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Table des matières

Avènement de Pie IX. — Gouvernement de Charles-Albert. — Les manifestations et les réformes(1846-1847). — L’Autriche .

C’était avec une anxiété plus grande encore que de coutume, que la foule recueillie à Rome, après la mort du pape Grégoire XVI, sur la place du Quirinal, voyait, le 14 juin 1846, clore et murer devant elle les portes du conclave. On peut le dire, l’Italie et l’Europe, qui vivaient à peu près, politiquement, sur les traités de 1815, si défavorables à la Péninsule, partagée encore entre des souverains restaurés ou soumis à l’étranger, à l’Allemand, à l’Autrichien, étaient dans la même attente.

Il y avait en effet à réparer dans l’État romain une détresse et des désordres immenses, et l’effervescence de l’Italie, poussée à bout par les derniers événements de la Romagne (1844), et par la protestation adressée par ces insurgés vaincus aux cinq puissances signataires du fameux mémorandum de 1831, resté depuis comme une lettre morte, préoccupait toutes les puissances. Les membres du sacré collége, la plupart étrangers aux affaires et nommés par Grégoire XVI, comprendraient-ils toute l’étendue de leurs devoirs?

Ils ne manquaient point d’avertissements. «Tel qu’il est», avait dit le vénérable Florentin Gino Capponi, en mai 1846, «le gouvernement romain ne peut régir l’État, parce qu’il est réduit par la nécessité de sa nature à craindre toute réforme, à empêcher toute amélioration. Dans l’état actuel, on dirait que la justice est en lutte avec la religion.» Parmi les puissances catholiques que l’élection intéressait surtout, l’empereur Ferdinand Ier d’Autriche, qui gardait toujours d’une façon jalouse la couronne du royaume Lombard-Vénitien, prise solennellement à Monza, en 1838, et qui avait, récemment encore, dans les États de l’Église augmenté les garnisons de Ferrare et de Rovigo, ne tenait pas à un changement de personne qui amenât un changement de politique sur le Saint-Siège; il faisait des vœux pour le cardinal Lambruschini, qui avait été le secrétaire d’État du précédent pape, et il ne cachait pas son opposition contre le cardinal Gizzi, réputé libéral. «A quoi bon, disait-il, faire des concessions à un peuple qui ne sera content que le jour où il n’y aura plus un Allemand en Italie?» Parmi les souverains et les États italiens, le roi bourbonien, Ferdinand II, de Naples et de Sicile, qui avait eu récemment à réprimer des mouvements à Aquila et dans les Calabres, et qui avait fait exécuter les frères Bandiera, se rattachait à cette manière de voir. Le gouvernement français du roi Louis - Philippe, au contraire, issu de la révolution de 1830, avait toujours contrecarré l’Autriche, et chargé son ambassadeur, M. de Saint-Aulaire, d’être son interprète libéral auprès de Grégoire XVI. Tout récemment, il avait envoyé pour accentuer davantage ses tendances, comme ambassadeur, un ancien exilé d’Italie, professeur, d’abord à Genève, puis à Paris, enfin pair de France, Rossi; et celui-ci faisait tout pour inspirer aux cardinaux une heureuse résolution. «Nous voulons», avait dit M. Guizot, chef du cabinet français, «un pape italien qui comprenne l’esprit de son siècle, et accorde au peuple les réformes dont il a besoin.» Parmi les souverains des autres États de l’Italie, Charles-Albert, roi de Sardaigne, quoique son ambassadeur se permît d’agir contrairement à ses vues, et le grand-duc de Toscane, Léopold II, manifestaient surtout le même désir.

Quand on vint proclamer, comme pape, du balcon (17 juin), le cardinal Mastaï-Ferretti, et que Pie IX apparut au milieu de sa brillante cour, étendant les bras vers les quatre régions du ciel pour prendre possession de la terre et bénir la foule agenouillée sur la belle place Monte-Cavallo, où se dresse l’obélisque égyptien et le colossal groupe de marbre des Dioscures, il se manifesta plus de respect et d’étonnement que d’enthousiasme.

Au scrutin du premier et du second jour, sur les cinquante et un cardinaux présents, Lambruschini avait eu le plus de voix, les cardinaux partisans des réformes ayant partagé leurs votes. Au dernier scrutin, le cardinal Mastaï-Ferretti avait trente-trois voix. A la trentième voix, il était devenu tout pâle. C’était dans la tradition des conclaves de ne point choisir pour pape un cardinal qui eût fait prévaloir son influence sous le pontificat précédent. Mais, parmi les cardinaux regardés comme libéraux, on avait pris l’un des plus effacés, celui qui se recommandait le moins par des traits marquants, mais qui passait pour humain, pieux et ami des réformes. C’était déjà beaucoup, après Grégoire, pour les Romains. Aussi, quelques jours après, comme Pie IX prenait possession, selon le vieux cérémonial, de la vénérable basilique de Saint-Jean-de-Latran, la population libérale et lettrée, animant le peuple, ordinairement assez indifférent en politique, improvisa-t-elle une fête prodigieuse, saisissante, comme elle en sait faire quand elle veut charmer et entraîner ses maîtres ou ses idoles. On semblait saluer une délivrance et témoigner que ce n’était pas seulement le couronnement d’un pape, mais une ère nouvelle qu’on voulait célébrer. Ainsi commença un pontificat qui devait durer près de trente-deux ans, et sous lequel la barque de saint Pierre allait être assaillie de tant d’orages!

Né le 13 mai 1792, à Sinigaglia, enfant pieux quand Pie VII était prisonnier, Mastaï-Ferretti, après avoir fait des études passables, un peu poëte et musicien, bon cavalier, ami dans sa jeunesse des Français et de l’Empire, non sans ambition, voulait entrer dans les gardes nobles, en 1815, à Rome, où il fréquentait les Chigi, les Colonna, les Doria, quand le redoublement des accès épileptiques dont il souffrait, son imagination passionnée et sa santé frêle, sous une apparence de force, le firent entrer dans les ordres. Envoyé au Chili, il fut chargé, à son retour, de la direction de l’hospice apostolique de Saint-Michel. Son zèle lui valut bientôt l’archevêché de Spolète, en 1827, l’évêché d’Imola en 1832, le chapeau de cardinal en 1840. Il touchait, au moment où il fut élu pape, à sa cinquantième année. Ce qui l’avait distingué dans toutes ses fonctions, c’était surtout sa piété, son exaltation, sa charité, sa patience, sa constance dans le bien. Sa foi était ardente, entière; sa dignité aisée et son sourire aimable le faisaient appeler le bon cardinal. Sous les apparences de la douceur, et malgré une grande mobilité d’impressions, qui le rendait facile à subir des influences, on devinait un fonds particulièrement inébranlable. Il disait lui-même qu’il «était comme une pierre: où il tombait, il demeurait par son propre poids». On pensait néanmoins que le nouveau pape saurait rendre sa haute piété accessible aux sollicitations de la terre, et qu’il accommoderait ses devoirs religieux aux nécessités de son temps. «Ce serait élever la majesté papale au-dessus des intérêts des partis,» disait le cardinal Altieri, en le proposant au sacré collége, «que de placer sur la chaire de Saint-Pierre un prélat dont la vie a été consacrée en même temps à la gloire de la religion et au soulagement de l’humanité.»

