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UNE JOURNÉE DE LOUIS XIV

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Table des matières

Nous sommes dans une grande chambre carrée, tendue de soie et d'or, devant un lit resplendissant de velours: c'est la chambre du roi.

Bontemps, premier valet de chambre, qui a passé la nuit, couché sur un lit de camp, auprès de Sa Majesté, est allé s'habiller dans l'antichambre. Il rentre et attend en silence que la pendule ait marqué sept heures, selon la consigne qu'il a reçue. Alors il s'approche du lit, tire les rideaux en disant: «Sire, l'horloge a sonné.»

Et il s'en va aussitôt annoncer le réveil du roi. C'est le petit lever; ou, suivant l'expression des courtisans: «Il fait petit jour chez le roi.»

La porte s'ouvre à deux battants pour livrer passage au Dauphin et à ses enfants, à Monsieur, et au duc de Chartres, qui viennent souhaiter le bonjour à Sa Majesté et s'enquérir de sa santé.

Le duc du Maine, le comte de Toulouse, le duc de Beauvilliers, premier gentilhomme de la chambre, le duc de la Rochefoucauld, grand-maître de la garde-robe, entrent, suivis du premier valet de la garde-robe et d'autres officiers, qui tiennent les habits du roi.

Le premier médecin et le premier chirurgien sont présents: ils assistent toujours au lever ainsi qu'au coucher.

Bontemps prend une soucoupe de vermeil et verse de l'eau spiritueuse sur les mains du roi. Le duc de Beauvilliers présente le bénitier, et Sa Majesté, après une courte prière, quitte son lit. Le duc lui aide à passer une somptueuse robe de chambre; M. de Saint-Quentin étale plusieurs perruques aux yeux du roi, qui en choisit une et l'ajuste lui-même. Bontemps lui passe ses chaussons, ses bas, et le duc de Beauvilliers offre de nouveau le bénitier.

Le roi sort de la balustrade qui entoure le lit, et va s'asseoir dans un fauteuil. Il donne l'ordre de la première entrée, ordre que le duc répète à haute voix.

Immédiatement un page introduit ceux qui, par leur charge ou par une faveur toute spéciale, sont admis au petit lever.

En tête figurent les quatre secrétaires: le maréchal de Villeroy, le comte de Grammont, le marquis de Dangeau et M. de Beringhem; puis viennent Colin et Baurepas, lecteurs de la chambre; le baron de Breteuil et quelques officiers de la garde-robe, dont ce n'est pas le jour de service; enfin les gardes de la vaisselle d'or et d'argent.

Voici l'heure de la barbe.

Bontemps tient la glace, Charles de Guignes le bassin; Saint-Quentin ajuste la serviette et procède à l'opération. Il lave ensuite le visage du roi, d'abord avec une éponge trempée dans de l'eau de senteur, puis avec de l'eau pure: le roi s'essuie.

Pendant que le marquis de la Salle et le marquis de Louvois, tous deux maîtres de la garde-robe, s'occupent de compléter la toilette, le roi ordonne les grandes entrées, autrement dit le grand lever. On sait combien cet honneur était ambitionné et recherché des gens de cour.

A mesure qu'un personnage se présentait dans l'antichambre, un des huissiers, le sieur de Rassé, après avoir pris son nom, le transmettait à voix basse au duc de Beauvilliers, qui le répétait au roi. Si Sa Majesté ne faisait aucune objection, l'introduction avait lieu. Ainsi défilèrent successivement maréchaux de France, cardinaux et évêques, gouverneurs de province, présidents de parlements, etc., etc.

Tout à coup l'on entendit frapper discrètement un petit coup, suivi d'un second. Le duc de Beauvilliers s'était à peine détourné pour recevoir le nom du nouveau venu, que la porte s'ouvrait toute large comme pour un prince du sang. Alors, à la stupéfaction générale, l'on vit entrer tout de go, sans être le moins du monde annoncés:—Racine d'abord, puis Boileau, puis Molière, puis enfin l'architecte Jules Mansard.

