Читать книгу Les primitifs: Études d'ethnologie comparée - Élie Reclus - Страница 11

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[71] Monodon Monoceros.

Nulle chasse ne les passionne davantage que celle de la baleine. Ils harponnent l'énorme cétacé, le tuent et le dévorent, mais le révèrent. Ils font semblant de croire que, poussé par le sort, mi-contraint, mi-résigné, l'animal obéit aux enchantements, et met quelque bonne volonté à se laisser prendre. A l'ouverture de la saison, une cinquantaine d'hommes et de femmes, se mettent dans leur plus bel attirail et s'embarquent pour saluer au large la bande qu'on a signalée à l'horizon, pour la complimenter et lui faire fête. Car le «Roi des Océans» tient à l'étiquette, et pour le retenir dans nos parages il faut lui montrer que nous sommes gens sachant vivre. Il tient à la morale et à la vertu, le baleineau; il veut que l'on respecte la décence et les bonnes mœurs, il évite les parages hantés par des hordes lâches et dissolues, n'admet pas que les baleiniers, qui ont l'honneur de lui courir sus, se commettent avec des femmes pendant la saison de chasse; même il les punirait par un châtiment terrible, si leurs épouses trahissaient en leur absence la foi conjugale; il les ferait périr par une mort cruelle, si leurs sœurs manquaient à la chasteté avant le mariage[72]. Qu'un coup de vent fasse échouer une baleine, ils la reçoivent avec des honneurs divins, ne peuvent trop la remercier de sa complaisance, se congratulent d'avoir été admis au privilège de manger cette chair sacrée. Ils s'avancent au son du tambourin, haranguent la divinité, la flattent et la complimentent, exécutent en son honneur des danses solennelles: les profanes vêtus de leurs plus beaux costumes, et les baleiniers et sorciers tout nus, sauf qu'ils ont la figure masquée, comme aux grandes cérémonies. Ils jouent en spectacle la réception faite à la souveraine des Eaux par les animaux terrestres[73]. Après ces témoignages de respect et ces préliminaires de convenance, le tambour roule pour la dernière fois; hommes, femmes, enfants et chiens se jettent sur l'énorme viande, l'attaquent des dents et du couteau, se gorgent à bouche que veux-tu;—un morceau de 60,000 kilogrammes!—ils piquent, trouent, forent, creusent jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans l'intérieur; ils se feront jour à travers les côtes. Jamais Pantagruel ni Grandgousier ne furent à plus belle fête. C'est la gloutonnerie héroïque. Avant un long temps, avant que la chair mûrie et faisandée ait tout à fût passé à la charogne, ils n'auront laissé que les os,—laissé, non, puisqu'ils les rongent à fond, les emportent, pièce à pièce, pour en faire cent et un outils et instruments, et s'en servir comme de fer et de bois. Ils tirent parti de l'huile et de la graisse, de la peau, des barbes et fanons; finalement, de «la montagne d'abondance», il n'aura été perdu ni brin ni miette.

[72] Venjaminof.

[73] Dall.

Moins variée était la nourriture de leurs ancêtres, dont les kjokken mooeddings, ou débris culinaires, amoncelés sur la plage, n'ont montré à Dall que coquilles d'œufs et mollusques. N'ayant trouvé dans ces amas aucun fragment de lance, de flèche ou harpon, l'investigateur en conclut que les aborigènes ignoraient jusqu'aux arts les plus rudimentaires. Il s'autorisa du fait que nul objet portant trace ignée n'avait passé sous ses yeux, pour refuser l'usage du feu à ces dénicheurs d'œufs, à ces mangeurs de moules et oursins. L'assertion est à noter, mais ne nous paraît pas prouvée; la conséquence pourrait être plus grosse que les prémisses. En tout état de cause, que soit récente ou éloignée l'époque à laquelle les habitants de l'archipel Catherine ont appris à connaître le feu,—aujourd'hui, ils l'obtiennent au moyen d'un archet,—il est certain qu'ils ne font, comme tous leurs congénères inoïts, qu'un médiocre état des aliments cuisinés, préférant à la modification par la chaleur celle produite par le gel. Ils mangent cru, ils mangent glacé, ils mangent pourri, ils mangent beaucoup; ne prisent aucune boisson mieux que l'huile de phoque ou de baleine. Avec l'invasion des fourreurs et traitants, la cuisson des viandes s'est introduite et propagée, mais les vieillards d'Ounimak déplorent la décadence des saines traditions, protestent contre une funeste innovation à laquelle ils attribuent la faiblesse et la débilité des jeunes générations, les épidémies qui les emportent. Par contre, c'est avec enthousiasme qu'ils acceptèrent les liqueurs fortes, le premier présent que la civilisation fasse aux barbares. Quant au tabac, chacun lui voua et lui conserve une passion désordonnée: pour quelques filaments de l'herbe magique, dont ils avalent la fumée pour n'en rien perdre, hommes et femmes donnaient tout: leur nourriture et jusqu'à leur liberté.