Le nouvel élu répondrait-il à ce courant récent d’opinion qui, en Italie, tendait à réconcilier la papauté avec la liberté, et le Saint-Siège avec le siècle? Le livre récent du Piémontais exilé de 1831, ancien chapelain royal, Gioberti (1843), Delprimato morale et civile degl’ Italiani, avait eu un grand succès; son but était, en rendant la religion libérale, de populariser dans les masses indifférentes l’esprit national, pour les faire marcher de pair avec les hautes classes italiennes. Sans prendre l’initiative de proposer aux princes et aux États de la Péninsule une confédération ayant le pape pour président et pour arbitre, au moins, en recommandant à celui-ci la cause de la liberté pour préparer celle de l’indépendance, espérait-il réaliser sous son patronage cette unité morale, qui accommoderait le souverain pontificat aux besoins du siècle, et les aspirations de l’Italie à la tradition de l’Église? La philosophie d’un autre Italien, exilé depuis 1831, Mamiani, qui associait la raison et le sentiment, la science et la foi, en s’inspirant du spiritualisme régnant alors en France, semblait prendre à tâche de faire taire les scrupules que cette tentative nouvelle et hardie pouvait faire naître dans les consciences timorées.

Les premiers actes de Pie IX parurent répondre à ces espérances. Le 1er juillet, il renvoya les quatre mille Suisses que Grégoire XVI soldait depuis le commencement de son règne, milice détestée des Romains, et qui avait quelquefois mis de l’excès dans la répression. Le pasteur des âmes et le souverain de Rome ne voulait plus être gardé par des étrangers. Le 15, sur son ordre, les portes des prisons, remplies par son prédécesseur, furent ouvertes à tous les condamnés politiques, et il envoya aux habitants de la Romagne, qui, depuis les derniers événements, vivaient dans la terreur, «toujours à la veille de perdre la liberté ou la vie», la promesse formelle de prochaines améliorations administratives. Le soir, une illumination subite à Rome remercia et encouragea le pontife; et, le lendemain, un décret général d’amnistie rappela tous les exilés qui promettraient par écrit de ne point abuser du pardon. Cette fois, par une magnifique nuit d’été, le pape, arraché à ses méditations par la joie reconnaissante de tout le peuple romain, fut obligé de lui donner, aux flambeaux, une bénédiction qui ne fut jamais reçue avec autant de véritable émotion. Ce n’était là que des dons de joyeux avénement. L’État romain appelait des mesures plus sérieuses, des réformes essentielles; «mais,» comme l’écrivait Rossi, «le sillon était ouvert.»

Les réformes, tel fut en effet le premier cri de ralliement poussé par l’Italie renaissante à l’avénement de Pie IX. Il y en avait surtout à faire dans les États romains, où les sujets de Grégoire XVI n’avaient eu, dit un contemporain, «qu’une paix sans repos, un sommeil sans délassement, un trône sans gouvernement ». L’administration des prélats et des monseigneurs, légats et délégats, qui ne laissaient aux consultes des provinces aucune indépendance dans la répartition et l’emploi des impôts, et qui présidaient, quand ils voulaient, les tribunaux criminels formés d’ecclésiastiques, était purement arbitraire. La justice, qui relevait du tribunal d’appel de la segnatura pour les affaires civiles, et de la sacrée consulte pour le criminel et la politique, était illusoire. Quoique le Santo Uffizio eût perdu de ses antiques rigueurs, il inquiétait encore les juifs. Les lois formaient un chaos destiné à favoriser l’inégalité devant elles, et les commissions militaires étaient permanentes. On se plaignait de la lourdeur et de la mauvaise répartition des taxes, et le Saint-Siège était en proie à un déficit qui atteignait le chiffre de ses revenus. Très-peu d’industrie. Les universités de Rome et de Bologne, les écoles qui ne se trouvaient que dans les grandes villes, étaient sous la surveillance des évêques et des congrégations. L’instruction appartenait seulement aux prêtres, et surtout aux jésuites dont Gioberti venait aussi d’attaquer avec vigueur dans son livre intitulé : le Jésuite, l’influence presque prépondérante en Italie. Dans les campagnes, l’ignorance de la lecture était générale. Point de chemins de fer, de télégraphes. A peine un service à vapeur sur le Tibre. La presse était soumise aux trois censures de l’inquisition, des évêques et de l’État. Les États romains avaient eu deux mille bannis ou condamnés pour cause politique.

Pie IX, le 8 août, choisit pour secrétaire d’Etat le cardinal Gizzi, le représentant véritable des idées libérales dans le sacré collège. Sur ses conseils, il changea les cardinaux des légations, diminua les dépenses de la cour, imposa le clergé et nomma une commission de jurisconsultes, mêlée de laïcs, pour la réforme des lois civiles, criminelles et pénales des États romains, d’autres pour toutes les branches de l’administration. Il demanda aux corps municipaux et ecclésiastiques l’indication des moyens d’améliorer l’instruction populaire. Avec le nouveau pape, une ère nouvelle allait-elle commencer pour l’Italie? La parole de vie politique tomberait-elle du Vatican? Tous les esprits, tous les cœurs se tournèrent vers Pie IX, qui parut un instant la réalisation vivante de la pensée de Gioberti; la religion rattachait au mouvement les masses qui sortaient de leur torpeur; elles se précipitèrent avec les classes élevées, libérales, au-devant de Pie IX.

«Si l’Italie est morte,» avait écrit récemment le poète italien Philippe Giusti au poète français Lamartine, «que veulent les armées qui veillent sur elle nuit et jour? Est-ce pour empêcher les morts de se réveiller que l’Allemagne envoie ses soldats camper en Italie?» L’Italie, à la voix de Pie IX, se réveillait en effet. Le bel automne de 1846 versa, pendant deux mois, les rayons d’un soleil, plus brillant que de coutume, sur les fêtes qui se succédaient en l’honneur du pape à Rome, à Tivoli, et sur les espérances qui germèrent dans le reste de l’Italie.

