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CHASSEURS ET PÊCHEURS LES INOÏTS ORIENTAUX
ОглавлениеL'ultima Thule, le point le plus septentrional de notre hémisphère qui soit habité l'année durant, est le village d'Ita, sur la côte du Smith Sound, baie de Baffin, par les degrés 78, latitude nord, et 79, longitude ouest, méridien de Greenwich. Les Itayens sont les premiers ou les derniers des hommes, comme on voudra. Ils rayonnent dans leurs expéditions de chasse jusqu'à l'extrémité méridionale du glacier Humboldt, un peu au delà du 79e degré; or, à partir du 80e, la ligne des neiges éternelles tombe plus bas que les collines et descend jusqu'au niveau même de la mer. Toute végétation disparaît; on ne rencontre plus que de rares abris, simples camps d'été, visités de loin en loin. Feilden, un des compagnons de l'héroïque expédition Markham, qui eut l'honneur de planter son drapeau à 740 kilomètres du pôle Nord, estime que «les indigènes n'ont jamais dépassé le Cap-Union. Même en juillet et août, le littoral serait trop pauvre pour fournir à la subsistance d'une poignée d'Esquimaux errants, et quant à une résidence d'hiver, il ne peut en être question[1]. Le point le plus septentrional où on ait reconnu quelque évidence du séjour est le cap Beechey, par le 81° 54' latitude nord. Le naturaliste de la mission Markham y recueillit la carcasse d'un grand traîneau, une lampe de stéatite, un racloir à neige, fait d'une dent de morse, débris probables de quelque expédition. Au delà de ce parallèle, aucun de nos semblables n'a vécu sans doute. Les Inoïts ne poussent pas leurs courses plus loin[2].»
[1] A.-H. Markham, la Mer Glacée du pôle.
[2] Nares, Voyage à la mer Polaire.
Déjà Hudson, avec son navire à voiles, avait pénétré en 1607 jusqu'à près du 82e degré. Parry, avec son voilier, toucha, en 1827, la latitude 82° 45'. Nares, avec son vapeur, n'atteignit que 82° 16', et avec son traîneau 83° 20'. Il y a lieu de s'étonner que les modernes, avec toutes les ressources de la science et de l'industrie, aient pu à peine dépasser les premiers navigateurs[3].
[3] Tyson.
Grande était la distance qui séparait nos climats tempérés de ces régions glacées. Nous allâmes aux Esquimaux et les reconnûmes de suite pour être des hommes, mais ils nous prirent pour des revenants. Depuis les siècles qu'ils vivaient dans leurs plaines neigeuses, ils croyaient peut-être, à part quelques Indiens, habiter seuls le monde; ils ne connaissaient pas l'existence des Européens, même par les ouï-dire qui se transmettent de proche en proche. Quand le vaisseau de Ross aborda leurs parages en 1818, les braves Itayens se figurèrent avoir été envahis par des fantômes; illusion fort naturelle que d'autres sauvages, les Australiens notamment, eurent en semblable occasion. En effet, le navire, avec ses grandes voiles blanches qui apparaissait sur l'horizon, à la ligne où les profondeurs du ciel se déversent dans les abîmes de l'Océan, que pouvait-il être, sinon un monstre ailé descendant de l'empyrée? Et qu'étaient les êtres fantastiques qu'il portait sur son dos et dans son ventre, sinon des revenants, des revenants en visite? Les sorciers n'enseignaient-ils pas que les morts habitent la Lune, où ils trouvent en abondance du bois et toutes choses bonnes à manger? Les premiers Inoïts ou Esquimaux qui montèrent à bord tâtaient les planchers, tâtaient tout ce qu'ils approchaient, mâts, barques et rames, et tout émerveillés se chuchotaient avec des airs mystérieux: Que de bois il y a dans la lune, que de bois[4]!
[4] Ross, Relation, etc.
Après Ross apparurent le Nordstern, envoyé à la recherche de Franklin, puis Kane, en 1853-1855, et six années plus tard, Hayes. L'isolement de cette station extrême au globe est moindre depuis que des vapeurs courent la baleine. De temps à autre, une bande d'Esquimaux descend au Cap York et s'y rencontre avec des équipages. Un système d'échange s'établit dans ces parages; de la quincaillerie et autres articles sont donnés pour de l'huile, des peaux d'ours et de phoques. On assure que de tout temps les Indiens ont fait avec les Hyperboréens quelque petit commerce de troc[5].
