Читать книгу Guerre et Paix (l'intégrale, Tome 1, 2 & 3) - León Tolstoi - Страница 42
VIII
ОглавлениеLe reste de l’infanterie traversait en se hâtant; les fourgons avaient déjà passé, la presse était moindre et le dernier bataillon venait d’arriver sur le pont. Seuls de l’autre côté, les hussards de l’escadron de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l’ennemi, qui néanmoins était parfaitement visible des hauteurs opposées, car leur horizon se trouvait limité, à une demi-verste de distance, par une colline. Une petite lande déserte, sur laquelle s’agitaient nos patrouilles de cosaques, s’étendait au premier plan.
Tout à coup, sur la montée de la route, se montrèrent juste en face, de l’artillerie et des capotes bleues: c’étaient les Français! Les officiers et les soldats de l’escadron de Denissow, tout en essayant de parler de choses indifférentes et de regarder de côté et d’autre, ne cessaient de penser à ce qui se préparait là-bas sur la montagne, et de regarder involontairement les taches noires qui se dessinaient à l’horizon; ils savaient que ces taches noires, c’était l’ennemi.
Le temps s’était éclairci dans l’après-midi; un soleil radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des sombres montagnes qui l’environnent; l’air était calme, le son des clairons et les cris de l’ennemi le traversaient par intervalles. Les Français avaient cessé leur feu; sur un espace de trois cents sagènes environ, il n’y avait plus que quelques patrouilles. On éprouvait le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu’y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui évoque la pensée de l’autre limite, celle qui sépare les morts des vivants?… L’inconnu des souffrances, la mort? Qu’y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit éclairés par le soleil? On l’ignore, et l’on voudrait le savoir… On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé, et qu’on saura alors ce qu’il y a là-bas, aussi fatalement que l’on connaîtra ce qui se trouve de l’autre côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé, de gaieté, d’animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train, et aussi vaillants que vous-même!…
Telles sont les sensations, sinon les pensées de tout homme en face de l’ennemi, et elles ajoutent un éclat particulier, une vivacité et une netteté de perception inexprimables à tout ce qui se déroule pendant ces courts instants.
Une légère fumée s’éleva sur une éminence, et un boulet vola en sifflant au-dessus de l’escadron de hussards. Les officiers, qui s’étaient groupés, retournèrent à leur poste; les hommes alignèrent leurs chevaux. Le silence se fit dans les rangs; tous les regards se portèrent de l’ennemi sur le chef d’escadron, dans l’attente du commandement. Un second et un troisième projectile passèrent en l’air: il était évident qu’on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait distinctement le sifflement régulier, allaient se perdre derrière l’escadron. Les hussards ne se détournaient pas, mais, à ce bruit répété, tous les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient sur leurs étriers. Chaque soldat, sans tourner la tête, regardait de côté son camarade, comme pour saisir au passage l’impression qu’il éprouvait. Depuis Denissow jusqu’au trompette, chaque figure avait un léger tressaillement de lèvres et de menton, qui indiquait un sentiment intérieur de lutte et d’excitation. Le maréchal des logis, avec sa figure renfrognée, examinait ses hommes comme s’il les menaçait d’une punition. Le «junker» Mironow s’inclinait à chaque boulet; Rostow, placé au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l’air heureux et satisfait d’un écolier assuré de se distinguer dans l’examen qu’il subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte, les camarades, comme pour les prendre à témoin de son calme devant le feu de l’ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli involontaire creusé par une impression nouvelle et sérieuse.
«Qui est-ce qui salue là-bas? Eh! Junker Mironow, ce n’est pas bien, regardez-moi,» criait Denissow qui, ne pouvant rester en place, faisait le manège devant l’escadron.
Il n’y avait rien de changé dans la petite personne de Denissow, avec son nez en l’air et sa chevelure noire; il tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la poignée de son sabre nu: c’était sa personne de tous les jours, ou de tous les soirs, après deux bouteilles vidées! Il était seulement plus rouge que d’habitude, et rejetant en arrière sa tête crépue, comme font les oiseaux lorsqu’ils boivent, éperonnant sans pitié son brave Bédouin, il se porta au galop sur le flanc gauche, et donna d’une voix enrouée l’ordre d’examiner les pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait à lui sur une lourde jument d’allure pacifique.