Sous cette unanimité apparente, imprimée un moment à tous les esprits, se cachaient cependant des désirs et des besoins de nature diverse. En premier lieu, ce que nul n’osait contester, même parmi les rétrogrades, les Sanfédistes, les Grégoriens, comme on les appelait encore, c’était la nécessité de certaines réformes, d’améliorations administratives, judiciaires, matérielles, dont le défaut mettait l’Italie au-dessous de tous les peuples. Les autres souverains ne reculaient pas non plus devant ces réformes, qu’ils laissaient demander, en Piémont, en Toscane particulièrement. Mais l’aristocratie, - la haute bourgeoisie, fort éclairées en Italie, et pénétrées de sentiments libéraux, ne s’arrêtaient pas là : elles ne regardaient ces réformes que comme un acheminement vers des institutions politiques, constitutionnelles, qui leur donneraient la part légitime d’influence que méritaient leurs lumières et leurs richesses. Le comte Balbo, dans ses Speranze d’Italia, cherchant à réconcilier les princes avec le libéralisme, attendait au moins de leur générosité les constitutions qu’on avait autrefois, en 1821, en 1831, voulu leur arracher. Le professeur Montanelli, en Toscane, avait demandé déjà que le grand-duc, Léopold II, ajoutât à la douceur de son gouvernement le bienfait d’institutions constitutionnelles et libérales. Mamiani et Leopardi, réfugiés à Paris, étaient d’accord avec eux. A Rome, la noblesse romaine, la haute bourgeoisie, à qui toute carrière, militaire, administrative, politique, était fermée, brûlaient de remplacer ces prélats et monseigneurs, et leurs clients et leurs serviteurs, qui leur avaient barré le chemin, et qui les avaient dispersées ou décimées devant leurs tribunaux. Toutes ces classes élevées, riches, cultivées, en visant à être dirigeantes, voulaient unir toutes les forces vives du pays, la religion, les princes, le peuple, dans l’espoir d’arriver par la liberté à l’indépendance; car elles ne perdaient point de vue ce but suprême. Mais elles prétendaient mettre ces réformes sous la protection des constitutions libérales. C’était le vœu qu’exprimait ouvertement l’école politique italienne formée sous l’inspiration du gouvernement de la France de 1830.

Il ne fallait pas se le dissimuler pourtant, les nombreux affiliés de la Société de la Jeune Italie, fondée en France par les exilés de 1831, et dirigée par le plus célèbre d’entre eux, Mazzini, pouvaient ne point partager ces sentiments conciliants. Il n’y avait pas longtemps que celui-ci, particulièrement, rompant avec la papauté, avec la royauté, avec les aristocraties, avec tout le passé, avait mis pour lui et ses adeptes, à la place du catholicisme, une sorte de théophilanthropie, dont Dio e popolo étaient les deux termes, et émis la prétention de délivrer et de reconstituer l’Italie sans pape et sans princes dans l’unité nationale et démocratique d’une république indivisible, dont Rome serait la clef de voûte. Homme d’action en même temps que mystique rêveur, élève de l’école républicaine d’opposition à la monarchie de juillet, il avait englobé dans une seule société secrète les débris du carbonarisme, les sectes diverses qui se partageaient les esprits exaltés; et l’insurrection qu’il avait déjà tentée par deux fois précédemment, était son levier, quoiqu’il parût s’adoucir assez quelquefois pour se rapprocher des libéraux. Grâce à la haine de l’étranger, du Tedesco, de l’Autrichien, alors le véritable et le seul maître, par le Lombard-Vénitien, de la Péninsule, ce parti radical, conduit par les comités de Malte et de Londres surtout, avait une puissante influence sur l’instinct national. Car, après tout, ce que tous, lettrés et ignorants, nobles et peuple, voyaient au bout du mouvement, et comme dernier résultat, c’était la lutte contre l’étranger, la conquête de l’indépendance; et, si celle-ci ne pouvait être atteinte que par le sacrifice des souverains et l’union de l’Italie entière en un seul État, beaucoup ne reculaient pas, têtes ardentes, au moins, devant cette dernière et suprême lutte. L’indépendance, l’union de la Péninsule, du sommet des Alpes au golfe de Tarente, rêve dans lequel se rencontraient le libéral et le démocrate, le Romain, le Piémontais, le Toscan, et les Lombards et les Vénitiens, sujets de l’étranger, apparaissait en effet comme le but lointain, mais supérieur et suprême, de tous les efforts, l’utopie désirable et réalisable peut-être, le vrai et définitif avenir de l’Italie! But suprême ou utopie brillante, en tous cas, qui pouvait offrir l’avantage d’encourager tous les efforts, comme le péril de compromettre par l’excès toutes les tentatives, mais qui était le plus pur et le plus puissant ferment de la renaissance et de la vie italienne!

Pie IX avait le cœur assez italien pour pressentir cet avenir, et la raison assez saine pour en prévoir les périls; il pensait à réaliser progressivement chez lui et à seconder dans la Péninsule ce qui était dans la mesure du temps, et à ne pas se laisser entraîner au delà. «Il nous faut dix ans,» disait-il, «pour faire pénétrer l’esprit national et politique dans les masses,» et il évitait de toucher à ce qui menait directement à la politique.

Il y avait un prince, en Italie, que son origine, sa jeunesse, ses commencements, ses tendances, son ambition même, semblaient destiner, non-seulement à encourager, mais à devancer Pie IX: c’était le fondateur de la dynastie de la branche cadette des rois de Sardaigne, Charles-Albert, successeur du dernier souverain de la branche aînée, et roi depuis 1831. Né en 1798, élevé dans les écoles militaires françaises, sous le règne du roi Charles-Félix, au temps du carbonarisme, qui était en conspiration permanente contre la maison d’Autriche, et cependant marié à une princesse autrichienne, contemporain dans sa jeunesse des Confalonieri, des Silvio Pellico, des Arrivabene, cette brillante et héroïque pléiade des écrivains patriotes de la première heure, il avait vécu entouré de la jeune noblesse libérale du Piémont et en liaisons fréquentes avec la France. Quand le major Santa Rosa avait voulu, en 1821, appuyer d’un mouvement militaire en Piémont celui que le général patriote Guillaume Pepe avait commencé à Naples en faveur des constitutions, le jeune prince, jeté, à vingt-trois ans, dans une situation difficile, entre ses devoirs de parenté et ses idées libérales, avait accepté la régence du royaume, au cri répété de: Vive la constitution! Guerre à l’Autriche! La liberté n’était pour lui que le commencement de l’indépendance. Réunir la Lombardie au Piémont, constituer un royaume d’Italie au Nord, tel était le projet qu’il avait rêvé alors avec la confédération italienne de Milan, «pour descendre,» selon la devise de sa famille, «le cours des siècles et du Pô ». Tout avait manqué. Charles-Albert avait vu le drapeau national aux couleurs blanche, verte et rouge compromis, les écrivains italiens condamnés au Carcere duro, le major Santa Rosa exilé. Il avait entendu les plaintes échappées des Prisons et de l’exil, et assisté à la restauration de Charles-Félix, qui s’était fait l’exécuteur des volontés réactionnaires des congrès autrichiens de Laybach et de Vérone. Lui-même, menacé dans ses droits héréditaires par la cour d’Autriche, mais protégé par son mariage et le gouvernement même de la Restauration française, il n’avait dû de les garder qu’à la cour de Louis XVIII.