[5] Bancroft, Native Races.
Dans l'automne 1873, une partie de l'expédition scientifique allemande, qui avait été rejetée dans le Smith-Sound, hiverna parmi les Itayens et ne les quitta que l'été suivant. M. Bessels, qui faisait partie de cette expédition, eut tout loisir pour étudier de près cette population presque inconnue jusqu'à lui et ne faillit pas à l'heureuse occasion.
Nous ne regrettons qu'une chose, c'est que son récit soit si court. Néanmoins, nous le prenons pour autorité principale, et Ita pour quartier-général. Nous élargirons le cadre par divers renseignements sur les autres Inoïts du pôle, et nous nous étendrons sur les Aléouts à l'extrémité occidentale du continent américain. De la sorte, nous nous formerons une idée tolérablement complète de la race esquimale, faisant comme le botaniste qui, ayant à décrire une espèce comprenant une multitude de variétés peu distinctes, fait choix des deux plus dissemblables, et néglige les intermédiaires.
Le paysage arctique est partout semblable au paysage arctique. Les sublimes horreurs de ce
Gouffre d'ombre stérile et de lueurs spectrales[6],
il faut les avoir vues pour oser les décrire. Nous empruntons les lignes qui suivent, à plusieurs voyageurs, parmi lesquels l'infatigable Petitot:
[6] Leconte de Lisle, Poèmes Barbares.
«Des montagnes de glace, des plaines de glace, des îles de glace. Un jour de six mois, une nuit de six mois, effrayante et silencieuse. Un ciel incolore où flottent, poussées par la bise, des aiguilles de givre; des amoncellements de rochers sauvages, où nulle herbe ne croît; des châteaux de cristal qui s'élèvent et s'effondrent, avec d'horribles craquements; un brouillard épais, qui tantôt descend comme un suaire et tantôt s'évanouit en montrant aux yeux épouvantés de fantastiques abîmes.
«Pendant ce jour unique, le soleil fait resplendir la glace d'un éclat aveuglant. Sous ses tièdes rayons, elle se fend et se divise; les montagnes s'émiettent en débris, les plaines craquent et se séparant en tronçons qui se heurtent avec des bruits sinistres et des détonations inattendues.
«La nuit, une nuit éternelle, succède à ce jour énervant. Au milieu des ténèbres on distingue des fantômes immenses, qui se meuvent lentement. Dans cet isolement profond que toute obscurité porte avec elle, l'énergie du voyageur, sa raison même, ont à subir d'étranges assauts. Le soleil est encore la vie. Mais la nuit, ces mornes déserts apparaissent comme des espaces chaotiques: aux pieds des précipices qu'on ne peut mesurer, des escarpements se dressent tout autour; les longs hurlements de la glace remplissent d'épouvante.
«Apparaît la fantasmagorie sanglante de l'aurore boréale: le ciel noir s'éclaire d'une immense lueur. Un arc plus vif s'arrondit sur un fond de flamme; des rayons jaillissent, mille gerbes s'élancent. C'est une lutte de dards bleus, rouges, verts, violets, étincelants, qui s'élèvent, s'abaissent, luttent de vitesse, éclatent, se confondent, puis pâlissent. Dernière féerie, un dais splendide, la «couronne», s'épanouit au sommet de toutes ces magnificences. Puis les rayons blanchissent, les teintes se dégradent, s'évaporent, s'évanouissent.»
«La lumière arctique, Protée aérien, revêt mille formes, se déploie en combinaisons merveilleuses: brillante couronne terrestre ou aigrettes innombrables, semblables aux feux Saint-Elme se jouant à la cime des mâts, zones d'or capricieusement ondulées, serpents livides aux reflets métalliques qui glissent silencieusement dans les profondeurs des espaces; arcs-en-ciel concentriques; coupoles splendides et diaphanes qui illuminent le ciel ou tamisent la lumière sidérale; nuées sanglantes et lugubres, bandes polaires longues et blanches qui s'étendent d'un bout à l'autre de l'horizon; frêles et incertaines nébuleuses suspendues comme un voile de gaze...»