L'habitation a l'importance d'un organe physiologique chez les Esquimaux, qui ont à se défendre contre un climat meurtrier. Nous changeons de vêtements selon la saison; eux ont l'habitation d'hiver et l'habitation d'été. La plus petite, la moins soignée, est la demeure estivale, la barabore, installée le plus souvent auprès d'une rivière poissonneuse; elle peut ne consister qu'en une paillotte, un auvent, un bateau renversé. Type général, une tente conique ou pyramidale, appuyant sur une muraille basse, en terre et cailloux. Les Aléouts creusent un trou assez profond, appliquent contre les parois des perches qui se rejoignent par le sommet; ils les treillissent et les recouvrent d'une couche épaisse de terre, laquelle ne tarde pas à se couvrir de gazon, l'herbe faisant manteau. Une maison se confond avec les broussailles environnantes, le village fait de loin l'effet de tombes dans un cimetière[74]. Plusieurs n'ont pour ouverture qu'un trou ménagé au faîte: cheminée, porte et fenêtre, tout ensemble. On entre par le toit, et on se glisse en bas par un baliveau entaillé de coches. Où l'herbe est trop rare, où l'on manque de bois, on construit la maison d'hiver avec de la neige et de la glace reliées par des côtes de baleine; l'entrée est une allée souterraine assez étroite, dans laquelle l'air prend la température intermédiaire à celles du dedans et du dehors; une toison d'ours fait portière. Les gaz viciés s'échappent—au moins en partie—par une ouverture abritée sous des intestins de phoque, nettoyés, huilés, solidement cousus, ayant la transparence du verre dépoli. Sur le pourtour intérieur, des bancs étroits et bas, servant de lits. Mobilier: une ou deux lampes, deux ou trois chaudrons, quelques plats qui doivent leur netteté à la langue des chiens. Ces cabanes sont chaudes à la condition que les habitants y soient entassés et pressés les uns contre les autres; il en est qui ont une largeur de 7 à 10 mètres, une longueur de 30, parfois même de 100, mais elles abritent alors une tribu, et jusqu'à plusieurs centaines de personnes. Ces grands terriers connus sous divers noms[75], et plus particulièrement sous celui de kachim, sont des maisons communes que possèdent la plupart des Hyperboréens, et que l'on retrouve un peu partout[76]. Nous les prenons pour des phalanstères primitifs, plus ou moins analogues aux ruches et guêpiers, aux castorières, fourmilières, termitières et «républiques» d'oiseaux. Les polypiers humains font pendant aux colonies animales; partout on voit les bandes sauvages terrer ensemble comme des familles de rats, glomérer dans une caverne comme chauves-souris, percher sur les mêmes arbres comme corbeaux et corneilles.

[74] Langsdorf, Kittlitz.

[75] Kagsse, kagge, karrigi, kachim, kogim, dont on a fait casine ou cassine, iglous, oulaas, iourte, etc.

[76] Dans les deux Amérique, la Malaisie, l'Inde, l'Indo-Chine.

A la grande question qui, en ethnologie, se pose aux détours de route: «L'individu est-il antérieur à la société, ou la société est-elle antérieure à l'individu?» la réponse semblait naguère des plus faciles, et l'on répétait couramment la leçon officielle: le premier individu se dédoubla en mâle et femelle, et du premier couple, créé superbe et vigoureux, intelligent et beau, naquit la première famille, laquelle s'élargit en tribu, puis en peuples et nations. La doctrine s'imposait par son apparente simplicité, semblait inspirée par le bon sens. Mais la géologie et la paléontologie aidant, on s'aperçut qu'il fallait reléguer parmi les contes de fées la théorie d'un homme surgissant au milieu du monde, à la manière d'un Robinson abordant son île déserte. En dehors de ses semblables, l'homme est homme, autant qu'une fourmi est fourmi indépendamment de sa fourmilière, autant qu'une abeille reste abeille quand elle n'a plus de ruche. Ce qui advient de l'homme isolé, on le voit dans les prisons cellulaires inventées par nos philanthropes. Donc, jusqu'à preuve du contraire, nous supposerons que nos ancêtres débutèrent par la vie collective, qu'ils dépendaient de leur milieu autant et plus que nous. Contrairement à l'idée que l'individu est père de la société, nous supposons que la société a été mère de l'individu. La demeure commune nous paraît avoir été le support matériel de la vie collective et le grand moyen des premières civilisations. Commune était l'habitation, et communes les femmes avec leurs enfants; les hommes chassaient même proie et la dévoraient ensemble à l'instar des loups; tous sentaient, pensaient et agissaient de concert. Tout nous porte à croire qu'à l'origine le collectivisme était à son maximum et l'individualisme au minimum.