«Eh quoi! Dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient… Eh quoi! On n’en viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.
— Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow… Ah! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voilà à la fête!»
Rostow se sentait complètement heureux. À ce moment, un général se montra sur le pont; Denissow s’élança vers lui:
«Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les culbuterai.
— Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune… Pourquoi êtes-vous ici? Les éclaireurs se replient! Ramenez l’escadron!»
Le premier et le deuxième escadron repassèrent le pont, sortirent du cercle des projectiles et se dirigèrent vers la montagne sans avoir perdu un seul homme. Les derniers cosaques abandonnèrent l’autre rive.
Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s’approcha de l’escadron de Denissow et continua à marcher au pas, presque à côté de Rostow, sans s’occuper de son inférieur, qu’il revoyait pour la première fois depuis leur altercation au sujet de Télianine. Rostow, à son rang, se sentait au pouvoir de cet homme envers lequel il se reconnaissait coupable; il ne quittait pas des yeux son dos athlétique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que son but était d’éprouver son courage, et il se redressait de toute sa hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait encore que Bogdanitch faisait exprès de ne point s’éloigner, pour faire parade de son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, à cause de lui, l’escadron dans une attaque désespérée, ou bien encore qu’après l’attaque il viendrait à sa rencontre et lui donnerait généreusement, à lui blessé, une poignée de main en signe de réconciliation.
Gerkow, dont les hautes et larges épaules étaient bien connues des hussards de Pavlograd, s’approcha du colonel. Gerkow, qui était envoyé par l’état-major, n’était pas resté au régiment; il se disait à lui-même qu’il n’était pas assez bête pour cela, lorsque, sans rien faire, il pouvait, en se faisant attacher à un état-major quelconque, recevoir des récompenses. Aussi parvint-il à se faire nommer officier d’ordonnance du prince Bagration. Il venait, de la part du commandant de l’arrièregarde, apporter un ordre à son ancien chef.
«Colonel, dit-il d’un air sombre et grave, en s’adressant à l’ennemi de Rostow, – et il lança un coup d’œil à ses camarades, – on vous ordonne de vous arrêter et de brûler le pont.»
— Qui? On vous ordonne? Demanda le colonel d’un air grognon.
— Ah! ça, je n’en sais rien: qui? On vous ordonne? Répondit le cornette, sans se départir de son sérieux… Le prince m’a simplement envoyé vous dire de ramener les hussards et de brûler le pont.»
Un officier d’état-major se présenta au même moment, porteur du même ordre, et fut suivi de près par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval cosaque.
«Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont!… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la tête, on n’y comprend rien.»
Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son régiment et s’adressant à Nesvitsky:
«Vous ne m’avez parlé que des matières inflammables; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez rien dit.
— Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit? Repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je vous ai parlé des matières inflammables?
— D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter ponctuellement les ordres que je reçois; vous avez dit: on brûlera le pont; je ne pouvais donc pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait!
— C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d’impatience…– Que fais-tu, toi, ici? Continua-t-il en s’adressant à Gerkow.
— Mais je suis aussi venu pour cela!… Te voilà mouillé comme une éponge; veux-tu que je te presse?
— Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major… continua le colonel d’un ton offensé.
— Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en l’interrompant…; sans cela l’ennemi va nous mitrailler.»
Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le sourcil.
«Je brûlerai le pont,» dit-il d’un ton solennel, comme pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes les difficultés qu’on lui suscitait.
Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était coupable, il s’avança pour commander au deuxième escadron de Denissow de retourner au pont.
«C’est bien cela, se dit Rostow, il veut m’éprouver!…»
Son cœur se serra, le sang lui afflua aux tempes:
«Eh bien, qu’il regarde, il verra si je suis un poltron!»
La contraction, causée par le sifflement des boulets, reparut de nouveau sur les visages animés des hommes de l’escadron. Rostow ne quittait pas des yeux son ennemi le colonel, et cherchait à lire sur sa figure la confirmation de ses soupçons; mais le colonel ne le regarda pas une seule fois et continua à examiner les rangs avec une sévérité solennelle.
Son commandement se fit entendre.
«Vite, vite!» crièrent quelques voix autour de lui.