C'était une surprise ménagée par Louis XIV à tous ces grands seigneurs, si fiers d'être admis en sa présence. Il voulait leur faire comprendre que le génie doit marcher de pair avec la naissance et les plus hautes dignités.

Cependant le roi se trouvait engagé dans les grands apprêts de sa toilette. Il mit ses bas et agraffa ses jarretières de diamants. Un officier lui passa le haut-de-chausses; un autre mit les souliers. Puis deux pages, magnifiquement vêtus, enlevèrent les habits que Sa Majesté venait de quitter.

Le déjeuner est prêt.

Louis XIV ordonne à Racine de s'asseoir à sa table.

Deux officiers du gobelet apportent le service. Le Dauphin ôte son chapeau et ses gants, les remet au premier gentilhomme de la chambre, et donne la serviette au roi.

Alors, sur un signe, l'écuyer tranchant découpe les viandes dont un gentilhomme fait l'essai, avant d'en servir au roi. Quand Sa Majesté manifeste le désir de boire, l'officier de l'échansonnerie crie aussitôt: «A boire au roi!» Et il s'en va prendre au buffet deux carafes de cristal contenant, l'une du vin, l'autre de l'eau, et goûte à ce double breuvage. Le duc de Beauvilliers présente à Sa Majesté une coupe de vermeil dans laquelle elle verse à sa guise de l'eau et du vin. Et, après avoir bu, elle reçoit des mains du Dauphin une nouvelle serviette pour essuyer ses lèvres.

Le déjeuner fini, le roi, à l'aide du marquis de la Salle et de Bontemps, quitte sa robe de chambre et sa veste de nuit. Il remet sa bourse à Bontemps, qui la transmet à François de Belloc, pour être renfermée dans une boîte, dont celui-ci a la garde spéciale.

Arrivons maintenant à la cérémonie de la chemise.

L'honneur de la servir appartient de droit à un fils de France ou, en son absence, à un prince du sang. C'est donc le Dauphin qui va remplir encore cette fonction.

Le duc de la Rochefoucauld aide au roi à mettre sa soubreveste; puis on apporte la veste, l'épée et le ruban bleu, avec les croix du Saint-Esprit et de Saint-Louis. Le duc agraffe l'épée, le marquis de la Salle soutient l'habit que Sa Majesté endosse, et lui passe une riche cravate de dentelle qu'Elle attache elle-même. Enfin le sieur de Saint-Michel lui présente sur une salve ou plateau d'argent, trois mouchoirs bordés de points, dont Elle prend un ou deux.

Le roi repasse alors derrière la balustrade, s'agenouille et dit une prière. Les cardinaux et les évêques présents l'accompagnent à voix basse.

On jette une courte-pointe sur le lit, et l'on tire le rideau en avant et au pied.

Maintenant Louis XIV est prêt à recevoir ceux des ambassadeurs qui en ont fait la demande. Il se place sur un fauteuil, ayant à ses côtés les princes du sang, et près de lui le duc de Beauvilliers, le duc de la Rochefoucauld, et le marquis de la Salle. Ensuite il ordonne qu'on introduise l'ambassadeur d'Espagne.

L'ambassadeur, à son entrée, fait un profond salut; après quelques pas, un second salut aussi respectueux; et, une fois arrivé devant Sa Majesté, un troisième pareil aux deux autres. Louis XIV se lève, se découvre et salue; puis il remet son chapeau et se rassied. Cependant l'ambassadeur, qui a commencé sa harangue, se couvre à son tour, et les princes du sang font de même.

L'audience terminée, l'ambassadeur se retira à reculons, en s'inclinant profondément à trois reprises différentes.

Un lieutenant général, commandant une des provinces du royaume, fut ensuite introduit pour prêter le serment d'office. Ayant remis son épée, son chapeau et ses gants à un officier de la chambre, il s'agenouilla et, les mains placées dans celles du roi, lui jura obéissance et fidélité.