N'abandonnons pas le sujet sans mentionner une observation importante qui s'y rattache: chez nos Hyperboréens, comme chez nombre de primitifs, tels que les Tatars et la plupart des nègres, la construction des demeures est, en principe, l'affaire des femmes qui font toute la besogne, depuis les fondements jusqu'au faîte, les maris n'intervenant que pour apporter les matériaux à pied d'œuvre. Le fait avait été souvent signalé, comme prouvant l'indolence insigne de ces mâles incultes, qui rejettent les gros ouvrages sur leurs compagnes plus faibles. Nous préférons y voir un argument en faveur de l'hypothèse que le premier architecte a été la femme. A la femme, pensons-nous, l'espèce est redevable de tout ce qui nous fait hommes. Chargée des enfants et du bagage, elle établit un couvert permanent pour abriter la petite famille: le nid pour la couvée fut peut-être une fosse tapissée de mousse; à côté, elle dressa une perche avec de larges feuilles, étagées par le travers; et quand elle imagina d'attacher trois à quatre de ces perches par leurs sommets, la hutte fut inventée, la hutte, le premier «intérieur».—Elle y déposa le brandon qu'elle ne quittait pas, et la hutte s'éclaira, la hutte se chauffa, la hutte abrita un foyer.—N'a-t-on pas dit Prométhée le «Père des hommes», pour faire entendre que l'humanité commence avec l'emploi du feu? Or, quelle qu'ait été l'origine du feu, il est certain que la femme a toujours été la gardienne et la conservatrice de cette source de vie.—Voici qu'un jour, à côté d'une biche que l'homme avait tuée, la femme vit un faon qui la regardait avec des yeux suppliants. Elle en eut pitié, le porta à son sein... Que de fois on voit de nos sauvagesses en faire autant! Le petit animal s'attacha à elle, la suivit partout. C'est ainsi qu'elle éleva et apprivoisa les animaux, devint la mère des peuples pasteurs. Ce n'est pas tout: à côté du mari qui vaquait à la grande chasse, la femme s'occupait de la petite, ramassait œufs, insectes, graines et racines. De ces graines elle fit provision dans sa hutte; quelques-unes, qu'elle avait laissé tomber, germèrent tout auprès, crûrent et fructifièrent. Ce que voyant, elle en sema d'autres et devint la mère des peuples cultivateurs. En effet, chez tous les non-civilisés la culture revient aux ménagères. Nonobstant la doctrine qui fait loi présentement, nous tenons la femme pour la créatrice de la civilisation en ses éléments primordiaux. Sans doute, la femme, à ses débuts, ne fut qu'une femelle humaine, mais cette femelle nourrissait, élevait et protégeait plus faibles qu'elle, tandis que son mâle, fauve terrible, ne savait que poursuivre et tuer; il égorgeait par nécessité, et non sans agrément. Lui, bête féroce par instinct, elle, mère par fonction.

A l'époque des pêches et des chasses, les Aléouts envoyaient souvent leurs femmes au dehors, leur interdisant de franchir le seuil du grand kachim. Non qu'il fût prohibé de passer la nuit auprès de sa légitime, mais ce devait être en catimini, et il fallait être de retour une ou deux heures avant le branle-bas du chamane, lequel, vêtu de sa robe de cérémonie, frappait du tambour, fadait les armes et les personnes[77]. Ce petit renseignement fait assez comprendre comment les maisons communes se désagrégèrent sous l'influence des ménages particuliers, quand même elles n'eussent pas été battues en brèche par des étrangers se disant porteurs d'une civilisation supérieure, c'est-à-dire d'armes perfectionnées.

[77] Bancroft, Native Races of America.