Roi à son tour, après la mort de Charles-Félix, depuis 1831, instruit par l’expérience, et, au début d’un règne, surveillé d’ailleurs par M. de Metternich, par ses ambassadeurs et par Rome, il s’était tenu éloigné à la fois du parti réactionnaire de la Cattolica ou des Jésuites, et des tentatives révolutionnaires, faites dans l’espoir d’entraîner la France de 1830, sous Louis-Philippe, lors des insurrections de la Romagne, du général Roussarol à Naples, et du chevalier Ricci à Modène (1833). «Mis entre le poignard des conspirateurs», disait il, «et le chocolat des jésuites,» il avait résisté même à une tentative insurrectionnelle faite contre lui par l’exilé Mazzini et le Polonais Ramorino en 1834. Mais, dès 1836, il ne s’était plus contenté de donner tous ses soins à son armée, capable en temps de guerre de mettre soixante mille hommes sur pied; il commençait les réformes que le siècle semblait demander dans ses États. Cette année même, dans l’île de Sardaigne, il avait détruit toute juridiction féodale, aboli la corvée royale, donné de certaines libertés aux conseils généraux et municipaux. En 1837, un code pour toute la monarchie était publié et reproduisait à peu près tous les principes du droit français; on n’avait à y regretter qu’une protection inefficace des cultes dissidents, une certaine exagération de la puissance paternelle, la consécration d’une partie des priviléges de la noblesse et du clergé, quelques traces de l’inégalité civile précédente, l’amovibilité des juges, l’influence encore trop considérable de l’Église et le secret de la procédure. En l’année 1840, lorsque la question d’Orient, à propos de l’Égypte, mettait en opposition la cour de Vienne et celle de Paris, ce lecteur assidu des écrivains français, de Thiers et de Guizot, avait rappelé dix mille hommes en congé et mis son armée sur le pied de guerre, pour maintenir sa neutralité contre l’Autriche, qui voulait l’entraîner. Depuis, encouragé par le succès de cet acte d’audace, et tout en maintenant au ministère M. Solaro della Margherita, il avait fait fortifier Gênes, sinon Alexandrie, soutenu de ses fonds une société d’agriculture qui détermina de réels progrès dans la pratique, favorisé chez lui la réunion de congrès scientifiques pour la propagation de l’enseignement; et tout cela avec un budget annuel de 70 à 80 millions, et des impôts dont la moyenne ne s’élevait pas, par individu, à plus de 17 francs par an!

Il était naturel de voir ce roi s’associer à l’œuvre de Pie IX. A la fin de l’année 1846, il fonde dans les écoles de droit des chaires publiques d’histoire, de jurisprudence, d’encyclopédie du droit et de philosophie. Son exemple entraîne bientôt les souverains bien disposés. En Toscane, Léopold II, avec des ministres tels que Hombourg, Baldasseroni, Compini, avait su tenir les jésuites à distance, abolir la peine de mort, commencer des chemins de fer. Sous lui, des libéraux, tels que Capponi, Rudolfi, comte Serristori, jouissaient de l’estime générale; le professeur Montanelli élevait, hardi rêveur sous une enveloppe frêle, una ragazza, dans la spéculative université de Pise, Pisa cogitabonda, favorisée par le gouvernement, une voix libérale; dans la démocratique et commerciale Livourne, Guerrazzi donnait librement cours par des romans sceptiques à sa verve tribunitienne. Où pouvait-on être plus disposé qu’à Florence même à suivre le Vatican, quoique avec cette mesure qui convenait à une ville de mœurs douces, de confiance légère en toutes choses, séjour alors de riches ou illustres étrangers, ou d’aimables hôtes, plus faite pour être la résidence d’une société polie que le foyer d’un grand mouvement politique? Le grand-duc Léopold, vers la fin de 1846, forma donc une commission pour la réorganisation de l’enseignement et fonda une école normale, théorique et pratique. A l’exemple de ces deux États importants, près de Rome aussi, enfin, le gouvernement de Parme laissa ses municipalités protester contre les jésuites. Le duc de Lucques supprima les établissements de jeu dans ses États; on put espérer quelque chose de l’avénement de François V à Modène.

Un fait heureux d’ailleurs se produisait. En Europe, non-seulement des nations libérales comme la France et l’Angleterre saluaient avec espoir ce réveil de l’Italie, mais le public éclairé, même dans des États dont la politique était plus conservatrice, ex primait ses sympathies pour ce beau pays, dont le climat, dont les chefs-d’œuvre, dont les souvenirs, dont les ruines, les grandeurs et les infortunes plaidaient toujours éloquemment la cause. L’Italie avait le privilège, comme la Grèce trente années auparavant, de séduire, grâce aux lettrés, aux savants, aux penseurs, aux artistes, l’opinion générale.

Aussi ceux qui désiraient en Italie plus que des réformes, s’effacèrent-ils d’abord devant Pie IX, comme pour ne point le troubler. Il semblait que la littérature obéît à un mot d’ordre. Le politique Montanelli ne voulut point qu’on parlât encore de constitution; l’impulsion réformatrice étant partie de Rome, il désirait seulement qu’on adhérât au programme romain: «Mieux valait,» dit-il, «trois pas avec Rome que quatre sans elle.» A Turin, C. Balbo , qui ne voyait pas sans inquiétude l’entraînement enthousiaste, parfois il est vrai puéril, des manifestations et des fêtes, récusait ce qu’il appelait la politique des utopistes et des révolutionnaires; d’Azeglio disait, avec prudence, que des réformes prématurées empêchaient les réformes mûres. Et M. Petitti faisait savoir à la Revue diplomatique qu’on ne songeait en Piémont qu’à rester dans la voie des sages progrès où le gouvernement venait d’entrer. Le néo-guelfe piémontais, abbé Gioberti, venu de Bruxelles à Paris, entrevoyait la réalisation du rêve de son livre sur le Primato morale. «Il faut,» dit-il, «à l’Italie une confédération d’États, l’union non l’unité, à ces États, des réformes, à cette confédération, un chef religieux, le pape, un chef militaire, le roi de Piémont, une capitale, Rome, une citadelle, Turin.» De Paris, le chef de la Jeune Italie, Mazzini, avait dit autrefois, sans vergogne, de laisser le grand seigneur aller de l’avant, et de ménager le clergé pour leur faire faire les premiers pas, et utiliser leur influence au profit de la révolution. Maintenant il écrivait au Saint-Père comme pour abdiquer entre ses mains. Dans son livre de l’Italie dans ses rapports avec la liberté et la civilisation moderne, l’initiative du pape était pour lui le commencement d’une ère nouvelle, «En Italie,» disait-il, «c’est par les princes qu’il faut commencer. L’échelle du progrès est longue; le moyen d’aller plus vite, c’est de ne franchir qu’un degré à la fois. Vouloir prendre son vol vers le dernier, c’est exposer l’œuvre à un grand danger.» Était-il plus sincère? Toujours est-il que Ricciardi, un de ses adeptes, se montrait de son avis dans ses Conforti all’Italia. En France, l’opposition constitutionnelle, par la voix de Thiers, encourageait le Saint-Père; et le ministre du roi, Guizot, tentait seulement de modérer le mouvement pour l’assurer. Ses lettres particulières à Rossi donnent le droit de le croire. L’ambassadeur anglais, lord Minto, qui parcourait l’Italie, se montrait plus ardent, mais les sages se défiaient de ses encouragements et de ses excitations.