Ce fut la fin de la cérémonie des grandes entrées.

Louis XIV s'était levé en prononçant à haute voix ces mots: «Au Conseil!»

Il se dirigea aussitôt vers son cabinet où l'attendaient plusieurs officiers de service, et leur donna ses ordres pour le jour. Il dit à l'évêque d'Orléans, premier aumônier, qu'il entendrait la messe à midi, au lieu de dix heures et demie, comme il en avait eu l'intention; au marquis de Sivry, son premier maître d'hôtel, qu'il dînerait dans son appartement particulier, et souperait au Grand Couvert; à Bontemps, qui lui présentait sa montre et son reliquaire, qu'il visiterait le jeu de paume; à l'officier de la garde-robe, qu'il ferait un tour de promenade après son dîner, et qu'il revêtirait son manteau.

Sa Majesté alla s'asseoir au bout de la table que recouvrait un tapis de velours vert. Le Dauphin, les ministres et autres grands personnages se rangèrent à ses côtés dans l'ordre hiérarchique. La discussion commença, et Louis XIV ne laissa passer aucune affaire sans l'avoir mûrement examinée, sans avoir exposé et motivé son avis. Ainsi faisait-il pour toutes les ordonnances qu'il discutait article par article; jamais il n'a signé une lettre sans se l'être fait lire.

Après le Conseil, il se rendit à la chapelle, et, en passant, donna le mot d'ordre aux gendarmes, aux dragons et aux mousquetaires.

Pendant la messe les musiciens du Roi exécutèrent un motet composé par l'abbé Robert.

A une heure, le marquis de Sivry, bâton en main, vint annoncer que le dîner était servi. Le roi y fit honneur, selon son habitude, car il était doué d'un robuste appétit.

Après le repas, ayant reçu son manteau des mains du maître de la garde-robe, il descendit dans la cour de marbre, au milieu d'une double haie de seigneurs, rangés de chaque côté de l'escalier, monta dans son carrosse et se rendit au jeu de paume, où il s'entretint quelque temps avec les ducs de Chartres, de Bourgogne et du Maine.

De là Sa Majesté alla faire sa visite à Madame de Maintenon, et la trouva en grande conversation avec Racine et Boileau. Il s'agissait de l'art théâtral. Racine, qui possédait son sujet à plein fond, l'assaisonna si bien d'anecdotes piquantes, que Louis XIV, pris au charme, faillit oublier l'heure du souper. Il était près de dix heures lorsqu'il sortit pour se rendre au grand Couvert.

A son entrée dans le salon, toutes choses étant disposées, les plats furent dressés à l'instant même. Ayant pris place, le roi dit au Dauphin et aux princes de s'aller ranger à l'autre extrémité de la table, où chacun des augustes convives trouva, debout derrière son siège, un gentilhomme pour le servir.

Après la récitation du bénédicité par le grand aumônier, et la présentation de la serviette par le Dauphin, le souper commença. On a vu plus haut le cérémonial en usage pour la distribution du manger et du boire. Ces formalités ne variaient pas. Seulement, au grand couvert, le service était fait par un personnel beaucoup plus nombreux, et l'on y déployait un luxe, un apparat des plus imposants. Quant aux menus, ils étaient toujours composés de même.

Pour le dîner: deux grands potages, deux moyens potages, quatre petits potages, hors-d'œuvre;—deux grandes entrées, deux moyennes entrées six petites entrées, hors-d'œuvre;—deux grands plats de rôt, deux plats de rôt, hors-d'œuvre.

A souper, le même nombre de plats, mais deux potages en moins.

Plusieurs morceaux de musique furent exécutés pendant le repas auquel assistait un groupe d'hommes de la cour, de seigneurs, se tenant debout ou occupant des sièges autour de la table.

Le Roi se leva et, après les grâces dites par l'aumônier, passa dans le grand salon. Là, il s'entretint familièrement avec quelques personnes, puis salua les dames, et rejoignit sa famille.

