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LA LOGE DES LIONS

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Cette loge, qui a fait tant de bruit, s'est d'abord appelée la loge des mauvais sujets. Les dames en particulier ne la désignaient pas autrement, ce qui ne les empêchait pas de lorgner avec beaucoup d'attention tous ceux qui s'y montraient. Or ces jeunes gens, au nombre de huit, ne méritaient pas cette qualification, bien qu'ils affectassent des airs tout à fait régence.

Venus parfois au théâtre, après une orgie de limonade ou d'eau sucrée, ils interrompaient la représentation par leurs rires ou leurs conversations à haute voix; mais le public se montrait si mal disposé à leur égard qu'ils durent changer de rôle. C'est alors qu'ils affichèrent la prétention de remplacer le Coin du roi et le Coin de la reine; qu'ils se posèrent en juges et arbitres du bon goût. C'est de ce moment là aussi, que les figurantes du corps de ballet leur donnèrent ce nom de lions qui leur est resté.

Ils arrivaient pimpants et frais, tirés à quatre épingles, les cheveux artistement bouclés, la fleur à la boutonnière, étalant avec affectation leurs gants sur le devant de la loge, gants glacés, jaune serin, jaune citron, jaune jonquille; jaune patte-de-canard pour les petits jours.

Parmi eux figurait un journaliste du petit format, Lautour-Mezeray. Nous le signalons en toutes lettres, car ce fut un bien grand coupable. C'est lui qui mit à la mode ces pantalons d'une longueur et d'une ampleur si disgracieuses. Il est mort préfet d'Alger, sous l'Empire. Dieu veuille avoir son âme... et ses pantalons!

Le comte Gilbert des Voisins était un des habitués les plus assidus de la loge. Gentilhomme parfait et de haute élégance, don Juan aussi heureux que prodigue, il savait répandre l'or avec une délicatesse exquise.

Un jour, ou plutôt un soir, qu'il offrait un bal à ses amis et aux premiers sujets du chant et de la danse, au foyer de l'Opéra, il fit circuler sur des plateaux, en guise de glaces, de boissons chaudes ou froides, de gâteaux et de bonbons, tout un assortiment de riches bijoux: broches, boucles d'oreille, bagues, bracelets; il y en avait pour quarante mille francs! Vous pensez quel bruit cela dut faire; le lendemain, il n'était question que de cela dans Paris.

Une autre fois, il assistait à une soirée chez un honnête bourgeois du Marais. Dans ce monde, les choses ne se pratiquent pas précisément comme au faubourg Saint-Germain. Quand l'heure de se retirer est venue, on n'entend pas crier:—Les gens de monsieur le comte!—les gens de madame la duchesse! De grands valets de pied ne se présentent pas, tenant sur leur bras la sortie de bal qu'on pose sur les épaules, en attendant que la voiture soit avancée.

Non! tout se fait beaucoup plus simplement. La bonne de la maison apporte les chapeaux, les châles, les socques ou même les chaussons, que l'on a déposés au vestiaire, et chacun reprend son bien, s'il le trouve; on se couvre, on s'emmitouffle de son mieux, pendant que le maître ou la maîtresse de la maison vous recommande,—suprême attention de son hospitalité!—de prendre garde au chaud et froid. Les trois quarts des invités s'en vont à pied, surtout si le temps est beau. Par les temps douteux, il y a des files de parapluies en guise de files de voitures. Les plus huppés s'en retournent en fiacre.

Cette simplicité n'empêche pas la grâce et la séduction de s'épanouir en ces modestes logis, tout aussi bien que dans les salons les plus distingués. La beauté a des duchesses dans tous les quartiers et à tous les étages.

C'est sans doute en vertu de ce principe égalitaire que le comte Gilbert des Voisins se trouvait dans l'antichambre de cette maison bourgeoise, où il avait été prié à un concert d'amateurs. Il venait d'offrir son bras à une jeune et jolie femme qui ne pouvait retrouver son châle.