La promptitude de la résolution, ou le concours d’hommes pratiques en état de réaliser les inspirations de son cœur, manquèrent-ils à Pie IX? Il fallait, après avoir proclamé la déchéance de l’ancien système de gouvernement, réorganiser promptement le nouveau, et en faire sentir de suite les bienfaits, pour être en droit de refuser des vœux encore prématurés. Pie IX avait mis à l’écart les instruments du despotisme, la justice arbitraire, l’armée suisse. On lui demandait maintenant de créer les instruments d’un gouvernement libéral, de réorganiser les tribunaux, de lever une armée romaine et d’armer la garde nationale. Les menées de la faction rétrograde, qui cherchait à effrayer la conscience de Pie IX, les impatiences des masses, dont les passions, longtemps contenues, fermentaient déjà, en faisaient peut-être un devoir impérieux. D’un côté, les hommes et les classes intéressés aux abus imploraient l’appui de l’Autriche; de l’autre, la haine de l’étranger renaissait plus vive. Le 5 décembre 1846, déjà, les Apennins étaient éclairés par des feux nocturnes d’un bout à l’autre de l’Italie, de Gênes à Tarente. Le vieux cri national: «hors les barbares, fuori i barbari», était souvent affiché sur les murailles, ou poussé dans des réunions politiques. Les premiers pas étaient faits à peine, et l’on voyait apparaître d’une façon fantastique le but suprême à l’imagination du peuple le plus impressionnable de l’Europe.

Il faut reconnaître que, en se posant à Rome, la question des réformes rencontrait plus de difficultés que dans les autres États de la Péninsule. Elle avait devant elle non-seulement l’autorité absolue, pratiquée jusqu’alors par le prince romain au temporel, mais l’autorité spirituelle exercée dans l’Église par le chef d’une grande religion. Et là, la confusion même des deux pouvoirs, de l’État et de l’Église, dans. l’administration, était si grande, si ancienne, qu’il était particulièrement ardu et délicat de les démêler. Les encouragements ne manquaient pas. Le roi des Français, Louis-Philippe, saluait le commencement d’un grand pontificat. Le Sultan, les républiques américaines, complimentaient le successeur de l’Apôtre. Le père Ventura, un théatin, connu depuis 1840 pour ses prédications libérales, s’écriait: «Dans la société moderne, le despotisme c’est l’élément païen, la liberté voilà l’élément chrétien!» et il essayait de pousser le clergé catholique même dans les rangs de la démocratie. Pie IX, effrayé de l’entraînement qu’il n’avait prévu ni si grand, ni si général, hésitait; et il était à craindre, quand les jours étaient des années, que les imaginations italiennes n’eussent le temps de s’emporter. Il fallut quelques troubles à Bologne et à Ferrare, au sujet de la rareté des grains, pour décider le pape à organiser la garde nationale, dans ces deux villes seulement. Inépuisable dans sa charité et ami des lumières, il secourait les populations pauvres de Rome, en proie à un long hiver, et ordonnait la restauration de l’université de Bologne. Le 23 décembre, dans son encyclique, la religion parlait un langage dont la grave mansuétude et l’onctueuse douceur allaient droit au cœur des hommes du siècle; mais on lui demandait plus que des paroles. Il ne pouvait sortir sans rencontrer une foule ivre de joie qui lui criait par soixante mille bouches: «Courage, Saint-Père, fiez-vous à votre peuple», et qui faisait entendre l’hymne composé et chanté en son honneur.

A la fin de l’année 1846, l’ambassadeur Rossi écrivait à Guizot: «Il n’y a encore rien de fait .» «L’ancien gouvernement,» disait M. Farini, «est condamné, mais on n’a pas encore jeté les bases du nouveau.» En effet, les commissions nommées pour la réorganisation de l’armée, la création d’établissements agricoles, l’augmentation des écoles primaires, n’avaient encore rien fait; on n’avait qu’une modification provisoire et tout à fait incomplète dans l’organisation des tribunaux. Le 14 avril 1847 seulement, c’est-à-dire après dix mois de règne, le pape annonçait l’intention de choisir les plus notables habitants des provinces pour en former une consulte d’État chargée de concourir avec lui à l’élaboration des lois de l’État. Le 15 mai, à grand’peine, il réglait la presse, soumise à une censure plus douce; le 31, il promettait seulement la formation de la garde civique et l’établissement à Rome d’un sénat chargé de l’administration communale. On parlait d’une union douanière qui pouvait mener à une alliance politique entre le Saint-Siège, la Toscane et la Sardaigne. Rien n’était plus nécessaire dans un pays où il y avait sept droits de douanes à payer de Bologne à Lucques, et où, par conséquent, florissait la contrebande. Mais rien n’aboutissait. Tout un ensemble d’intérêts, d’abus, de préjugés, qui avaient pour eux la sanction du temps, toute une armée de fonctionnaires de tous degrés, qui combattaient pour leur position, et que Pie IX n’avait pas le courage de frapper, défendaient le terrain pied à pied avec une redoutable persévérance.