Dans ces bâtiments qui subsistent encore, la partie médiane est libre et appartient à tous; les côtés sont divisés de distance en distance par une cordelette, qui parque les familles, chacune en son compartiment; on dirait une écurie avec double rangée de boxes; chaque ménage y dispose d'un espace qui nous paraîtrait à peine suffisant pour un seul cheval: sur le carré que prendrait un de nos meubles, père, mère et la géniture s'entassent autour de la lampe. Toute famille possède barque sur mer et lampe au kachim. Pour économiser le terrain, on dort, soit dans une niche creusée en la paroi, et garnie de pelus, soit accroupi sur les talons, le menton sur les genoux, dans l'attitude que nombre de primitifs donnent toujours à leurs cadavres. Dall, qui a passé au tamis «les débris de cuisine», et les décombres de plusieurs kachims préhistoriques, est persuadé que ces demeures étaient habitées simultanément par les vivants et par les morts. Si l'un des occupants venait à mourir, sous sa place accoutumée, on creusait un trou, on l'y déposait, on le recouvrait de terre; deux pieds d'argile séparaient les habitants des deux mondes... Il se peut.

Point d'autre feu que la flammule des lampes destinées à fondre la glace pour en faire de l'eau potable; la chaleur de tous ces corps vivants resserrés sur un petit espace,—il est tel de ces enclos qu'on dit habité par deux à trois cents personnes,—suffit pour faire monter la température à un degré si élevé, que tout ce monde, hommes et femmes, filles et garçons, se débarrassent de leurs vêtements.

Rien ne nous étonne davantage, nous autres policés, vieux d'une civilisation de trente siècles ou environ, que l'absence de pudeur, que l'innocence encore paradisiaque de la plupart de ces Hyperboréens, accoutumés à la nudité presque constante dans la maison commune, se baignant ensemble, comme les Japonais et Japonaises, sans songer à mal. Il n'est fonction physiologique ou besoin naturel qu'ils aient gêne à satisfaire en public.—«Une coutume n'a rien d'indécent, quand elle est universelle», remarque philosophiquement un de nos voyageurs[78]. Ajoutez que l'Aléout, curieux personnage, se montre parfois d'une réserve qui nous étonne et nous scandalise presque; ainsi devant un étranger il n'oserait adresser la parole à sa femme, ni lui demander le moindre service.

[78] Dall.

Quoique généralement malpropres, ces gens ont, comme les autres Inoïts et la plupart des Indiens, la passion des bains de vapeur, pour lesquels le kachim a son installation toujours prête. Avec l'urine qu'ils recueillent précieusement pour leurs opérations de tannage, ils se frottent le corps; l'alcali, se mélangeant avec les transpirations et les huiles dont le corps est imprégné, nettoie la peau comme le ferait du savon; l'odeur âcre de cette liqueur putréfiée paraît leur être agréable, mais elle saisit à la gorge les étrangers qui reculent suffoqués, et ont grand'peine à s'y faire[79].

[79] Zagoskine.

—Horreur!

—Horreur! oui, pour ceux qui ont un pain de savon sur leur table à toilette; mais pour ceux qui ne possèdent pas ce détersif?—Et ceux, celles qui le possèdent, ignorent peut-être que même les gants, articles de grand luxe et de haute élégance, faits pour recouvrir de blanches mains et des bras dodus, sont imbibés d'un jaune d'œuf largement additionné dudit liquide ambré; préparation indispensable, paraît-il, pour donner aux peaux la souplesse et l'élasticité requises. Longtemps cette même substance communiqua aux croûtes du hollande leurs belles couleurs orangées, et au tabac de Virginie quelque chose de son arome pénétrant[80]. Encore aujourd'hui, dans plusieurs pays civilisés,—à Paris même,—de nombreux individus, inhabitués à la glycérine mousseuse et au lait d'amandes amères, entretiennent un préjugé en faveur de la lotion aléoute, qui nettoierait mieux qu'aucune autre substance, et même entretiendrait la santé; assertion contestée par les médecins qui attribuent à cette eau de toilette certains cas d'empoisonnement et d'ophtalmie purulente. La coutume était universelle.—«Nettoyer ses dents avec de l'urine, mode espagnole», dit Érasme[81]. Les Espagnols la tenaient de leurs ancêtres préhistoriques:

[80] Malte-Brun, Annales, XIV. Description de la Guyane.

[81] De civilitate morum puerilium.

«Pour se laver et se nettoyer les dents, les Cantabres, hommes et femmes, emploient l'urine qu'ils ont laissée croupir dans des réservoirs[82].