Les sabres s’accrochaient aux brides, les éperons s’entrechoquaient, et les hussards quittèrent leurs montures, ne sachant eux-mêmes ce qu’ils allaient faire. Quelques-uns se signaient. Rostow ne regardait plus son chef, il n’en avait plus le temps. Il craignait de rester en arrière, sa main tremblait en jetant la bride de son cheval au soldat chargé de le garder, et il entendait les battements de son cœur. Denissow, penché en arrière, passa devant lui en disant quelques mots. Rostow ne voyait rien que les hussards qui couraient en s’embarrassant dans leurs éperons et en faisant sonner leurs sabres.
«Un brancard!» s’écria une voix derrière lui, sans que Rostow se rendît compte de la demande.
Il courait toujours pour garder l’avance, mais à l’entrée du pont il trébucha et tomba sur les mains dans la boue gluante et tassée. Ses camarades le dépassèrent.
«Des deux côtés, capitaine!» s’écria le colonel, qui était resté à cheval non loin du pont et dont la figure était joyeuse et triomphante.
Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de son pantalon, et, regardant son ennemi, s’élança en avant, pensant que, plus loin il irait, mieux cela vaudrait, mais Bogdanitch le rappela sans le reconnaître:
«Qui court là-bas au milieu du pont? Eh! Junker, arrière, s’écria-t-il en colère, et, s’adressant à Denissow qui, par fanfaronnade, s’était avancé à cheval sur le pont:
— Pourquoi vous risquer ainsi, capitaine? Descendez de cheval!»
Denissow, se retournant sur sa selle, murmura:
«Hein! Celui-là trouve toujours à redire à tout.»
Pendant ce temps, Nesvitsky, Gerkow et l’officier d’état-major, placés hors de portée du tir de l’ennemi, observaient tantôt ce petit groupe d’hommes en vestes à brandebourgs, d’un vert foncé, en shakos jaunes, en pantalons gros bleu, qui s’agitaient près du pont, et tantôt, de l’autre côté, les capotes bleues qui s’avançaient, suivies de chevaux, qu’on reconnaissait facilement pour les chevaux de l’artillerie.
Brûleront-ils ou ne brûleront-ils pas le pont? Qui arrivera les premiers, eux, ou les Français qui les mitraillent? Chacun, dans cette masse énorme de troupes réunies sur un même point, s’adressait involontairement cette question, en présence des péripéties de cette scène éclairée par le soleil couchant.
«Oh! Dit Nesvitsky, ils seront frottés, les hussards! Ils sont maintenant à portée des canons!
— Il a pris trop de monde avec lui, dit l’officier d’état-major.
— C’est vrai, reprit Nesvitsky. Deux braves auraient fait l’affaire.
— Oh! Excellence, Excellence,» dit Gerkow, sans quitter des yeux les hussards.
Il avait toujours cet air naïf et railleur qui faisait qu’on se demandait s’il était réellement sérieux…
«Quelle idée! Envoyer deux braves, mais alors qui nous donnerait le Vladimir, avec la rosette à la boutonnière?… Eh bien qu’on les frotte, mais au moins l’escadron sera présenté et chacun peut espérer une décoration: notre colonel sait ce qu’il fait.
— Voilà la mitraille!» dit l’officier, en désignant du doigt les pièces ennemies qu’on enlevait des avant-trains.
Un panache de fumée s’éleva, puis un second et un troisième presque en même temps, et, au moment où le bruit du premier coup traversait l’espace, le quatrième fut visible.
«Oh!» s’écria Nesvitsky comme frappé par une douleur aiguë.
Et il saisit la main de l’officier:
«Voyez, il en est tombé, il en est tombé un!…
— Deux, il me semble?
— Si j’étais souverain, je ne ferais jamais la guerre,» dit Nesvitsky en se détournant.
Les canons français se rechargeaient vivement, et de nouveau la fumée se montra sur plusieurs points. L’infanterie, en capotes bleues courut vers le pont, que couvrit, en crépitant sur ses planches, une pluie de mitraille. Mais cette fois, Nesvitsky ne voyait plus rien. Une épaisse fumée s’élevait en rideau, les hussards avaient réussi à mettre le feu, et les batteries françaises tiraient, non plus pour les en empêcher, mais parce que les canons étaient chargés et qu’il n’y avait plus sur qui tirer.