Autres phénomènes, autres tableaux non moins étranges:
«C'est le radieux parhélie, tantôt segmentaire, tantôt équipolé; le plus souvent avec deux ou trois faux soleils, quelquefois avec quatre, huit et même seize spectres lumineux qui deviennent les centres d'autant de circonférences; parfois horizontal il entoure le spectateur d'une multitude d'images solaires, le transporte comme sous un dôme illuminé par des lanternes vénitiennes... Une lune, qui ignore son coucher, transforme en jour les longues nuits du solstice d'hiver, se multiplie par le parasélène, et quatre ou huit lunes se lèvent à l'horizon.
«Ces nuits si calmes et silencieuses que les battements du cœur deviennent audibles, ces nuits sont embellies par la fantastique décoration de la lumière se jouant à travers les frimas. Pyramides de cristal, lustres éblouissants, prismes, gemmes irisées, colonnes d'albâtre, stalactites à l'aspect saccharin et vitreux, entremêlés de guipures et festons, de dentelles immaculées. Arcades, clochetons, pendentifs, pinacles, la lune caresse de ses rayons mystérieux une architecture de glace et de neige, d'escarboucles, de pierres précieuses. Pays de fées et de songes.
«La vapeur expirée se condense en nodules glacés qui se heurtent dans l'air dense avec des bruits singuliers, rappelant le bris de branchilles, le sifflement d'une baguette, ou le déchirement d'un papier épais. Quelquefois, un éclair subit et sans détonation annonce la fin d'une aurore boréale, d'un orage magnétique dont le foyer est placé en dehors de la vue; des grondements de tonnerre avertissent qu'un lac est proche dont les sources font dilater la glace. Entendez-vous cette conversation? Percevez-vous ce tintement des clochettes à chiens, ces claquements de fouet répercutés? Vous pensez que ces bruits retentissent tout près; mais les instants et les heures se passeront avant que vous ayez vu arriver les personnes dont une lieue ou deux vous séparaient, Et cependant, un coup de fusil tiré à vos côtés n'a pas plus ébranlé l'atmosphère que si vous eussiez brisé une noix...
«C'est le mirage avec ses fantômes de rives, ses montagnes renversées, ses arbres qui marchent, ses collines qui se poursuivent, ses dislocations de paysage, ses fantasmagories kaléidoscopiques, de prétendus bouleaux au-dessus de verts gazons... Des colonnes de fumée qui s'élèvent dans le brouillard donnent l'illusion d'un campement. Et sur la mer des troncs d'arbres, venus on ne sait d'où, s'enflamment par le frottement violent des glaces.»
Partout du froid. Voici comment en parle un malheureux de la Jeannette:
«Enfin l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le thermomètre descend à 52 degrés. Notre abri disparaît sous quatorze pieds de neige; des vents impitoyables, chargés de grêlons aigus, nous forcent à verser jour et nuit le charbon et l'huile dans les deux poêles qui conservent un peu de chaleur à notre sang.
«Je fis glacer du mercure et le battis sur l'enclume. Notre eau-de-vie, congelée, avait l'aspect d'un bloc de topaze. La viande, l'huile et le pain se divisaient à coups de hache. Josué oublia de mettre son gant droit. Une minute après sa main était gelée. Le pauvre diable voulut tremper ses doigts inertes dans de l'eau tiède. Elle se couvrit aussitôt de glaçons. Le docteur dut couper le membre de notre infortuné compagnon, qui succomba le lendemain.
«Vers le milieu de janvier, une caravane d'Esquimaux vint nous demander quelques poissons secs et de l'eau-de-vie. Nous joignîmes du tabac à ces présents, qui furent acceptés avec des larmes de joie. Le chef, vieillard débile, nous conta que, le mois précédent, il avait mangé sa femme et ses deux garçons.»
