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CHAPITRE VI

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Table des matières

De la fin que se proposent les beaux-arts.—L'excès de la mise en scène nuit à l'intégrité du plaisir de l'esprit.—La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.—La mise en scène est tantôt une question de goût, tantôt une question d'habileté.

Les arts (et pour plus de simplicité, je ne considérerai ici que la poésie, la peinture et la musique), les arts, dis-je, n'ont d'autre but que de nous fournir des impressions auditives, optiques et intellectuelles. Ils se proposent, pour fin unique: la poésie, le plaisir de l'esprit; la peinture, celui des yeux et la musique celui de l'oreille. Tant qu'un de ces trois arts borne son ambition à nous procurer, dans toute son intégrité, le plaisir particulier pour lequel il a été créé, il se maintient dans la sphère élevée qui lui est propre; il déchoit dès qu'il empiète sur le domaine des deux autres. Telles sont la musique descriptive et pittoresque, et la peinture spirituelle ou philosophique, genres bâtards, auxquels ne se laissent jamais entraîner les véritables artistes.

Le cas de la poésie est plus complexe, parce que rien ne parvient à notre esprit que par l'intermédiaire obligé de nos organes; mais la poésie elle-même déchoit si, au lieu de considérer le plaisir des yeux et de l'oreille comme subordonné à celui de l'esprit, elle emploie, pour captiver l'esprit, le prestige de la peinture ou la séduction de la musique.

La poésie dramatique, que sa nature même placerait dans une sphère inférieure à la poésie épique et à la poésie lyrique, reprend cependant sa place élevée lorsque, dans la lecture, par exemple, rien ne vient distraire notre esprit du plaisir idéal qu'elle nous procure, et que notre imagination seule fait tous les frais de la mise en scène. L'art dramatique est donc sur une pente toujours dangereuse, sur laquelle il lui est malheureusement trop facile de se laisser glisser.

Dans la représentation d'une oeuvre dramatique, tout ce qu'au delà d'une certaine limite un directeur ajoute, pour le plaisir des yeux ou pour celui de l'oreille, détruit l'intégrité d'un plaisir qui n'aurait dû être destiné qu'à l'esprit. Le spectateur, dont les magnificences de la mise en scène captivent les yeux, n'est plus dans un état de conscience susceptible de goûter, soit la beauté littéraire de l'oeuvre représentée, soit la profondeur et la vérité psychologique des passions qu'elle met en jeu. L'attention est détournée de son objet principal, et, dans ce cas, le plaisir que nous goûtons, véritable plaisir des sens, est inférieur à celui que nous aurions dû ressentir. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l'abus et l'excès de la mise en scène tendent à la décadence de l'art dramatique.

A un autre point de vue, il est juste de dire que la nécessité de la mise en scène s'impose d'autant plus que l'oeuvre est plus faible. Sans le secours des décors, des costumes, d'une nombreuse figuration, combien de pièces, privées de ces moyens artificiels de détourner notre attention, n'oseraient ou ne pourraient affronter le jugement intégral de notre esprit. Sans doute c'est un mérite, et même un grand mérite, d'amuser les spectateurs, et nous nous plaisons souvent à nous laisser duper par de brillantes images; cela nous évite un effort intellectuel, et quand nous arrivons fatigués au théâtre, nous sommes reconnaissants envers un auteur de son habileté à nous procurer une délectation facile et à ménager la paresse de notre esprit. Mais combien souvent le lendemain nous nous vengeons cruellement de cette duperie, dont cependant nous nous sommes faits les complices; car, tout en avouant le plaisir que nous avons goûté, nous condamnons la pièce en déclarant qu'elle ne supporte pas la lecture. Aucun jugement critique ne dépasse celui-là, en rigueur et en vérité tout à la fois, car il est porté par l'esprit, dégagé des séductions de la mise en scène et soustrait aux complaisances faciles de nos organes.

La lecture infirme ou confirme donc le jugement porté par le spectateur après la représentation. La plupart des pièces dont le comique touche à l'extravagance nous paraissent en effet, dès qu'elles sont imprimées, d'une telle platitude que nous avons peine à comprendre le plaisir que nous avons pu y prendre. Au contraire, la lecture des comédies de M. Labiche, même des plus folles, ajoute encore à leur valeur en mettant en relief la finesse et la justesse d'observation de l'auteur. La lecture est donc la véritable pierre de touche des oeuvres dramatiques.

Ainsi, nous revenons, par un autre chemin et en nous appuyant de l'expérience physiologique et psychologique, aux propositions que nous avons émises précédemment. L'art dramatique ne peut se soustraire aux lois qui dominent notre être tout entier. Quand nous sommes sollicités à la fois par un plaisir de l'esprit et par un plaisir des sens, nous ne pouvons nous dédoubler et jouir intégralement et également de l'un et de l'autre; nous nous abandonnons, à celui qui s'impose avec le plus de force, de même que de deux douleurs, la plus forte éteint la plus faible. Il y a donc dans l'art théâtral une juste balance à tenir, un état d'équilibre à observer. Pour monter telle pièce, c'est faire acte de goût que de tempérer l'éclat de la mise en scène; pour monter telle autre pièce, c'est faire acte d'habileté que de détourner l'attention du spectateur en agitant un lambeau de pourpre à ses yeux.

L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale

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