Les Français avaient eu le temps d’envoyer trois décharges avant que les hussards fussent retournés à leurs chevaux; deux de ces décharges, mal dirigées, avaient passé par-dessus les têtes; mais la dernière, tombée au milieu d’un groupe de soldats, en avait abattu trois.
Rostow, préoccupé de ses rapports avec Bogdanitch, s’était arrêté au milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il n’y avait là personne à pourfendre. Pourfendre, voilà comment il s’était toujours figuré une bataille, et comme il ne s’était pas muni de paille enflammée, à l’exemple de ses camarades, il ne pouvait coopérer à l’incendie. Il restait donc là, indécis, quand retentit sur le pont comme une grêle de noix, et près de lui un hussard tomba sur le parapet en gémissant. Rostow courut à lui; on appela les brancardiers, et quelques hommes saisirent le blessé et le soulevèrent.
«Oh! Laissez-moi, au nom du Christ!» s’écria le soldat.
Mais on continua à le soulever et à l’emporter. Rostow se détourna, son regard plongea dans le lointain: on aurait dit qu’il cherchait à y découvrir quelque chose; puis il se reporta sur le Danube, sur le ciel, sur le soleil. Comme le ciel lui parut bleu, calme et profond! Comme le soleil descendait brillant et glorieux! Comme les eaux du Danube scintillent au loin doucement agitées!… Là-bas dans le fond, ces montagnes bleuâtres aux défilés mystérieux, ce couvent, ces forêts de pins cachées derrière un brouillard transparent… Là était la paix, là était le bonheur!
«Ah! Si j’avais pu y vivre, je n’aurais rien désiré de plus, pensait Rostow… rien! Je sens en moi tant d’éléments de bonheur, en moi et en ce beau soleil… tandis qu’ici… des cris de souffrance… la peur… la confusion… la hâte… on crie de nouveau, tous reculent et me voilà courant avec eux… et la voilà, la voilà, la mort, au-dessus de moi!… Une seconde encore, et peut-être ne verrai-je plus jamais ni ce soleil, ni ces eaux, ni ces montagnes!…»
Le soleil se voila. On portait d’autres brancards devant Rostow: la crainte de la mort et du brancard, l’amour du soleil et de la vie, tout se confondit en un sentiment de souffrance et d’angoisse:
«Mon Dieu, que Celui qui est là-haut me garde, me pardonne et me protège!» murmura Rostow.
Les hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent plus assurées, et les brancards disparurent.
«Eh bien, mon cher, tu l’as sentie, la poudre? Lui cria à l’oreille Vaska Denissow.
— Tout est fini! Mais moi, je suis un poltron, un poltron! Pensa Rostow en se remettant en selle.
— Est-ce que c’était de la mitraille? Demanda-t-il à Denissow.
— Parbleu, je crois bien, et encore de quel calibre! Nous avons fièrement travaillé! Il y faisait chaud; l’attaque, c’est autre chose, mais ici on tirait sur nous comme à la cible…»
Et Denissow se rapprocha du groupe où se trouvaient Nesvitsky et ses compagnons.
«Je crois qu’on n’aura rien remarqué», se disait Rostow, et c’était vrai, car chacun se rendait compte, par expérience, de la sensation qu’il avait éprouvée à ce premier baptême du feu.
«Ma foi, quel beau rapport il y aura!… Et l’on me fera peut-être sous-lieutenant! Dit Gerkow.
— Annoncez au prince que j’ai mis le feu au pont, dit le colonel d’un air triomphant.
— S’il me questionne sur les pertes?…
— Bah! Insignifiantes, répondit-il de sa voix de basse, deux hussards blessés et un tué raide mort,» ajouta-t-il, sans chercher à réprimer un sourire de satisfaction; il scandait même avec bonheur cette heureuse expression de «raide mort».