[82] Strabon, III, IV, 16.

«Bien que soigneux de leurs personnes et propres dans leur manière de vivre, les Celtibères se lavent tout le corps d'urine, s'en frottent même les dents, estimant cela un bon moyen pour entretenir la santé du corps[83]

[83] Diodore, V, 33.

Nunc Celtiber, in celtiberiâ terrâ, Quod quisque minxit, hoc solet sibi mane Dentem atque russam defricare gingivam[84].

[84] Catulle, Épigrammes, 39.

Nul ne s'étonnera que les Ouahabites[85] et les Ougogos de l'Afrique orientale[86] en fassent toujours autant. Mais on a ses préférences. Ainsi Arabes et Bédouins recherchent l'urine des chamelles[87]. Les Banianes du Momba se lavent la figure avec de l'urine de vache, parce que, disent-ils, la vache est leur mère[88]. Cette dernière substance est aussi employée par les Silésiennes contre les taches de rousseur[89]. Les Chewsoures du Caucase la trouvent excellente pour entretenir la santé, et développer la luxuriance de la chevelure. A cette fin ils recueillent soigneusement le purin des étables, mais le liquide encore imprégné de chaleur vitale passe pour le plus énergique. Les trayeuses flattent la bête, lui sifflent un air, chatouillent certain organe, et au moment précis avancent le crâne pour recevoir le flot qui s'épanche; la mère industrieuse fait inonder la tête de son nourrisson en même temps que la sienne[90].

[85] Krapf, Reise in Ost Afrika.

[86] Maltzan, Wallfahrt nach Mekka.

[87] Von Seetzen.

[88] Krapf.

[89] Bodin, Europa.

[90] Radde.

Tels furent, tels sont les débuts de la propreté du corps.

«L'industrie aléoute représente exactement celle que possédait l'âge du renne.» Ainsi s'exprime M. Cartailhac, homme compétent.

Certes, elle était primitive, cette industrie. Qui avait besoin de colle s'appliquait un coup de poing sur le nez, sachant que le sang est une matière agglutinante. Aujourd'hui, les gens sont mieux pourvus. Habitation, outils, mobilier, costume et religion, s'inspirèrent rapidement des modèles qu'avaient apportés les commerçants russes, qu'imposèrent les conquérants. Les marchandises de provenance américaine n'ont pas été longues à se substituer à celles qu'envoyaient naguère Pétersbourg et Moscou. Les étoffes de drap, même la lingerie, envahissent les garde-robes, mais ne sauraient se substituer entièrement aux fourrures du pays; les femmes ont d'excellentes raisons pour ne pas abandonner tout à fait un costume qui leur va très bien, et qu'elles enjolivent de franges et verroteries. Les hommes aussi sont restés fidèles au costume en plumage d'oiseaux marins, sur lequel l'eau glisse sans mouiller. Ils font usage de souliers en peau de poisson, mais cette chaussure ne doit pas approcher le feu, sous peine de racornir et ramollir; en peu d'instants elle serait mise hors d'usage. On porte des bas tressés avec une herbe des marais. De la dépouille des esturgeons, on se confectionne des manteaux très convenables. Les hommes s'affublent volontiers d'un mufle et d'une queue de loup[91].

[91] Zagoskine.

Naguère, les Aléouts se faisaient remarquer par leur amour de la parure et du tatouage; mais l'affreuse oppression qu'ils ont subie leur a fait perdre cette vanité[92]. S'ils se barbouillent quelquefois le visage avec des couleurs ou avec du charbon, c'est moins pour s'embellir la figure que pour la protéger contre l'embrun marin, lequel en s'évaporant dépose du sel qui tend à irriter la peau et la faire gercer. La plupart des Esquimaudes se tatouent toujours le front, les joues et le menton; les femmes mariées en revendiquent le privilège, et en font un «signe de haute distinction», disaient-elles à Hall. Jadis les Aléouts se gravaient sur la peau des figures d'oiseaux et de poissons[93]; «les filles de famille riches et distinguées» s'attachaient à représenter les exploits de leurs ancêtres, au moyen de dessins et de signes variés qui exprimaient symboliquement le nombre des ennemis tués ou des animaux abattus[94]. Avec un silex, on se coupait la chevelure, les femmes se rognant la partie frontale, et les hommes se ménageant une superbe touffe. Ceux-ci se trouaient la lèvre inférieure et les oreilles pour y placer des petits coquillages, de minces cailloux, ou des laines rouges, indicatrices de quelque exploit; ou bien encore, ils s'élargissaient les narines, déjà bien larges, pour y colloquer un petit os, gros comme un tuyau de plume; car ils n'étaient point insensibles à l'attrait du beau. Jalouses de cet agrément, leurs dignes épouses portaient au cou, ainsi qu'aux mains et aux pieds, des pierres colorées, et des chapelets d'ambre—les dames d'Europe les approuvent en cela;—mais les malheureuses s'inséraient à la lèvre inférieure une labrette ou petit cylindre de nacre ou de bois, qui, tenant la bouche constamment ouverte, leur faisait couler la salive le long du menton. Et dire que les Aléouts, Thlinkets et divers Inoïts, n'étaient pas ou ne sont pas seuls à porter labrette, que les Botocoudes et de nombreux Africains sont partisans de cet affiquet qui déshonore la figure humaine! Dire qu'ils trouvent tout à fait engageant ce hideux appendice, incommode et absurde au possible! La chose existe; donc, elle a sa raison suffisante, pour parler comme Leibnitz.