Le mari s'impatientait et la tançait de belle sorte: «C'était toujours la même chose!... Elle ne savait jamais où elle mettait ses affaires... son étourderie serait cause qu'il faudrait payer une heure de fiacre, quand une simple course aurait pu suffire... Et patati et patata...»

La pauvre dame au châle, ou plutôt sans châle, souffrait péniblement de ces reproches de mauvaise humeur, faits en présence du cavalier accompli qui l'honorait de ses soins, et le trouble où la jetait son mari paralysait d'autant ses recherches. On y voyait d'ailleurs fort mal. Dans ces réunions à la bonne franquette, le salon n'est pas éclairé a giorno et l'antichambre ne possède souvent qu'un quinquet fumeux.

«Madame n'y voit pas bien», dit le comte Gilbert, au moment où le mari sans vergogne déplorait les quelques sous de dépense en plus que sa femme allait lui occasionner. Là-dessus, sortant de son portefeuille un billet de cinq cents francs, le gentilhomme le roula entre ses doigts; puis, l'ayant allumé, il éclaira, de cette torche en miniature, la dame qui retrouva son châle.

Cette allumette de vingt-cinq louis, brûlée à son intention, éblouit la candide bourgeoise. Elle se sentit superbement vengée de l'humeur parcimonieuse de son mari; aussi, en descendant l'escalier, la main qui avait tenu l'allumette fut-elle récompensée par la pression reconnaissante et émue d'une petite main qui tremblait.

La loge des lions s'ouvrait rarement pour des dames. Or il advint qu'un jour,—c'était un mardi gras,—elle se trouva exclusivement occupée par des femmes. Qu'étaient devenus ses hôtes habituels? où diable avaient-ils passé? Mystère et chuchotement général. Cependant la représentation de Gustave III n'en poursuivait pas moins son cours.

Tout à coup, au cinquième acte, voilà qu'apparaissent huit ours se tenant gravement par la main, ou plutôt par la patte. Ils s'avancent vers la rampe et saluent le public; puis, se mêlant au groupe des danseurs, ils prennent part assez gauchement au galop général. De temps à autre on voyait un d'eux lever brusquement la patte de derrière; cette patte, qui n'était pas toujours lancée en mesure, avait subi le contact un peu rude d'un pied de figurant.

La plaisanterie n'eût pas été complète si le public n'avait pas su à qui il avait affaire. Voici donc que nos ours se réunissent en troupe, prennent leur tête sous le bras, et, tirant de leur manche un énorme éventail, se mettent à en jouer avec toute la désinvolture d'une marquise de l'ancien régime:

Les lions s'étaient faits ours!

Jamais acteurs ne furent accueillis par de plus vifs applaudissements.

Revenons aux tigres.

L'espèce la plus vivace dans le genre, c'est encore celle des auteurs et des artistes; mais bien qu'elle réunisse les physionomies les plus tranchées, les penchants les plus bizarres, les barbes les plus splendides, elle n'offre aucun type complet. On peut citer feu Pradier, le sculpteur, que tout Paris a pu voir en pantalon de tricot blanc, et en habit de velours bleu de ciel, ou vert céladon, pêcher des goujons sur les bateaux amarrés le long du quai Voltaire.

Eugène Sue ne soutint ses prétentions au titre de tigre qu'à l'aide de nombreuses chaînes d'or et de boutons plus nombreux encore, égarés dans les volutes d'une chemise fantastique. Il ressemblait à un Mondor de l'ancien répertoire.

Parlerons-nous maintenant de ceux qui essayèrent de se singulariser par un déguisement perpétuel? Horace Vernet, qui s'efforçait de ressembler à un vieux de la vieille; Duret, à un Arabe, etc., etc. Ces nuances-là échappent à la foule, qui a besoin d'être frappée profondément par une façon d'être et d'agir tout à fait exceptionnelle, par des procédés qui s'adressent à son imagination, la soulèvent d'étonnement, la séduisent et l'entraînent d'admiration.

Ce n'est qu'à ce prix qu'on peut se hisser à la hauteur du tigre britannique.

Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir-vivre

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