs jours, la neige, qui était tombée en abondance, étendait sur la ville son linceul sinistre, moulant son corps énorme comme fait le drap aux membres d'un cadavre.

Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient à ces mausolées qui se découpent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde de la lune.

Nul bruit dans les rues. Déjà minuit avait sonné depuis longtemps, et les voitures, traînées à grand'peine par les chevaux qui glissaient, avaient regagné les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz projetaient, à travers une sorte de buée, leur reflet rougeâtre. Et, par crainte du froid, la ville semblait s'être repliée sur elle-même, se cachant sous la nappe glacée comme l'enfant se blottit sous les courtines de son lit.

Cependant, à quelques rares fenêtres, on apercevait de la lumière, soit filtrant à travers les épais rideaux retombant en plis lourds, soit éclairant la triste mansarde sur son cadre de neige.

Ici le bal, là le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses, riant sous ses tentures de velours et s'échauffant à l'énorme foyer dont l'éclat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la misère grelottante, se courbant sous la bise qui souffle à travers les ais mal joints.

Le passant qui se fût arrêté devant la maison qui portait le n° 20 de la rue de Seine, si peu philosophe qu'il fût, aurait pu, en levant les yeux, laisser échapper cette remarque.

Une file de voitures était arrêtée devant la grande porte. Les chevaux, gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures épaisses, tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde des équipages, se promenaient deux à deux, emmitouflés dans leurs énormes carricks à fourrures.

Au premier étage, les hautes fenêtres se dessinaient dans la façade de pierre, éclairées d'un reflet rougeâtre, tandis que le son des instruments, sonnant joyeusement, éveillait les échos de la rue silencieuse.

Puis, tout au faîte de cette même maison, à une sorte d'œil-de-bœuf s'arrondissant sur la déclivité du toit, on distinguait, comme une étoile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'échappait d'une lampe fumeuse.

C'est d'abord dans cette mansarde que nous pénétrerons.

La mansarde! nos pères l'ont chantée. Et elle apparaît à notre imagination, éclairée par les rayons du soleil levant, égayée par la jeunesse et l'espérance, avec son jardinet penché sur la gouttière et ses fleurs qui s'ouvrent aux premières effluves du printemps....

O poëtes! c'est là le rêve, mais voici la réalité.

Quatre murs à peine crépis, laissant voir sous le plâtre qui s'effrite la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour écraser lentement, l'air qui manque, la lumière avarement mesurée, la fenêtre mal fermée et craquant au vent d'hiver qui la secoue....

Pour mobilier, un grabat gisant à terre comme un mendiant de Goya dans ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachevés; sur un chevalet boiteux, une toile ébauchée.

Et au milieu de ce désordre misérable, un homme affaissé sur une chaise de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il frissonne.

L'homme était jeune, vingt-cinq ans à peine.

Une forêt de cheveux noirs et bouclés couvrait son front large, ses traits, amaigris par la souffrance ou par l'excès de travail, avaient une remarquable finesse. Sa bouche, aux lèvres pâles, était contractée par le sourire d'une douloureuse ironie....

A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'étage inférieur, lui apporta, vibrante et joyeuse, la mélodie d'une valse.

Il se leva brusquement.

—Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir... puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors même que j'éprouve toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses échos de bonheur comme une dernière insulte, j'irai chercher dans la mort un refuge suprême....

Il s'approcha de la toile ébauchée, et prenant sa lampe entre ses doigts amaigris:

—Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai rêvé, moi aussi, au bonheur... à la gloire!... que de fois, dans la fièvre du travail, j'ai aperçu dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y songeons plus! il faut en finir....

Il revint vers la table, et écartant quelques papiers, il prit un manuscrit sur lequel se détachaient ces deux mots: Mon Histoire.

Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de jonction, il appliqua un large cachet de cire noire.

Prenant alors une plume, il écrivit ces lignes:

«Vous qui avez trouvé mon cadavre, je vous lègue ce manuscrit. Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque pitié pour celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...»

Il plaça le rouleau bien en vue.

Puis, rejetant la couverture qu'il avait attachée autour de lui pour se garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote étriquée et usée qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il enfonça sur son front d'un mouvement sec.

Encore une fois il jeta les yeux autour de lui.

Peut-être cherchait-il un dernier encouragement. Peut-être se disait-il que tout à coup une voix allait s'élever, qui lui crierait de prendre courage....

Fol espoir! Seule, la misère froide et hideuse répondit à ce regard désespéré.

Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navré, il mit la main sur la serrure.

Il se trouvait sur l'escalier. C'était la route de la mort qui commençait. Chaque marche qu'il franchissait l'entraînait vers le gouffre du suicide.

L'étage qui conduisait à la mansarde, étroit et glissant, conduisait, après une trentaine de degrés, dans le grand escalier, auquel il accédait par une porte basse.

Jusque-là il avait marché dans l'obscurité, s'appuyant au mur pour se guider.

Mais tout à coup il se trouva inondé de lumière.

Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait été orné de fleurs; un épais tapis couvrait les degrés, amortissant le bruit des pas. Des lampadères, fixés aux murailles, jetaient les feux croisés des bougies roses.