Cependant les préparatifs se faisaient pour le coucher. On apportait la collation de nuit; on mettait tout en ordre, le fauteuil et la toilette de Sa Majesté.

Minuit sonne!

Le Roi, précédé d'un huissier qui ouvre la foule, entre dans sa chambre: c'est le grand coucher.

Il donne son chapeau, ses gants et sa canne au marquis de la Salle, et tandis qu'il détache le ceinturon de son épée par devant, la Salle le détache par derrière. L'épée est placée sur la table de toilette.

Pendant que l'aumônier récite à voix basse des oraisons, le Roi s'agenouille et prie. Ensuite, précédé toujours d'un huissier qui fait faire place, il s'approche de son fauteuil, donne sa montre et son reliquaire à Bontemps, et désigne le duc de Chartres pour porter le bougeoir, ce qui était, comme on le sait, une très haute faveur.

Sa Majesté enlève alors son cordon bleu et ôte son justaucorps. Puis s'étant assise, Bontemps et Bachelin détachent les jarretières; deux valets déchaussent chacun un soulier, tirent chacun un bas. Un page de la chambre à droite, un page de la chambre à gauche, lui mettent chacun une pantoufle. Le Roi retire son haut-de-chausses qu'un valet de chambre enveloppe dans une toilette de taffetas rouge. Le Dauphin présente ensuite la chemise de nuit au Roi, qui, après avoir endossé sa robe de chambre, fait une révérence à la compagnie.

Aussitôt l'huissier crie: «Allons, Messieurs, passez.»

La foule s'écoule.

Nous voici au petit coucher. Il n'est resté que les princes et ceux qui le matin ont assisté au petit lever. Le Roi, assis sur un pliant, est peigné par un valet de chambre. Le duc de la Rochefoucauld lui présente, sur un plat d'argent, un bonnet de nuit avec deux mouchoirs unis; le duc de Beauvilliers lui apporte, entre deux assiettes de vermeil, une serviette dont un coin est mouillé, et avec laquelle le Roi se lave et s'essuie le visage.

Sa Majesté donne ensuite ses ordres pour l'heure du lever. Tout le monde se retire. Seul, le médecin et le chirurgien demeurent quelques instants. Après leur sortie, le Roi se couche, Bontemps tire les rideaux, visite les portes et se jette sur le lit préparé pour lui dans la même chambre.

Silence profond jusqu'au lendemain.

Voilà ce qui a soulevé si fort la colère des beaux-esprits de l'école libérale, ce qui a excité outre mesure leur verve sarcastique. Ils n'ont vu ou voulu voir qu'une mascarade, là, où se révèle bien clairement une idée politique profonde, un instrument de règne puissant.

En effet, c'est grâce à l'étiquette, à cette vaste hiérarchie de rangs, de préséances et de fonctions, où tout était réglé comme les heures sur un cadran, mais où chaque heure, chaque minute qui s'écoulait, rapportait gros au titulaire, que Louis XIV tint en haleine toutes les ambitions, toutes les convoitises, qu'il arriva à avoir toute sa noblesse dans les mains, et par sa noblesse, le royaume, si bien qu'un jour il a pu dire:

«L'État, c'est moi!»

Naturellement cela ne faisait pas le compte de nos égalitaires; aussi quand Louis Courier eut écrit: «L'étiquette est la muraille de Chine des Tuileries et de Versailles; elle sépare le roi de son peuple», la chose fut aussitôt répétée par les journaux, colportée dans toute la France, criée sur tous les toits. L'esprit tout fait est si facile à faire. En admettant même que le mot soit spirituel, toujours est-il qu'il est faux, complètement faux. L'étiquette n'existait en réalité que pour le cérémonial de cour; elle ne visait que les grands et ne s'appliquait jamais au peuple.

Un grand seigneur, un prince du sang, n'auraient pas été admis à adresser la parole au Roi, alors qu'il sortait de ses appartements pour se rendre soit à la promenade, soit au conseil des ministres ou ailleurs. Mais voici une pauvre vieille femme qui, un placet à la main, aborde Louis XIV, se rendant à la chapelle de Versailles.