[92] Langsdorf.

[93] Malte-Brun, Annales des Voyages, XIV.

[94] Venjaminof.

La réverbération du soleil sur la neige et les vagues éblouit les yeux et les aveugle: on les protège au moyen d'énormes lunettes, d'aspect fantastique, ou par un casque de cuir ou de bois à large visière, rappelant celle dont le brave Daumier gratifiait les académiciens et autres membres de l'Institut. Les indigènes fabriquent l'objet avec du bois qui leur arrive des eaux chinoises et japonaises, amolli par une longue flottaison: ils donnent la courbure voulue, puis font sécher. Ce casque affecte plusieurs formes, diverses couleurs; le plus souvent, il est bariolé blanc et bleu clair, ou bien ocre et rouge; des sculptures ivorines ornent le cimier, l'arrière est garni d'un plumet, le devant hérissé de poils d'ours, de barbes et moustaches, prises à des phoques et à des otaries, dont le mufle a été reproduit avec une fidélité naïve qui charme les connaisseurs[95]. Déjà Cook avait remarqué le goût et le fini de ces ouvrages; la plupart des visiteurs rendent le même témoignage et vantent le bien rendu des dessins. Un métis, Krioukof, peignait à la détrempe des portraits d'une ressemblance frappante, et Chamisso détermina neuf espèces de dauphins et baleines sur les images qu'avaient faites les indigènes. Doués à un degré supérieur du talent d'imitation, ils ont appris des Russes, rien qu'en les regardant faire, presque tous les métiers manuels. Ce sont des joueurs d'échecs passionnés. Ils se rendent maîtres de la lecture et de l'écriture presque en se jouant. Les enfants paraissent aptes à saisir les mathématiques élémentaires, et, ce qui charmait l'excellent Venjaminof, ils semblaient comprendre les dogmes de la religion chrétienne.

[95] Sauer, Von Kittlitz.

Des masques dont il a été parlé, ils affublent les filles quand elles deviennent nubiles, époque critique pendant laquelle on les claquemure à distance des habitations et on les soumet à une hygiène et une alimentation spéciales. Les Koloches renchérissent sur ces précautions, et les enferment dans des cages d'osier. De grotesques couvre-chefs les empêchent de voir et d'être vues; on craint que le regard, le seul regard de ces malheureuses souille même la lumière du jour, et enguignonne tout et tous autour d'elles; on a l'air de les considérer comme des vampires.

Ce peuple passe pour s'être élevé jusqu'au mariage. Soit! mais quel mariage!

En Aléoutie, les parents les plus proches contractent union, le frère avec la sœur, et parfois le père avec la fille.—«Langsdorf en faisait reproche à un Aléout qui répondit: «Pourquoi pas? les loutres en font autant!»

Le galant se présente avec un cadeau—quelque bagatelle—chez les beaux-parents qui font signe à la belle de suivre le jeune homme. Affaire conclue. En plusieurs districts,—notamment dans l'île d'Ounamartch,—les femmes servent de monnaie courante, règlent les ventes et achats. «On a livré tant de renards bleus, tant de zibelines, cela vaut tant et tant de femmes.» Bien entendu que cette monnaie n'est plus que conventionnelle. Pour faire marché et payer les différences, pas besoin n'est d'avoir un troupeau féminin derrière soi.

