Читать книгу Les Enfants de la ferme - Julie Gouraud - Страница 7
ОглавлениеMANETTE.
Le reste de la journée fut une fête. Nos bons enfants se livrèrent à la joie que leur causait un événement si inattendu; ils embrassaient leur grand’mère, disaient que c’était elle qui était la cause de tant de bonheur. Oh! comme ils allaient la soigner! Aussi, elle suivrait le bon exemple d’une femme de Trélazé, qui avait vécu cent trois ans, et dont la présence avait été une bénédiction jusqu’au dernier jour.
François, Renotte et même Martin parlaient de leurs projets et de leurs espérances tous les trois à la fois. Un pareil caquetage ne s’était pas fait entendre à la Guiberdière depuis la mort de Jacquine.
Cependant la réflexion succéda à l’enthousiasme: François envisagea dans tous les détails les travaux de la ferme, et ne se dissimula pas que l’entreprise était grande. Toutefois il se sentait de force, aidé par des journaliers, à cultiver les terres; mais, confier l’intérieur de la ferme à Renotte, si courageuse qu’elle fût, lui paraissait une imprudence et même un écueil: ajouter une servante, serait une augmentation de frais qu’il fallait éviter, surtout la première année.
La grand’mère était de l’avis de François; elle regardait tristement ses jambes enflées et soupirait.
RENOTTE.
Je suis plus forte que vous ne le croyez; cepenpendant je conviens qu’il me serait impossible de remplacer ma mère complètement. D’ailleurs, quand j’irai de côté et d’autre, il faudra bien quelqu’un à la maison. Voici ce que je propose: nous n’avons pas le moyen de prendre une servante tout entière, prenons-en la moitié d’une.
FRANÇOIS.
Voyons, Renotte, as-tu perdu l’esprit?
RENOTTE.
Non, mon frère; deux filles de mon âge valent bien une servante de vingt ans, je t’en réponds. Prenons Manette, l’aînée de Constant le carrier. Il a six enfants, et il ne sera pas fâché qu’on lui enlève Manette. Elle nous sera utile et se contentera de peu.
FRANÇOIS.
Je le crois bien! Elle a l’air gauche et presque idiot.
RENOTTE.
Quand elle mangera de bonne soupe, l’esprit lui viendra. Je m’en charge.
FRANÇOIS.
Maîtresse Renotte, faites comme vous l’entendez.
LA GRAND’MÈRE.
Celle Renotte est toute sa mère! Tu as raison, ma fille; à nous trois, nous nous en tirerons; et puis, commencer par une charité, ça porte bonheur.
Les nouvelles volent en tous pays avec la même rapidité. Je crois vraiment qu’elles entrent par le trou de la serrure, ou descendent par la cheminée. Les Goujon n’avaient pas encore dit un mot de leurs affaires et déjà tout le village les connaissait. Les sentiments n’étaient pas unanimes: ici, on approuvait la confiance de Mme de Saint-Cyr, on louait sa bonté ; là, on levait les épaules:
«De beaux fermiers! Et la conscription! Et ceci, et cela! N’aurait-il pas mieux valu donner la Guiberdière au gros Nicolas qui vous aurait gardé les enfants? La ferme ne lui aurait pas plus pesé qu’un sac de noix, à lui! Cette jeunesse va s’exténuer; enfin, qui vivra verra!»
Quelle que fût la diversité des opinions, tous les voisins allèrent visiter les nouveaux fermiers et chacun apporta ses conseils.
Sans tarder davantage, la mère Bolève prit son bâton et, s’appuyant de l’autre main sur l’épaule de sa petite-fille, elle arriva chez Constant. Cette visite était un véritable événement pour une famille vivant à l’écart, près d’une ardoisière où travaillait le père. Il y a des personnes dont la présence est toujours d’un heureux présage. La grand’mère était si respectable et Renotte si gentille, qu’en les voyant entrer, un rayon de joie passa sur tous les visages.
Grande fut la surprise de Constant et de sa femme! Quoique pauvres, ils n’avaient jamais songé à se séparer de leur fille aînée qui faisait à elle seule l’office de servante. Le soin de ses petits frères et sœurs lui était confié ; tout ce que sa mère ne pouvait faire, Manette s’en chargeait; si, par hasard, le père et la mère s’en allaient au village, la sœur aînée gardait la maison. Jusqu’ici, tous les jours de la vie de Manette avaient été les mêmes, jamais une joie d’enfant n’en avait interrompu la monotonie. Elle aimait tendrement ses parents qui sentirent en ce moment combien elle allait leur manquer. Toutefois, la proposition parut si belle aux bonnes gens, qu’ils n’hésitèrent pas à confier Manette à la mère Bolève et à Renotte.
Les ouvriers qui travaillent dans les ardoisières sont généralement pauvres; la plupart de ces hommes vont d’une ardoisière à l’autre. Constant s’était fixé en Anjou, parce qu’il y avait trouvé à travailler depuis longtemps. L’Anjou compte douze carrières principales qui occupent environ deux mille ouvriers.