—Retirez-vous, fit brusquement un capitaine des gardes. On ne parle pas au Roi!

—Vous avez tort, on parle au Roi, reprit Louis XIV d'un ton sévère. Cette femme a un placet à me présenter.

Et la faisant approcher, il lui prit des mains sa requête, à laquelle il fut répondu favorablement, le lendemain même. Voltaire qui rapporte le fait ajoute que Louis XIV renfermait les pétitions qu'on lui adressait dans une cassette dont lui seul avait la clef.

Passant seul un matin dans un appartement peu fréquenté du château de Versailles, il y vit un ouvrier qui, monté sur une échelle, détachait une magnifique pendule. Le parquet ciré était très glissant et le Roi, consultant beaucoup plus les lois de l'équilibre, que les règles de l'étiquette, tint le pied de l'échelle pour l'empêcher de tomber. Le plus drôle de l'aventure, c'est que le prétendu ouvrier n'était qu'un hardi voleur, qui emporta la pendule. Le soir, on raconta l'aventure dans les petits appartements, et le Roi en rit tout le premier; il ordonna même de ne point poursuivre le coupable.

Un jour, le Dauphin, fils de Louis XIV, étant à la chasse, vit une pauvre femme qui tâchait de faire sortir son ânesse d'un fossé où elle était tombée. Il descendit de cheval et lui aida à remettre l'animal sur pied.

Autre fait:

Le Nôtre, charmé de ce que Louis XIV lui disait de bienveillant et de flatteur pour sa création du jardin des Tuileries, chef-d'œuvre de grandeur et d'harmonie, sauta au cou du Roi et l'embrassa, ce dont les courtisans se montrèrent très scandalisés.

«Laissez faire, dit Louis XIV, le bon le Nôtre est heureux de me voir content.»

Voilà ce qu'était l'étiquette à la cour de Versailles. Aujourd'hui—par ce bienheureux temps de liberté, d'égalité et de fraternité, qui court—nous serions curieux de savoir de quelle façon seraient reçus le jardinier de l'Elysée ou le jardinier des Tuileries, s'ils s'avisaient jamais l'un ou l'autre de sauter au cou de M. le Président de la République ou de M. le préfet de la Seine.

Une très jolie histoire qui nous revient à l'occasion de la cassette du Roi:

Un jour, le 14 mars 1670, Louis XIV reçut un mémoire sur l'utilité qu'il y aurait à convertir l'ancien rempart en un boulevard devant servir de promenade aux Parisiens. L'auteur de ce Mémoire, nommé Louis Pasquier, contrôleur au sel, signalait également quelques abus administratifs et en sollicitait le redressement.

Le Roi que ce rapport avait vivement intéressé, écrivit en marge du Mémoire: A renvoyer au prévôt des marchands, Claude Le Peletier.—L'auteur ferait un excellent échevin!...

Malheureusement, Louis Pasquier avait eu la fâcheuse idée d'adresser une copie de son Mémoire au lieutenant-général de police. Le magistrat qui dirigeait alors cette administration, s'appelait Gabriel Nicolas de la Reynie. C'était un homme de grand talent, un administrateur vraiment habile, mais très chatouilleux à l'endroit de ses prérogatives. La Reynie examina avec la plus grande attention le document administratif qui lui était soumis. La lecture achevée, le lieutenant-général de police prit un papier imprimé, dont il remplit les blancs avec rapidité.

Voici ce que contenait ce papier, écriture et imprimé: L'exempt Sarrazin conduira aujourd'hui, 17 mars 1670, au For-l'Evêque, le nommé Louis Pasquier, pour avoir insulté le gouvernement du Roy.