On pouvait apercevoir déjà, au milieu de 1847, les dangers de la situation. L’ambassadeur français, M. Rossi, tout en ménageant l’Autriche, poussait le pape à déterminer nettement la portée de ses réformes, à les faire à temps et non à se les laisser arracher, pour pouvoir gouverner la révolution, la conduire, la fermer ou, s’il le fallait, lui résister avec vigueur ; à ce prix, il lui promit l’appui du gouvernement français. D’autre part, à Vienne, le ministre toujours tout-puissant du gouvernement autrichien, prince de Metternich, retenait tant qu’il pouvait le mouvement; il avertissait les souverains italiens par ses ambassadeurs, en leur rappelant l’expression dont s’était servi le congrès de Vienne: «L’Italie n’est qu’une expression géographique». «Sous prétexte de réformes administratives on visait,» disait-il, «à une fusion des États italiens en un seul corps politique, à la création d’une république;» il conjurait le grand-duc de Toscane de ne pas établir de garde civique chez lui, s’il n’y voulait voir les troupes autrichiennes; il disait à l’ambassadeur d’Angleterre: «L’empereur, mon maître, est résolu à ne point perdre ses possessions italiennes ,» et il augmentait ses troupes dans le Lombard-Vénitien. D’italienne, la question allait-elle devenir européenne?

Il n’en fallait pas tant pour exciter les passions. Les congrès scientifiques, depuis quelque temps fréquents en Italie, devenaient politiques; c’étaient, dit Farini, de «vrais leviers de révolution». Dans le clergé même, le père Ventura, qui saisissait toutes les occasions de prêter au pape le secours de sa puissante parole, s’écriait: «Si l’Église ne marche pas avec les peuples, les peuples ne s’arrêteront pas, mais ils marcheront sans l’Église, hors de l’Église, contre l’Église.» Les manifestations, devenues plus fréquentes à Rome par l’arrivée des exilés, et organisées d’ordinaire par un certain Cicervacchio, cocher et batelier, qui était devenu une sorte de personnage, prenaient un nouveau caractère. Elles n’étaient plus l’expression instantanée, vive et naturelle de l’opinion publique. Enthousiastes et bruyantes, quand le Saint-Père avait fait quelque chose, elles étaient froides, presque menaçantes quand on le soupçonnait de s’arrêter devant les résistances des Grégoriens. C’était un moyen de peser sur le Saint-Siège et de l’entraîner. Ainsi, le 14 juin, le pape préludait à l’exécution de la promesse qu’il avait faite au sujet de la consulte d’État, en nommant un conseil des ministres à la tète duquel était le cardinal libéral Gizzi. Le lendemain 15, une manifestation fut organisée par Cicervacchio, du Forum, en traversant le Capitole, au Quirinal. On pouvait y démêler un certain ordre militaire, chaque quartier (rione) étant rangé sous son capitaine (capo di popolo), avec gonfanon et tambour. Le prince de Metternich adressa à ce sujet une première note assez sévère au gouvernement pontifical, et le cardinal Gizzi, le lendemain, interdit le retour de ces dimostrazioni in piazza, qui menaçaient la sécurité publique et la liberté du Saint-Père.

Le cabinet de Vienne n’était pas sans pressentir, derrière les réformes, les constitutions, et, derrière les constitutions, le désir de l’indépendance. «Je ne doute pas,» écrivait M. de Metternich au comte d’Appony, ambassadeur à Rome, «des bonnes intentions du Saint-Père; mais pourra-t-il ne faire que ce qu’il veut, et les révolutionnaires ne tireront-ils pas un parti funeste de réformes bonnes en elles-mêmes? » La première intervention officiellement diplomatique de la cour de Vienne au Vatican ne fit qu’enflammer davantage les esprits. Les partisans de l’ancien régime menaçaient de l’entrée des Autrichiens, les Romains prenaient peur. Leur désir de s’armer, celui d’avoir au moins la garde nationale promise (guardia civica), devenait d’autant plus ardent.

Les chefs de l’aristocratie libérale, les Borghèse, les Rospigliosi, les Aldobrandini, envoyés en députation, demandèrent au pape, au commencement de juillet, l’armement des bourgeois, la réunion de la consulte d’État, la liberté des municipalités, l’éloignement des rétrogrades. Le 5 juillet, Pie IX accorda la garde nationale, au grand mécontentement du cardinal Gizzi, qui donna sa démission. Le pape appela à le remplacer le cardinal Gabriel Ferretti, plus résolu, qui prit conseil de son frère Pierre, précédemment exile comme libéral. Mais, à quelques jours de là, le 15, comme on préparait une fête commémorative de l’amnistie, le bruit se répand d’une conspiration contre Pie IX. Cicervacchio apparaît, le peuple descend dans la rue, la garde nationale se forme d’elle-même, on veut courir sus aux rétrogrades; les modérés, heureusement, arrêtent le mouvement, empêchent une collision qui aurait pu être sanglante entre les exaltés et leurs adversaires. Mais le lendemain, 16, on apprend que, par une fâcheuse coïncidence, les Autrichiens, en excipant des stipulations du congrès de Vienne, avaient augmenté de douze cents hommes leur garnison à Ferrare; et quelques jours après, 13 août, la nouvelle se confirme que, non contents d’occuper le château, des Croates et des hussards hongrois avaient brutalement saisi les portes de la ville gardées par la garde civique.

La question des réformes se compliquait décidé-de celle de l’indépendance, et celle-ci sollicitait tout d’abord l’attention des autres États italiens. La question n’était plus seulement administrative et pontificale; elle était politique, peut-être européenne.

Parmi les souverains italiens, on savait le roi de Naples tout à fait dévoué, par ses idées et par ses antécédents, à la politique autrichienne qui avait déjà affermi le trône de ses pères. Il en était autrement du grand-duc de Toscane et du roi Charles-Albert. Le premier avait paru s’associer, quoique timidement encore, aux réformes de Pie IX, qui étaient saluées dans ses États par des manifestations faites aux cris de: «A bas l’Autriche, à bas les Jésuites!» Le 6 mai, à l’exemple de Pie IX, il autorisait, dans une certaine mesure, la critique des actes du gouvernement. Pour Charles-Albert, plus froid et plus réservé que de coutume depuis l’avénement de Pie IX, il laissait, dans l’intimité, échapper des mots qui inspiraient des craintes à ses ministres conservateurs, des espérances aux libéraux, et il se contentait de faire à l’Autriche une aigre guerre de tarifs. On n’en espérait pas moins en lui, quand on apprit que, sur la nouvelle de l’occupation de Ferrare, le cardinal-légat Ferretti avait envoyé à Vienne une énergique protestation.

Il n’échappait alors à personne, en Europe et en Italie, que l’Autriche aurait voulu par là «susciter des troubles pour avoir prétexte à une intervention ». C’était la conviction de l’Angleterre, même de la Prusse; car lord Palmerston (11 septembre) déclarait, avec l’assentiment du roi de Prusse, à Metternich, qu’il était l’allié du Piémont.