Un mot suffit pour établir contrat, un mot pour prononcer divorce, les enfants suivant la mère, ou étant recueillis par leur oncle maternel. L'institution matrimoniale n'a pas été inventée pour causer à ces gens aucun désagrément. Entre époux, peu ou point de jalousie. Comme chez nombre de sauvages et demi-civilisés, celui-là passerait pour un malappris qui n'offrirait pas au visiteur l'hospitalité de la couche conjugale, ou la compagnie de sa fille la plus avenante. Suivant leurs convenances, les mariés troquent les mariées, se les empruntent, les louent bon marché. Au temps où l'administration russe n'accordait a ses employés que huit verres de rhum dans les douze mois, un homme livrait sa moitié pour quelques gouttes de la liqueur divine.

Le chef de famille donnait le nom de «Mère» à son épouse préférée, laquelle titrait de «Père» non seulement son mari, mais encore son fils aîné, et qualifiait aussi de «Mère» sa fille la plus âgée[96]. Le renseignement suggère des réflexions qui pourraient mener loin... mais n'élevons pas de lourde superstructure sur une base fragile.

[96] Venjaminof.

La monogamie est de règle, mais avec de fréquentes exceptions: les hommes meurent vite aux risques de mer. Les veuves, les orphelins, grave souci quand les temps sont durs. Le pêcheur, revenant avec barque pleine, est tenu d'avoir l'œil sur les filles qui ont perdu leur père, de prendre en pitié les veuves qui allaitent: il aura des huttes séparées, plusieurs ménages à pourvoir. C'est ainsi que la polyandrie s'entend avec la polygamie. Mais cette polygamie-là est plutôt une obligation morale que la recherche d'un plaisir, et représente un ensemble de charges qu'il faut du cœur pour accepter, et du caractère pour porter jour après jour.

Du reste, ces Hyperboréens ne trouvent rien de choquant à ce qu'une Aléoute déclare qu'un seul mari ne pourrait la contenter. Autrefois, la Florentine de bonne maison faisait, par clause au contrat nuptial, reconnaître son droit à prendre un amant en titre, quand il lui plairait. De même, les filles aléoutes jouissant, pendant leur damoiselat, d'une liberté dont elles usent largement, se réservent, aux épousailles, la faculté d'avoir un sigisbé. Leur «adjudant[97]», terme officiel, assiste le patron en tous ses droits et devoirs, servitudes actives et passives, est tenu de contribuer à l'entretien du ménage et à la nourriture des enfants. Des femmes si bien loties passent pour bien chanceuses, et jouissent d'une considération distinguée. La présence de l'adjoint est de rigueur pendant l'absence du mari, lequel à son retour patronne et protège le jeune homme, attend de lui la déférence que le cadet doit à son aîné... Le cadet et l'aîné, c'est bien cela. En effet, chez les Thlinkets, chez les Koloches, alliés de nos Aléouts, le cavalier servant doit être un frère, ou tout au moins un proche parent du patron[98]. Le Konyaga, surpris en adultère, est obligé de payer, à la mode anglaise, une indemnité au mari; mais s'il est de sa famille, il lui faudra se tenir à ses ordres, et à ceux de l'épouse, avec laquelle l'union sera désormais légitime. Le susdit Thlinket venant à mourir, son cadet épouse la veuve, et le nouveau capitaine requiert pour ses menues besognes les bons offices du troisième frère[99].

[97] Bancroft, Venjaminof.

[98] Erman.

[99] Venjaminof.

Que vous en semble? Ne tenons-nous pas ici la clef du sigisbéat, institution bizarre, dont on réprouvait l'immoralité, mais qu'on n'expliquait guère? Le sigisbé est un «lévir», sa fonction est une survivance des antiques «fréries» polyandriques, dont les traces sont reconnaissables chez d'autres Esquimaux, et qu'on étudie sur le vif à Ladak, au Tibet, au Malabar, et en plusieurs autres cantons restés en dehors des grandes voies de communication internationale.

Dans ces conditions matrimoniales, les querelles ne sauraient être fréquentes. Cependant les accouchements difficiles sont regardés comme le châtiment d'une conduite par trop irrégulière. Les maris d'Aléoutie, bonasses à souhait, n'ont pas si mauvais goût que leurs voisins Korjaks, lesquels obligent, dit-on, leurs femmes à se faire plus laides et plus sales que nature[100], afin d'effaroucher les désirs illégitimes. Vertu si cher achetée, vertu obtenue au prix du dégoût, serait-ce de la vertu?

[100] Kraschenikof.