Le pauvre écrivain qui traitait dans son Mémoire des embellissements de Paris, n'était pas un conspirateur bien redoutable. Le trône de France n'était pas mis en péril par la franchise spirituelle du contrôleur du grenier à sel, dont toute l'intervention dans la politique s'était bornée à écrire que Paris pouvait être plus heureusement éclairé et mieux assaini.

Le lieutenant-général n'avait pas été de cet avis, et le contrôleur méditait dans sa prison sur le malheur d'avoir déplu à M. de la Reynie, et l'inconvénient d'avoir mis un peu trop de sel dans un mets administratif que nos magistrats n'assaisonnent guère de cette façon.

Heureusement, Louis Pasquier avait pour protecteur et parrain le duc de Gesvres. Etonné de l'absence de son filleul, il en chercha la cause et finit par découvrir qu'il était claquemuré au For-l'Evêque.

A l'instant le gentilhomme alla conter l'affaire à Louis XIV, qui fit mander le lieutenant-général de police.

—Monsieur, qu'avez-vous fait, dit Sa Majesté, d'un nommé Louis Pasquier?

—Sire, répliqua le magistrat, j'ai fait conduire en prison cet écrivailleur, pour s'être permis d'insulter le gouvernement de Votre Majesté.

—Entendons-nous, monsieur de la Reynie: serait-ce pour ce Mémoire que vous avez emprisonné son auteur?

—Oui, sire.

—Monsieur le lieutenant-général de police, continua Louis le Grand d'un ton sévère, je vous ai choisi pour faire respecter mon gouvernement, non pour le faire haïr. Le Mémoire de Louis Pasquier est l'œuvre d'un fidèle sujet, d'un homme de talent et de cœur; mon devoir sera de récompenser celui qu'un faux amour-propre vous a fait punir injustement.—Allez bien vite réparer votre faute, et gardez-vous désormais de tirer sur les soldats du Roi...

De la Reynie s'inclina et sortit.

Le lieutenant-général de police se fit conduire dans la rue Saint-Germain-l'Auxerrois, où s'élevait le For-l'Evêque.

—Monsieur Pasquier, vous êtes libre, dit le magistrat au prisonnier; permettez-moi de vous reconduire dans mon carrosse à votre domicile.

Le 16 août 1671, le contrôleur au grenier à sel, l'écrivailleur Louis Pasquier, était élu à l'unanimité, moins sa voix, échevin de la bonne ville de Paris, en récompense du Mémoire qui l'avait fait emprisonner.

Quelques jours après cette nomination, il y avait fête à l'Hôtel de ville. Dans le cabinet qui précède la grande salle des prévôts, deux hommes parlaient à voix basse; l'un était le lieutenant-général de police, l'autre l'échevin Louis Pasquier.

—Monsieur de la Reynie, dit l'ancien prisonnier du magistrat, un échevin vaut un lieutenant-général de police, n'est-ce pas?

—C'est selon, maître Pasquier.

—J'ai à vous réclamer le payement d'une dette. Tenez, reconnaissez-vous ce billet?

—Je ne nie jamais ma signature, répliqua le lieutenant-général de police.

—Très bien, monsieur; en ce cas, j'espère que vous viendrez vous acquitter à sept heures du matin, derrière le clos des Chartreux.

—J'y serai avec ce qu'il faut pour cela.

—C'est une galanterie dont je vous tiendrai compte.

Le lendemain soir, le lieutenant-général de police et l'échevin assistaient au souper du Roi.

—Mais qu'a donc M. de la Reynie pour porter à chaque instant sa main gauche sur son bras droit? demanda Louis XIV au duc de Gesvres.

—Sire, peu de chose, une légère piqûre que lui a faite l'échevin Pasquier.

—Maître Louis Pasquier, dit le Roi en s'adressant à l'échevin, allez serrer la main du lieutenant-général de police, celle que vous n'avez pas endommagée.

«Rappelez-vous désormais, l'un et l'autre, que je ne vous ai pas fait magistrats pour tirer l'épée, mais bien et uniquement pour utiliser au profit de la ville de Paris vos talents et votre prud'hommie.»

Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir-vivre

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