Les deux seuls souverains vraiment italiens de l’Italie, comme s’exprimait même le ministre piémontais Solaro della Margherita, furent rapprochés du coup. A la demande d’asile que lui fit Pie IX en cas de besoin, Charles-Albert mit vivement à sa disposition «ses vaisseaux, son armée, son argent». Malheureusement, la prise de Ferrare avait aussi surexcité les esprits contre les princes. Grâce aux menées des exilés rentrés, on commençait à accuser non la volonté, mais la faiblesse de Pie IX; on se persuadait que l’acquisition de constitutions libérales serait le plus sûr moyen d’obtenir et de garantir les améliorations et les réformes; on croyait entrevoir déjà que la liberté ne pourrait être assurée qu’en conquérant préalablement l’indépendance, et on s’y préparait. La révolution menaçait déjà d’entrer dans sa seconde phase à la fois constitutionnelle et nationale! Aux cris de: «Vive Pie IX, vivent les réformes!» on substituait ceux de: «Vivent les constitutions, vive l’indépendance!» C’était vouloir beaucoup faire en même temps.

Le gouvernement français, favorable au libéralisme italien, mais alors fort intéressé à ménager l’Autriche, grâce à l’affaire délicate des mariages espagnols, prit à tâche de calmer l’effervescence et d’éviter une collision. Il aimait mieux mécontenter au besoin les Italiens, que les exalter outre mesure; et il s’y résignait pour éviter la guerre. Il blâma, dans les expressions surtout, l’énergie de la protestation de Ferretti et du pape, mais il négocia le retrait des troupes autrichiennes. Il promit son appui aux réformes administratives de Pie IX, mais il déclara l’octroi de constitutions inconciliable avec la situation générale de la Péninsule, et il suggéra à celui-ci de proposer aux deux souverains les mieux disposés une union douanière qui apporterait déjà une satisfaction au sentiment national. Le cabinet autrichien, qui avait déjà adressé, le 15 août, à Turin, une note que Charles-Albert déclina de recevoir, et une autre à Florence qui fut acceptée par le grand-duc, ne pouvait s’y opposer. Mais l’Angleterre, engagée contre la France dans les mariages d’Espagne, craignant un rapprochement entre ces deux puissances, envoya lord Minto en ambassade extraordinaire à Turin et en Italie, et celui-ci, trop heureux de contrecarrer en Italie l’influence de la France, au lieu de chercher à calmer les esprits, appuya résolûment partout les constitutionnels, les révolutionnaires même, pour les tourner vers le cabinet de Saint-James, comme leur seul espoir et leur véritable appui, et brouiller la France avec l’Autriche.

Jeté au milieu des négociations poursuivies à Vienne pour le retrait des troupes de Ferrare, Pie IX commençait à sentir les soucis des grandes entreprises; il entretenait une correspondance privée avec l’empereur d’Autriche; il s’adressait à sa piété pour le conjurer de ne pas augmenter ses embarras, de ne pas lui enlever la confiance et l’amour de ses sujets, par l’ombre d’un attentat contre le territoire libre de l’Italie. Un autre jour: «Père Ventura,» disait-il, découragé, en voyant sa protestation blâmée, «la France nous abandonne; nous sommes seuls! — Dieu nous reste, répondit celui-ci, marchons.» Le nouveau cardinal-ministre, Ferretti, avait plus de confiance. «Nous montrerons à l’Europe, disait-il, que nous savons nous suffire à nous-mêmes.» Il organisa la garde nationale par les soins de son honorable commandant le prince Rospigliosi, et prépara une loi pour la conscription. Chaque jour, de braves officiers, vieux soldats de l’empire, consacrèrent quelques heures à l’instruction des conscrits, milice nouvelle, destinée à être plus tard la véritable protectrice de l’ordre public dans les États romains. Le cardinal organisait en même temps le conseil et le sénat municipal de Rome, et s’occupait, allant hardiment plus loin de poser les bases et de déterminer les attributions de la consulte d’État.

A l’exemple du pape, Léopold II fut obligé de concéder davantage. En septembre, pour satisfaire aux demandes des nouveaux journaux, l’Alba, la Patria, le Livournais, et arrêter les manifestations populaires, il accepta le programme d’un nouveau ministère, qui portait l’organisation d’une garde civique, l’augmentation de l’armée, l’établissement de conseils provinciaux électifs, et la création d’une représentation nationale. L’Italie marchait, tandis que les diplomates et même que deux flottes, une anglaise, une française, étaient dans les eaux de Naples. L’entrée au ministère du comte Serristori, connu à Livourne pour l’usage charitable qu’il faisait de sa fortune, et du marquis Ridolfi, écrivain libéral et précepteur du jeune duc, assuraient l’exécution de ce programme. L’organisation de la garde nationale sur une large base, et l’abolition de la présidence du buon governo, administration qui confondait la justice avec la police, en furent les premiers gages.

Charles-Albert, assuré bientôt, parles instructions de lord Palmerston à Minto, d’avoir, à défaut de la France, dans le souverain d’Angleterre un ami fidèle et intéressé, osa davantage. On l’avait traité dans des pamphlets de tâtonneur. Au congrès scientifique tenu à Casale en septembre, il écrivit à Castagneto, un de ses intimes: «Si la Providence me commande la guerre de l’indépendance, je monterai à cheval avec mes fils, je me mettrai à la tête de mon armée; ce sera un beau jour que celui où retentira le cri de guerre de l’indépendance italienne,» et ces paroles trouvèrent non-seulement un écho dans le chœur du dernier des Piémontais, ennemis séculaires de l’Autriche, mais dans l’Italie tout entière.

Les manifestations enthousiastes qui avaient commencé depuis l’avènement de Pie IX à Rome, puis à Florence, éclatèrent alors à leur tour à Gênes et ensuite à Turin. Au cri de: «Vive Pie IX!» on ajouta celui de: «Vive le roi!» L’hymne au roi et au pape remplaça l’hymne à Pie IX. Charles-Albert avait été laissé loin en arrière par le pape et par le duc de Toscane; ce fut lui maintenant qui prit les devants. Au commencement d’octobre, un nouveau ministère, présidé par Villamarina, remplaça celui de Solaro della Margherita. Le 30 octobre, par plusieurs ordonnances détaillées, l’administration des provinces fut confiée à des conseils généraux, la police réunie et subordonnée au ministère de l’intérieur, les finances séparées de l’administration, la censure adoucie, une banque fondée à Turin, et l’instruction publique en partie enlevée aux jésuites, que Gioberti n’avait pas craint d’appeler les fils dégénérés de Loyola. Pie IX et Charles-Albert, Rome et Turin semblaient se rapprocher de plus en plus. Le pape envoya à la belle-fille de Charles-Albert, pour sa fête, la rose d’or consacrée, que la cour de Rome ne donne que rarement aux familles souveraines. Ce gage d’alliance fut bientôt confirmé ; le 3 novembre, la base de l’union douanière des trois puissances libérales fut posée. Les ambassadeurs du Saint-Siège, de la Toscane et de la Sardaigne, signèrent à Turin les principes équitables d’une union douanière (lega doganale), qui avait pour but de développer l’industrie italienne et le bien-être des populations; ils invitèrent le roi des Deux-Siciles et le duc de Modène à prendre place dans ce faisceau industriel des puissances italiennes et à les suivre dans la voie du progrès général.