Quelquefois on est oblige d’abandonner les ardoisières, parce qu’elles se remplissent d’eau et deviennent un écueil pour le voyageur. Elles sont l’occasion d’accidents fréquents, même en plein jour.
Mais revenons à notre petite Manette: plus grande qu’on ne l’est d’ordinaire à douze ans, elle était d’une maigreur excessive, gauche et d’une timidité qu’augmentait encore la misère. Cependant, lorsqu’elle osait lever les yeux, un regard doux et bon donnait à sa physionomie une expression qui faisait oublier le reste. Manette se rendit sans tarder à la Guiberdière.
Combien de petites filles seraient contentes de commander à une autre, d’avoir de l’autorité dans la maison, de se donner de l’importance! Renotte éprouva un sentiment tout contraire; elle avait déjà tant de mal avec Martin! Si Manette n’était pas obéissante, si elle ne travaillait pas, il faudrait la renvoyer à ses parents, et ils en auraient du chagrin!
La pauvre enfant avait mis son meilleur déshabillé, qui n’était guère beau. Elle n’avait ni bas, ni sabots. Renotte en eut compassion; elle commença par lui donner un jupon de droguet qu’avait porté Jacquine: «Il est un peu court, c’est ce qu’il faut pour travailler. Prends ces bas et ces sabots. Ma mère te les verrait porter avec plaisir. » Manette obéit bien vite, et son nouveau costume lui donnait déjà plus d’assurance.
A la ville, on ne se doute pas de tout ce qu’une petite fille de treize ans est capable de faire. Renotte n’était pas embarrassée pour traire les vaches; elle connaissait le caractère de chacune et leur tenait un discours en conséquence. Sans doute, elle donnait de bons conseils à sa servante; mais la meilleure de toutes les leçons était l’exemple.
Je crois bien que la petite taille de Renotte rassurait la pauvre Manette, et malgré le travail souvent pénible auquel s’occupaient les deux enfants, il y avait de temps à autre des éclats de rire.
Le surlendemain de l’arrivée de Manette, Renotte, voulant donner une nouvelle importance à sa servante, lui dit de mettre la soupe sur la table. Celle-ci, dans son empressement à obéir, se heurta contre l’armoire et laissa tomber la soupière au beau milieu de la chambre.
La pauvre petite resta pétrifiée. Je ne sais même pas si elle entendit les cris que chacun poussa. Renotte n’était pas moins confuse. «Allons, dit-elle doucement, malheur est bon à quelque chose: nous entamerons le pot de lard.» De grosses larmes coulaient sur les joues de Manette; elle tenait son balai sans oser faire disparaître la soupe aux choux dont l’odeur était pour elle un parfum délicieux, lorsque l’espiègle Martin arriva avec son chien Dragon et l’invita à nettoyer la place; ce qui fut fait plus vite et bien mieux que ne l’eût fait la servante, ébahie de sa maladresse.
Si la première parole de Renotte eût été un reproche, tous les convives auraient pris le même ton, tant est grande la puissance de l’exemple!
Le repas étant achevé, François et Martin retournèrent à la grange, et Manette se hâta d’aller à l’étable.
«Ma fille, dit avec douceur la mère Bolève, je crains que nous ne puissions pas garder cette enfant; elle est d’une gaucherie....
RENOTTE.
Oh! mère, il ne faut pas la renvoyer si vite. D’ailleurs, c’est ma faute: j’aurais dû mettre la soupe sur la table moi-même.
LA GRAND’MÈRE.
Je ne veux pas te contrarier; mais tu as vu que le père et la mère Constant ne se sont pas fait prier pour nous donner leur fille, et l’aînée encore!
RENOTTE.
Oui; je crois qu’ils n’ont pas été fâchés de la voir partir; il m’a semblé qu’ils l’aiment moins que les autres, et cela m’a donné envie de lui faire du bien, de la rendre heureuse.
LA GRAND’MÈRE.
Je crois entendre ta mère, Renotte; tu as raison, aimons cette pauvre enfant. Il y a beaucoup de jolies petites filles qui ne sont bonnes à rien; Manette nous sera peut-être très-utile plus tard.»
Quinze jours étaient à peine écoulés, et déjà Manette semblait devoir justifier les espérances de sa petite maîtresse. D’abord le creux de ses joues était moins profond; elle faisait très-bien le service de l’étable, obéissait, allait et venait, enfin se débrouillait, selon l’expression de Renotte. Quand la mère Bolève avait épluché d’une main tremblante les pommes de terre, Manette accrochait la marmite à la crémaillère, et taillait la soupe; une partie du ménage se faisait par ses soins. Notre fermière n’avait plus la peine de monter sur une chaise pour atteindre les provisions. Il suffisait à la servante de se tenir sur la pointe des pieds pour les prendre.
Au dehors les travaux marchaient régulièrement; François était bien secondé par ses journaliers; Martin seul était difficile à conduire; s’il gardait les dindons, il s’amusait à les faire courir et leur mettait au cou des collerettes de papier blanc. C’est à peine si les pauvres bêtes mangeaient. Les canards n’échappaient aux malices du petit garçon qu’en prenant le large sur l’étang.