Le jeune homme s'arrêta un instant, comme ébloui, et, par un mouvement en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosphère chaude et chargée de senteurs.

Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait à lui.

S'étant penché sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en causant les laquais, groupés dans les antichambres. Evidemment il y avait des portes ouvertes.

Il lui fallait donc passer, lui, le déshérité de toute joie, le misérable à peine vêtu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se poussant du coude, et dont peut-être les rires à peine étouffés parviendraient jusqu'à son oreille.

Bien qu'il fût décidé à mourir, il reculait devant cette souffrance d'amour-propre. Passer à travers cette splendeur pour aller aux ténèbres du tombeau lui semblait plus atroce encore.

Il restait là, accoudé.

La musique parvenait jusqu'à lui: il voyait dans son esprit ces groupes enlacés qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les sourires échangés, les yeux brillants de plaisir, les mains des danseuses abandonnées aux doigts des cavaliers....

Tout à coup il entendit un bruit mat et sourd.

C'était la porte cochère qui venait de s'ouvrir.

Les roues d'une voiture retentirent sur le pavé de la cour et s'arrêtèrent devant le vestibule.

Décidément il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer à croiser sur l'escalier des invités qui peut-être l'auraient reconnu. Car lui aussi avait eu naguère sa part de ces joies mondaines.

Seulement, obéissant à un mouvement de curiosité dont il ne fut pas le maître, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans être vu, il dominait la porte d'entrée.

Deux dames atteignaient le palier du premier étage.

L'une d'elles, enveloppée d'un camail de velours, était de haute taille, tout son être était empreint d'une élégance majestueuse. Son visage disparaissait sous un voile épais qui laissait apercevoir seulement quelques boucles de cheveux bruns, coiffés, ainsi qu'on disait alors, à l'anglaise, c'est-à-dire tombant de chaque côté des joues.

L'autre avait rejeté en arrière le capuchon de soie bleue.

Le jeune homme poussa un cri d'admiration.

Il eût été impossible, en effet, de rêver apparition plus charmante.

Ce n'avait été qu'un éclair, car un instant après, les deux dames disparaissaient entre la haie des laquais qui s'étaient levés sur leur passage.

Mais un seul coup d'œil avait suffi à l'artiste.

Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces lèvres admirablement dessinées qui souriaient à la vie et à l'espérance....

Il avait vu tout cela dans un éblouissement subit.

Un écho éloigné vint jusqu'à lui.

—Madame la baronne de Silvereal.

Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta à mi-voix:

—Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais.

—Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre.

—Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur.

—Bah! et pourquoi donc?

—On m'a dit un tas de choses mystérieuses.

—Vraiment! tu nous conteras cela.

—Oui, mais pas ici.

Les voix se perdirent dans un murmure.

Le jeune homme était resté immobile, le front incliné sur sa main.

Mais tout à coup il se redressa:

—Allons! pas de lâcheté! murmura-t-il. Peut-être est-ce le bonheur qui vient de passer là, à quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux plus espérer... je suis condamné.

Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un pas ferme.

En un instant, il eut atteint la cour. La porte était encore ouverte. Le suisse s'apprêtait à la refermer.

—Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme. Comment! vous sortez à cette heure-ci?

—Je ne puis pas dormir.

—Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit.

—Je ne me plains pas.

—Et vous sortez?

—Oui, j'ai besoin d'air.

—Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau... et il fait un froid...

—Merci! merci! fit Martial.

Et il s'élança dehors.

Il commençait à tomber une sorte de grésil qui lui mordait le visage et lui blessait les yeux.

Il se mit à courir dans la direction de la Seine.

Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai.

Là, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel.

Martial était saisi par le vertige qui pousse vers la mort.

Il l'avait dit, il était condamné.

Le nom de Lucie tintait à son oreille sans qu'il se rappelât ce que cet écho signifiait.

Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et parvint à la berge.

Là, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait dans l'ombre.

—Mes rêves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il à voix basse.

Puis, étendant les bras en avant, il prit son élan et se précipita dans le fleuve.

Au même instant, deux ombres se levèrent sur la berge, et l'on entendit résonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient.

Comment ces hommes se trouvaient-ils là?

Etaient-ce donc encore deux désespérés qui demandaient au suicide l'oubli et le repos?

Non. Car à la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de vigoureux efforts.

Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial, dont la tête retombait inerte.

—Courage! dit l'un des deux hommes.

En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot, ils enlevèrent le jeune homme inanimé et gravirent l'escalier de la berge.

A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir, comme celles qu'on voit aux funérailles, attendait, immobile. Un coup de sifflet retentit.

La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs.

La portière s'ouvrit. Une voix dit:

—Sauvé?

—Oui, répondit un des sauveteurs.

—Pauvre Martial! répéta la voix, qui appartenait à une femme.

Martial fut étendu sur les coussins.

Puis la portière se referma.

Et les chevaux noirs partirent comme une flèche dans la direction des Champs-Élysées.

Les loups de Paris: Le club des morts

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