Veufs et veuves se claquemurent dans l'obscurité pendant une quarantaine de jours. La veuve, deuil durant, est considérée comme impure, et renfermée dans une cabane particulière, où les aliments lui sont passés, réduits en minces fragments, car elle ne doit rien toucher de la main nue[101]. On redoute évidemment que, par son intermédiaire, la mort n'ait prise sur les vivants. Le polygame lègue un deuil plus sévère à celle de ses épouses qui a vécu le plus longuement avec lui, à celle surtout près de laquelle il vient à mourir.

[101] Venjaminof.

Nous préférerions nous en tenir là, mais le souci de la vérité nous contraint d'ajouter que ces primitifs poussent l'ignorance du mal jusqu'à l'immoralité, que leur innocence vraiment excessive se confond avec le vice. Notez que les témoins à charge sont pour tout le reste très favorables à ce peuple, auquel ils ne marchandent pas l'admiration en plus d'une circonstance. Un garçon joli de figure se montre-t-il gracieux de maintien? La mère ne le laisse plus frayer avec les camarades de son âge, le vêt et l'élève en fille; tout étranger se tromperait sur son sexe; et vers les quinze ans on le vend pour somme rondelette à quelque riche personnage. Les «choupan» ou adolescents de cette espèce sont très recherchés par les Konyagas[102]. Par contre, on rencontre çà et là dans les populations esquimaudes, ou esquimoïdes, et notamment dans le Youkon, des filles qui se refusent au mariage et à la maternité. Changeant de sexe, pour ainsi dire, elles vivent en garçons, adoptent les manières et le costume virils; courent le cerf, ne reculent à la chasse devant aucun danger, à la pêche devant aucune fatigue[103].

[102] Ross.

[103] Bancroft.

Les jolis jeunes gens dont il a été question se consacrent volontiers à la prêtrise, et, leur fraîcheur passée, entrent dans les ordres, qui leur coûtent ainsi beaucoup moins à acquérir qu'à leurs confrères. De tout temps il y eut affinité marquée entre le mignon et le servant des autels, entre la prostituée et la pallacide. Dans les temples de l'antique Orient, le vaste et majestueux sanctuaire paraît avoir été flanqué de chapelles fleuries, boudoirs parfumés, où nichaient sur de moelleuses couches les Attys et les Combabe, de gracieux Eliacin, de charmants Adonis, qui vaquaient aux plaisirs des dieux, c'est-à-dire de leurs ministres, en attendant que pleinement initiés aux rites sacrés, ils devinssent, à leur tour, chefs de culte, et préposés aux mystères. Le hiérophante aimait à se faire servir par les hiérodules et les bayadères. L'hétaïrisme est né à l'ombre des autels. «Presque tous les hommes, dit Hérodote[104], sa mêlent avec les femmes dans les édifices sacrés, hormis les Grecs et les Égyptiens.»

[104] Euterpe.

—«Hormis la Grèce?... Et que se passait-il à Corinthe?—Hormis l'Égypte? Et Bubastis et Naucratès! Et l'Aphrodite d'Abydos qui portait le vocable significatif de Pornè[105].—Aussi Juvénal se permettait de demander: Quel est le temple où les femmes ne se prostituent pas?»

[105] Athénée, XIII, 5.

A Jérusalem, le roi Josias détruisit dans le temple de Jéhovah les cellules qu'habitaient les efféminés[106] et les femmes qui tissaient les tentes d'Ashéra[107]. On sait les prodigieux débordements qui avaient lieu dans les «verts bosquets» et les «hauts lieux» de la «Grande Déesse». La coutume était si bien enracinée que, dans la grotte de Bethléem, ce qui s'accomplissait jadis au nom d'Adonis, s'accomplit aujourd'hui par les pèlerins chrétiens au nom de la vierge Marie; et les hadjis musulmans font de même dans les sanctuaires de La Mecque[108]. Dans les pagodes «sentines de vice», viennent des femmes stériles, faisant vœu de s'abandonner à un nombre déterminé de libertins; et d'autres, pour donner à la déesse du lieu des témoignages de leur vénération, se prostituent en public, aux portes mêmes de la maison divine[109]. Les prêtresses de Juidah enlèvent les filles des familles les plus distinguées, et, après des épreuves rigoureuses, en font des courtisanes, instruites dans les arts de la volupté[110]. A Bornéo, le Dayak, qui se fait prêtre, prend un nom et des vêtements féminins, épouse simultanément un homme et une femme: le premier, pour le protéger et l'accompagner en public; la seconde, pour lui donner des distractions[111].

Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

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