Читать книгу À la recherche du bonheur (L'édition intégrale de 7 contes) - León Tolstoi - Страница 17
XII
ОглавлениеLe filleul évita les gens, et se mit à vivre seul. Les croûtons s’épuisèrent.
— Eh bien! Pensa-t-il, je vais chercher des racines. Comme il allait les chercher, le filleul remarqua sur une branche un petit sac avec des croûtons. Le filleul le prit et se mit à s’en nourrir. Aussitôt que les croûtons s’épuisaient, de nouveau il trouvait un autre petit sac sur la même branche.
Et ainsi vécut bien le filleul.
Il vécut de la sorte encore dix ans. Un pommier poussait, et les deux charbons étaient restés ce qu’ils étaient, des charbons. Un jour le filleul se leva de bonne heure et alla vers la rivière. Il remplit sa bouche d’eau, arrosa le charbon, y retourna une fois, y retourna cent fois, arrosa la terre autour du charbon, se fatigua et s’assit pour se reposer. Il était assis à se reposer, quand tout à coup il entendit le brigand passer en jurant.
Le filleul l’entendit et pensa:
— Il faut se cacher derrière l’arbre, car autrement il me tuera pour un rien, et je n’aurai même pas le temps de racheter mes péchés.
Comme il commençait à passer derrière l’arbre, voilà qu’il pensa:
— Sauf de Dieu, ni le mal ni le bien ne me viendront de personne. Et où pourrais-je me cacher de Lui?
Le filleul sortit de derrière l’arbre, et ne se cacha point. Il vit passer le brigand, non pas seul, mais portant avec lui en croupe un homme, les mains liées, la bouche bâillonnée. L’homme gémissait et le brigand jurait. Le filleul s’approcha du brigand et se mit devant le cheval. Le brigand dit:
— Tu es encore vivant! Peut-être désires-tu la mort?
Et le filleul dit:
— Où mènes-tu cet homme?
— Mais je l’emmène dans la forêt. C’est le fils d’un marchand. Il ne veut pas me dire où est caché l’argent de son père. Je veux le tourmenter jusqu’à ce qu’il me le dise.
Et le brigand voulait poursuivre son chemin. Le filleul saisit le cheval par la bride, ne le lâche pas, et demande la délivrance du fils du marchand. Le brigand se fâche contre le filleul, et lève la main sur lui.
— Laisse, dit-il, autrement tu en auras autant. Ta sainteté ne m’en impose pas.
Le filleul ne s’effraie pas.
— Je ne te crains pas, dit-il, je ne crains que Dieu. Et Dieu ne m’ordonne pas de lâcher. Je ne lâcherai pas.
Le brigand fronça les sourcils, sortit son couteau, coupa les cordes et délivra le fils du marchand.
— Allez-vous-en tous deux, dit-il, et ne vous trouvez pas une autre fois sur mon chemin.
Le fils du marchand sauta à terre et s’enfuit. Le brigand voulut passer, mais le filleul l’arrêta encore et se mit à lui demander d’abandonner sa mauvaise vie. Le brigand resta immobile, écouta tout, ne répondit rien et partit.
Le lendemain matin, le filleul alla arroser ses charbons. Voici qu’un autre avait poussé: c’était aussi un pommier.
Encore dix ans se passèrent. Un jour le filleul était assis sans rien désirer, sans rien craindre, et le cœur plein de joie. Et il pensait, le filleul:
— Quelle joie, dit-il, ont les hommes?… Et ils se tourmentent pour rien. Ils devraient vivre et vivre pour la joie!
Et il se rappelait tout le mal des hommes, comme ils se tourmentent parce qu’ils ne connaissent pas Dieu. Et il se mit à les plaindre.
— Je passe mon temps inutilement, pensait-il. Il faudrait aller chez les gens et leur enseigner ce que je sais.
Comme il pensait cela, il entendit venir le brigand. Il le laissa passer. Il pensait:
— À celui-là, il n’y a rien à enseigner: il ne comprendra pas. Mais il faut lui parler tout de même. C’est un homme aussi.
Il pensa ainsi, et alla à sa rencontre. Aussitôt qu’il aperçut le brigand, il eut pitié de lui. Il courut à lui, saisit son cheval par la bride et l’arrêta.
— Cher frère, dit-il, aie pitié de ton âme! Tu as en toi l’âme de Dieu! Tu te tourmentes, et tu tourmentes les autres, et tu seras tourmenté encore plus. Et Dieu t’aime tant! Quelles joies il t’a réservées! Ne sois pas ton propre bourreau. Change ta vie.
Le brigand s’assombrit.
— Laisse, dit-il.
Le filleul ne laisse pas, et les larmes lui coulent en abondance. Il pleure.
— Frère, dit-il, aie pitié de toi.
Le brigand lève les yeux sur le filleul. Il le regarde, descend de cheval, tombe à genoux devant le filleul et se met aussi à pleurer.
— Tu m’as vaincu, dit-il, vieillard. Vingt ans j’ai lutté contre toi. Tu as pris le dessus sur moi. Maintenant je ne suis plus maître de moi. Fais de moi ce que tu veux. Quand tu m’adjuras pour la première fois, je n’en devins que plus méchant. Je me mis à réfléchir sur tes discours seulement alors que je t’ai vu toi-même te passer du monde. Et depuis, je suspendis à la branche des croûtons pour toi.
Et il se souvient, le filleul, que la baba nettoya la table seulement alors qu’elle eut lavé la serviette; – lui, ce fut quand il cessa d’avoir soin de lui-même, quand il purifia son cœur, ce fut alors qu’il put purifier le cœur des autres.
Et le brigand dit:
— Et mon cœur a changé seulement alors que tu as supplié pour le fils du marchand, et que tu n’as pas craint la mort.
Et il se rappelle, le filleul, que les charrons ployèrent la jante seulement alors que le support eût été assujetti; – lui, il cessa de craindre la mort, il assujettit sa vie en Dieu, et son cœur insoumis se soumit.
Et le brigand dit:
— Et mon cœur s’est fondu tout à fait en moi seulement alors que tu as eu pitié de moi, et que tu as pleuré sur moi.
Le filleul se réjouit, emmène avec lui le brigand à l’endroit où se trouvaient les deux pommiers et un charbon. Ils s’approchent: plus de charbon, et un troisième pommier avait poussé.
Et il se rappelle, le filleul, que le bois humide s’alluma chez les bergers seulement alors qu’ils eurent allumé un grand feu; – lui, son cœur s’enflamma en lui, et alluma un autre cœur.
Et le filleul se réjouit d’avoir racheté maintenant tous ses péchés.
Il dit tout cela au brigand, et mourut. Le brigand l’enterra, se mit à vivre comme lui ordonna le filleul, et à son tour il enseignait les gens.