Les trente-cinq mille hommes de l’armée de Koutouzow, poursuivis par une armée de cent mille Français, avec Bonaparte à leur tête, ne rencontraient qu’hostilité dans le pays. Ils n’avaient plus confiance dans leurs alliés, ils manquaient d’approvisionnements; et, forcés à l’action en dehors de toutes les conditions prévues d’une guerre, ils se repliaient avec précipitation. Ils descendaient le Danube, s’arrêtant pour faire face à l’ennemi, s’en débarrassant par des engagements d’arrièregarde et ne s’engageant qu’autant qu’il était nécessaire pour opérer leur retraite sans perdre leurs bagages. Quelques rencontres avaient eu lieu à Lambach, à Amstetten, à Melck, et, malgré le courage et la fermeté des Russes, auxquels leurs adversaires rendaient justice, le résultat n’en était pas moins une retraite, une vraie retraite. Les Autrichiens, échappés à la reddition d’Ulm et réunis à Koutouzow à Braunau, s’en étaient de nouveau séparés, l’abandonnant à ses forces épuisées. Défendre Vienne n’était plus possible, car, en dépit du plan de campagne offensive, si savamment élaboré selon les règles de la nouvelle science stratégique, et remis à Koutouzow par le conseil de guerre autrichien, la seule chance qu’il eût de ne pas perdre son armée comme Mack, c’était d’opérer sa jonction avec les troupes qui arrivaient de Russie.
Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive gauche du Danube et s’y arrêta pour la première fois, mettant le fleuve entre lui et le gros des forces ennemies. Le 30, il attaqua Mortier, qui se trouvait également sur la rive gauche, et le battit. Les premiers trophées de cette affaire furent deux canons, un drapeau et deux généraux, et, pour la première fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes s’arrêtèrent, bousculèrent les Français, et restèrent maîtres du champ de bataille. Malgré l’épuisement des troupes, mal vêtues, affaiblies d’un tiers par la perte des traînards, des malades, des morts et des blessés, abandonnés sur le terrain et confiés par une lettre de Koutouzow à l’humanité de l’ennemi, malgré la quantité de blessés que les hôpitaux et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir, malgré toutes ces circonstances aggravantes, cet arrêt à Krems et cette victoire remportée sur Mortier avaient fortement relevé le moral des troupes.
Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus fausses, circulaient entre l’armée et l’état-major: on annonçait la prochaine arrivée de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens et enfin la retraite précipitée de Bonaparte.
Le prince André s’était trouvé pendant ce dernier combat à côté du général autrichien Schmidt, qui avait été tué; lui-même avait eu son cheval blessé sous lui et la main égratignée par une balle. Afin de lui témoigner sa bienveillance, le général en chef l’avait envoyé porter la nouvelle de cette victoire à Brünn, où résidait la cour d’Autriche depuis qu’elle s’était enfuie de Vienne, menacée par l’armée française. Dans la nuit du combat, excité mais non fatigué, car, malgré sa frêle apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu’un homme plus robuste, il monta à cheval, pour aller présenter le rapport de Doktourow à Koutouzow, et fut aussitôt expédié en courrier, ce qui était l’indice assuré d’une promotion prochaine.
La nuit était sombre et étoilée, la route se dessinait en noir sur la neige tombée la veille pendant la bataille. Le prince André, emporté par sa charrette de poste, passait en revue tous les sentiments qui l’agitaient, l’impression du combat, l’heureux effet que produirait la nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en chef et de ses camarades. Il éprouvait la jouissance intime de l’homme qui, après une longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur désiré. Dès qu’il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du canon résonnaient à son oreille, se confondant avec le bruit des roues et les incidents de la bataille. Tantôt il voyait fuir les Russes, tantôt il se voyait tué lui-même; alors il se réveillait en sursaut; heureux de sentir se dissiper ce mauvais rêve; puis il s’assoupissait de nouveau en rêvant au sang-froid qu’il avait déployé. Une matinée ensoleillée succéda à cette nuit sombre; la neige fondait, les chevaux galopaient, et de chaque côté du chemin se déroulaient des forêts, des champs et des villages.
À l’un des relais il rejoignit un convoi de blessés: l’officier qui le conduisait, étendu sur la première charrette, criait et injuriait un soldat. Des blessés sales, pâles et enveloppés de linges ensanglantés, entassés dans de grands chariots, étaient secoués sur la route pierreuse; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus malades regardaient, avec un intérêt tranquille et naïf, le courrier qui les dépassait au galop.
Le prince André fit arrêter sa charrette et demanda aux soldats quand ils avaient été blessés:
«Avant-hier sur le Danube, répondit l’un d’eux, et le prince André, tirant sa bourse, leur donna trois pièces d’or.
— Pour tous! Dit-il en s’adressant à l’officier qui approchait: Guérissez-vous, mes enfants, il y aura encore de la besogne.
— Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l’aide de camp? Demanda l’officier, visiblement satisfait de trouver à qui parler.
— Bonne nouvelle!… En avant!» cria-t-il au cocher.
Il faisait nuit lorsque le prince André entra à Brünn et se vit entouré de hautes maisons, de magasins éclairés, de lanternes allumées, de beaux équipages roulant sur le pavé, en un mot de toute cette atmosphère animée de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du camp. Malgré sa course rapide et sa nuit d’insomnie, il se sentait encore plus excité que la veille. Comme il approchait du palais, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, et ses pensées se succédaient avec une netteté magique. Tous les détails de la bataille étaient sortis du vague et se condensaient dans sa pensée en un rapport concis, tel qu’il devait le présenter à l’empereur François. Il entendait les questions qu’on lui adresserait et les réponses qu’il y ferait. Il était convaincu qu’on allait l’introduire tout de suite auprès de l’Empereur; mais, à l’entrée principale du palais, un fonctionnaire civil l’arrêta, et, l’ayant reconnu pour un courrier, le conduisit à une autre entrée:
«Dans le corridor à droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute Naissance); vous y trouverez l’aide de camp de service, qui vous introduira auprès du ministre.»
L’aide de camp de service pria le prince André de l’attendre, et alla l’annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientôt, et, s’inclinant avec une politesse marquée, il fit passer le prince André devant lui; après lui avoir fait traverser le corridor, il l’introduisit dans le cabinet où travaillait le ministre. L’officier autrichien semblait, par son excessive politesse, vouloir élever une barrière qui le mît à l’abri de toute familiarité de la part de l’aide de camp russe. Plus le prince André se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s’affaiblissait en lui le sentiment de joyeuse satisfaction qu’il avait éprouvé quelques instants avant, et plus il ressentait vivement comme l’impression d’une offense reçue; et cette impression, malgré lui, se transformait peu à peu en un dédain inconscient. Son esprit attentif lui présenta aussitôt tous les motifs qui lui donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le ministre: «Une victoire gagnée leur paraîtra chose facile, à eux qui n’ont pas senti la poudre, voilà ce qu’il pensait,» et il entra dans le cabinet avec une lenteur affectée. Cette irritation sourde s’augmenta à la vue du dignitaire, qui, tenant penchée sur sa table, entre deux bougies, sa tête chauve et encadrée de cheveux gris, lisait, prenait des notes, et semblait ignorer sa présence.
«Prenez cela, dit-il à son aide de camp,» en lui tendant quelques papiers et sans accorder la moindre attention au prince André.
«Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui l’occupent, la marche de l’armée de Koutouzow est ce qui l’intéresse le moins; ou bien il cherche à me le faire accroire.»
Après avoir soigneusement et minutieusement rangé ses papiers, le ministre releva la tête et montra une figure intelligente, pleine de caractère et de fermeté; mais, en s’adressant au prince André, il prit aussitôt cette expression de convention, niaisement souriante et affectée à la fois, habituelle à l’homme qui reçoit journellement un grand nombre de pétitionnaires.
«De la part du général en chef Koutouzow!… De bonnes nouvelles, j’espère?… Un engagement avec Mortier!… Une victoire!… il était temps!»
Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était adressée:
«Ah! Mon Dieu, Schmidt, quel malheur! Quel malheur! Dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur la table, d’un air soucieux. Ah! Quel malheur! Vous dites que l’affaire a été décisive? Pourtant Mortier n’a pas été fait prisonnier!…»
Puis, après un moment de silence:
«Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les payer un peu cher, par la mort de Schmidt! Sa Majesté désirera sûrement vous voir, mais pas à présent. Je vous remercie, allez vous reposer et trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majesté après la parade; du reste je vous ferai prévenir. Au revoir!… Sa Majesté désirera sûrement vous voir elle-même,» répéta-t-il en le congédiant.
Lorsque le prince André eut quitté le palais, il lui sembla qu’il avait laissé derrière lui, entre les mains d’un ministre indifférent et de son aide de camp obséquieux, toute l’émotion et tout le bonheur que lui avait causés la victoire. La disposition de son esprit n’était plus la même, et la bataille ne se présentait plus à lui que comme un lointain, bien lointain souvenir.