C’était là évidemment le point de départ d’une union politique, nationale, bien plus importante; les populations le sentirent avec joie; et un des hommes les plus éclairés et les plus modérés de l’Italie détermina parfaitement le sens de tous ces efforts. Dans son Programma per l’opinione nazionale, manifeste du parti libéral modéré, M. d’Azeglio posa comme le premier devoir des Italiens «de se régénérer, d’éviter les émeutes, de réformer leurs institutions dans le lambeau de la Péninsule qui leur était laissé, et de se rendre eux-mêmes dignes d’un regard de la Providence» ; il ne cacha point «que l’indépendance de l’Italie était le but suprême du parti libéral, et que celui-ci attendrait le moment avec calme et résolution. Mais il ne voulait point cueillir le fruit avant sa maturité. Il sentait que les Italiens avaient besoin, avant tout, que des institutions fortes et sagement mesurées leur fissent le tempérament et les mœurs publiques qui leur manquaient. » Charles-Albert ne se déroba plus aux manifestations qui l’accueillirent à Turin, à Nice, à Gênes, au mois de novembre. «Mes peuples, dit-il aux Génois, ce que vous demandez sera fait, vous serez contents... Je vous accorderai tout ce qui pourra vous rendre heureux; mais soyez modérés.»

La nouvelle de l’arrangement ménagé par la France dans l’affaire de Ferrare, en donnant une satisfaction à Pie IX et aux gouvernements italiens, puisque les portes de la ville restaient à la troupe de ligne du gouvernement romain, semblait éloigner toute crainte d’un conflit prématuré. Les trois États italiens unis poursuivaient même l’espérance de faire entrer dans leur ligue, sinon le roi de Naples, au moins le duché de Parme et le duché de Modène, quand la mort de Marie-Louise, duchesse de Parme (fin novembre), vint ébranler leurs espérances et ramener justement la dernière question à laquelle il fallût penser.

D’après les traités de 1815, en Italie, le duc de Lucques devait hériter de ce duché, mais à la condition de ne conserver de son patrimoine précédent que Pontremoli, et de laisser Lucques à la Toscane, et Fivizzano à Modène. Le seul souvenir des traités de 1815 était fait alors pour irriter la fibre nationale. Les habitants de Fivizzano et de Pontremoli déclarèrent qu’ils préféraient se rattacher comme Lucques à la Toscane; d’autre part, les sujets du nouveau duc de Parme et du duc de Modène, voulant profiter de l’occasion pour faire entrer les deux duchés dans la ligne douanière, commencèrent à remuer à leur tour, demandant en outre la garde nationale et une consulte. Les journaux de Rome, de Turin, de la Toscane surtout, épousèrent leurs désirs, car il était difficile, sans l’accession de ces petits États, de faire une union douanière du centre suffisamment utile, et ils étaient heureux de voir le mouvement politique se propager. Mais ces velléités jetèrent les ducs dans les bras de l’Autriche. Ils lui demandèrent des troupes, selon les stipulations précédentes, en promettant de faire union douanière avec l’Autriche. Les Autrichiens entrèrent à Parme et à Modène, pour réprimer les habitants des deux duchés qui se soulevaient aussi, et opérer la saisie de Pontremoli et de Fivizzano. Il fallut laisser s’accomplir encore une des conséquences des traités détestés.

«L’esprit de bouleversement,» écrivit, le 14 décembre, le prince de Metternich à Londres, «l’esprit de révolution, qui, sous le drapeau de la réforme, a éclaté dans quelques États de l’Italie, a fait de la haine de l’Autriche son mot d’ordre et de ralliement. » C’est pourquoi celle-ci croyait devoir prendre des précautions militaires; et les puissances européennes, même le mieux disposées pour l’Italie, ne crurent devoir rien objecter. «Nous sommes en paix et amitié avec l’Autriche, et nous désirons y rester,» écrivit à Rossi Guizot, qui désirait ménager le prince de Metternich à cause de l’affaire des mariages espagnols; «une rupture avec elle déchaînerait la révolution générale en Europe.» Lord Palmerston lui-même, alors le maître de la politique anglaise, quoiqu’il contrecarrât partout la France, engagea le duc de Toscane à ne pas réclamer, et se contenta de transporter lord Minto de Turin dans le centre de l’Italie, pour accuser, là aussi, la France de se rapprocher de l’Autriche, et tâcher, sous main, de prendre partout sa place dans les affections italiennes. Il voulait l’influence, mais non la guerre.

Il n’en resta pas moins dans les masses une irritation profonde contre l’Autriche et même contre les souverains de l’Italie. Les exaltés crurent pouvoir, bien qu’à tort, reprocher à ceux-ci leur faiblesse; les radicaux commencèrent à répandre le bruit qu’on n’arriverait à rien avec tous ces atermoiements, ils semèrent la défiance et la suspicion même contre les princes réformateurs. «Si l’on demandait alors les réformes,» dit M. Farini, «c’était comme un moyen d’union entre les princes et le peuple, au profit de l’indépendance et contre l’Autriche. Croire que l’on contenterait longtemps les Italiens avec des réformes, des lois, des chemins de fer et des douanes, c’était insensé. Ce que l’Italien voulait, c’était sa patrie, toute sa patrie.» Le comité des émigrés de la Jeune Italie, siégeant à Londres, en effet, remua de Malte, grâce aux relations des exilés rentrés avec les sociétés secrètes, le fil des conspirations un instant détendu dans les différents centres de l’Italie. Jusque-là,. Mazzini avait dit: «Dans les grands pays, c’est par les peuples qu’il faut commencer; en Italie, c’est par les princes. Laissez le premier acte aux grands, au clergé même. L’essentiel est que le terme de la grande révolution leur soit inconnu. Ne - laissons jamais voir que le premier pas à faire.» Il prêcha de nouveau, poussant tout à l’extrême, les soulèvements comme le seul moyen de précipiter l’octroi des constitutions et la grande crise, d’où devaient, croyait-il, sortir la liberté et l’indépendance de l’Italie. «Les incertitudes et les reculs,» écrivait-il encore, «ne changeront pas la loi qui règle la marche des événements. Le branle est donné ; le bien ou le mal en sortira. Pie IX est un homme bon, voilà tout. Le décor que les modérés ont dressé autour de lui et autour de Charles-Albert tombera immanquablement. Le moment vient où le peuple comprendra que, s’il veut être une nation, il doit y travailler de ses propres mains .»

Pie IX et Victor-Emmanuel: Histoire contemporaine de l'Italie (1846-1878)

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