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LIONS ET TIGRES CIVILISÉS

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Le mot lion, venu du monde anglais, indique un personnage sorti de la ligne ordinaire par ses aventures, ses excentricités, sa beauté, ou simplement par un faste bizarre et hardiment exceptionnel.

Le tigre se distingue par un luxe effréné, par sa mise, par son langage, et des manières qui ne sont qu'à lui. C'est un fantaisiste de haute volée, qui se met au-dessus de toutes les convenances sociales.

Bien que l'aristocratie anglaise ait été féconde en tigres, le roi Georges IV et Brumell, surnommé le roi de Bath, sont encore cités comme les spécimens les plus remarquables de l'espèce. Ils luttaient entre eux d'excentricités les plus extravagantes.

Le roi s'avisait-il de porter un pantalon de daim tellement collant, qu'il fallait deux domestiques pour le précipiter dans ce double entonnoir, où il ne pénétrait que par la force d'impulsion: Brumell se faisait coudre le sien (son pantalon) sur place. Si le tigre royal ornait son parc de temples et de mosquées, le tigre domestique mettait le feu à son château pour en chasser les rats. L'un dépensait des milliers de livres sterling pour entretenir des poissons dans un ruisseau bourbeux; l'autre, pour pêcher plus commodément les siens, lâchait les écluses de ses étangs et inondait dix lieues de pays.

Le roi d'Angleterre attachait des fausses queues à ses chevaux; le roi de Bath coupait les oreilles aux siens. Georges IV s'habillait en chef écossais; le beau Brumell arriva à ne pas s'habiller du tout, et se promena un jour dans ce costume adamique à Saint-James-Park.

Cette excentricité fut la dernière.

A quelques jours de là, dans une orgie, le tigre domestique osa dire au tigre royal: «Georges, sonnez pour avoir ma voiture!»

Soit que le tigre royal eût pris, ce soir-là, plus que sa pâture habituelle, soit par toute autre raison, il accueillit fort mal cette innocente familiarité, lui qui en avait toléré d'autres que l'on n'oserait raconter. Sa Majesté féline rompit avec son ami; et quand il devint officiel que le brillant Brumell n'était plus l'heureux émule du roi, la faveur publique l'abandonna.

A cette funeste nouvelle, ses créanciers le menacèrent de faire saisir ses revenus. Devant un commencement d'exécution, il s'enfuit à Boulogne-sur-mer, mettant ainsi la Manche entre lui et les poursuites de cette sotte espèce d'individus, qui s'imaginent que les dettes sont faites pour être payées! C'est là que s'est éteint le vieux beau, cet astre de la fashion britannique, entouré encore à son coucher des admirations de la foule:

Le tigre s'était fait lion.

Après la mort de Brumell et celle de Georges IV, le trône de la mode demeura vide. Ce fut lord Byron qui s'en empara. Le dandysme anglais conserve encore ses belles traditions de luxe, et le cite comme l'un des plus grands novateurs, l'un des puissants génies en matière de goût et d'élégance.

De 1830 à 1845, trois ou quatre tigres se disputèrent le sceptre, parmi lesquels M. Haine tint le premier rang. Jeunesse, beauté, fortune, il avait tout pour lui. Les journaux n'étaient occupés que de son luxe et de ses prodigalités; on parlait de sa toilette en palissandre qu'il paya quarante mille francs. Il a longtemps brillé à Paris, où nous le vîmes porter un habit vert-pomme, au printemps de 1825, et un habit feuille-morte, pendant l'automne de la même année.

Il fut remplacé par M. Bayly, que la trop grande splendeur de son luxe rejeta bientôt sur le continent. Quand vint le dernier jour de cette magnifique excentricité, lorsque les membres du jury furent appelés à prononcer sur les droits des parfumeurs, des tailleurs, etc., etc., dont il avait usé et abusé pendant son règne, des mystères incroyables se révélèrent: un seul tailleur (et il en occupait six) produisit un compte d'une année sur lequel figuraient quatre-vingt-quatre habits,—cent vingt-six pantalons,—trois cent cinquante-deux gilets blancs,—trois cent seize idem de fantaisie,—et deux mille trois cent cinquante cravates.

Mais le tigre par excellence, celui auquel toutes les cours de l'Europe ont accordé des lettres de naturalisation, fut assurément le comte d'Orsay, notre compatriote. D'un consentement unanime, on l'a proclamé le plus parfait modèle de l'espèce. Il n'appartenait à aucune école; ses créations, ses inventions fantastiques, déroutaient ses émules aussi bien que ses imitateurs; quoi qu'ils fissent, il était toujours en avance sur eux.

Surpris un jour par un violent orage, il n'eut d'autre ressource pour s'en préserver un peu, que d'emprunter une lourde capote à un invalide de la marine. Il sut si bien assouplir à ses mouvements ce drap grossier et rebelle, et lui imprimer le cachet de sa propre distinction, qu'il en fit un vêtement à la mode.

Le véritable élégant procède de lui-même, il n'attend pas les inspirations de son tailleur.

La vie du tigre est impossible en France. Indépendamment de la fortune fabuleuse qu'en fin de compte il faut se résoudre à y engloutir, elle a des exigences de mouvement et de plaisir, des obligations forcées, qui ne permettent pas de distraire la moindre parcelle de son temps pour se livrer à d'autres occupations, à d'autres préoccupations que les siennes; on lui appartient corps et âme, on s'absorbe, on s'identifie complétement en elle.

Confessons donc en toute humilité que le tigre pur sang n'existe pas en France. Contentons-nous des variétés ou sous-variétés de l'espèce, et des lions que l'on y a vus fleurir, depuis les dernières années du XVIIIe siècle.

En voici une esquisse assez complète:

Nous avons eu David en costume romain, Garat avec ses cravates monstres, ses gilets microscopiques et ses bottes jaunes. Peut-être aurions-nous eu notre tigre royal, dans la personne de Murat, si Napoléon n'eût réprimé ses goûts de parure somptueuse et théâtrale.

«Allez mettre votre habit de maréchal de France, lui dit-il, le jour de l'entrevue des deux empereurs sur le Niémen; vous ressemblez à Franconi.»

Murat s'était présenté, ruisselant d'or sur toutes les coutures, le chef surmonté d'une toque, avec force plumes éclatantes et une grosse perle par devant.

Chodruc-Duclos, dans sa jeunesse, fut un instant assez bon tigre; mais son règne fut court. Il passa bientôt aux lions et conserva ce titre jusqu'à sa mort.

Balzac essaya de se classer parmi les tigres, à l'aide de sa fameuse canne et d'un habit bleu à boutons d'or. Il eut voiture et groom; il donna des déjeuners fabuleux, endossa trente gilets différents en un mois... Tout cela en pure perte!

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