Un autre voit les choses du bon côté:
«Ce froid, plus terrible que le loup blanc et que l'ours gris, ce froid qui saisit sa victime à son insu, instantanément, mortellement, ce froid active et purifie le sang, ravive les forces, aiguise l'appétit, favorise les fonctions de l'estomac, et le rend le meilleur des calorifères; il endort la douleur, arrête l'hémorragie. Si tant est qu'il nous frappe, c'est en envoyant le sommeil; il donne la mort au milieu des rêves. Ce froid intense, si sec et pur, suspend la putréfaction, détruit les miasmes, assainit l'air, en augmente la densité; il purifie l'eau douce, distille les eaux amères de l'Océan, et les rend potables; il transforme en cristaux le lait, le vin et les liqueurs, permet de les transporter; il remplace le sel dans les viandes, la cuisson dans les fruits, dont il fait des conserves économiques et durables; il rend comestibles la viande et le suif crus; il étanche les marais et lagunes, arrête le cours des maladies, révèle aux chasseurs la présence du renne en l'entourant de brouillards. La soie, le duvet, les plumes s'attachent aux doigts comme s'ils étaient enduits de glu, les copeaux adhèrent au rabot. La chevelure s'ébouriffe sous le peigne, se hérisse et s'agite avec des crépitations. On ne peut revêtir des fourrures, se couvrir d'une simple couverture de laine, sans faire jaillir de ces peaux, de cette laine, de ces mains, du corps, des étincelles accompagnées de pétillements...»
Plusieurs ont voulu que la race des Inoïts fût la plus arriérée et la plus grossière de notre espèce. Cette distinction a été généreusement accordée à tant de hordes, peuplades et nationalités qu'elle a cessé d'avoir aucune importance; elle n'est plus qu'une figure de rhétorique, une simple manière de dire que les gens sont peu connus. Chaque explorateur représente les sauvages qu'il a observés, comme des brutes et des ignares. Se prenant pour mesure de l'entière humanité, il ne trouve aucune expression trop forte pour indiquer la distance entre eux et lui.
Quoi qu'il en soit, nul peuple n'est plus curieux que celui des Inoïts. Aucune race n'est moins mélangée, plus homogène et nettement caractérisée. Cependant, elle est répandue par une longueur de 5 à 6,000 kilomètres, sur un territoire qui s'étend du tiers à la moitié de la circonférence terrestre, prise au 67° 30' de latitude. Morton, en 1849 déjà[7], faisait des Esquimaux et autres races polaires une seule famille, celle des Mogolo-Américains, à laquelle appartiennent: le Groenland avec ses millions d'hectares sous neige, le vaste Labrador, l'immense fouillis d'îles et péninsules, connu sous les noms de terres de Baffin, Melville, Boothia, Victoria, Wollaston, Banks, Parry, Prince Albert. Plus, toute l'extrémité N.-O. du continent américain. Plus, l'archipel Aléoute. S'y rattachent à divers degrés, d'Alaska et la Reine Charlotte jusqu'à Vancouver, les Thlinkets[8], Koloches[9], Kouskowins, Haidas, Ahts et autres tribus du littoral, lesquelles s'indianisent à mesure qu'elles s'avancent vers le midi. Rink, Dallas et Friedrich Mueller n'hésitent pas à gratifier la race esquimaude des longues côtes qu'habitent les Tchouktches, Korjaks, Tschoukajires, quelque mélangés qu'ils soient avec des hordes asiatiques. Pour faire bref, nul ne contestera l'opinion de Latham:
[7] Crania americana.
[8] Ou Klingits.
[9] —Koljoutches, ou Koltchones.
«Les Esquimaux occupent une position géographique qui leur vaut une importance exceptionnelle. De leur affinité plus ou moins marquée avec plusieurs autres familles humaines dépend la solution de quelques problèmes ethnologiques de premier ordre.»
Ni celle de Topinard[10]:
[10] Anthropologie.
«En Asie, les peuples ont été brassés de l'Orient à l'Occident, et de l'Occident à l'Orient, d'une façon si prodigieuse que la race la plus caractéristique doit être recherchée au delà du Pacifique, dans les mers polaires.»
Quoi que nous pensions des problèmes relatifs à l'origine et à la parenté des hommes, il est certain que les Esquimaux sont en majeure partie le produit de leur climat; le milieu impliquant une nourriture, une demeure et des coutumes appropriées.
Facilement on exagérerait la superficie de pays que détiennent ces Hyperboréens, comme ils sont souvent appelés, si on ne réfléchissait que sur le continent américain leur habitat n'est qu'en façade, occupant une lisière large de vingt à trente kilomètres, laquelle ne gagne 75 ou 80 kilomètres à l'intérieur que le long de certains fleuves, tels que le Youkon et le Mackenzie, dont il ne dépasse pas la partie maritime. Pour ce motif, M. Dall proposait de donner le nom d'Orariens[11], à l'ensemble des lignées inoïtes. En dehors de cette étroite lisière, dans la forêt commencent les Peaux-Rouges, leurs ennemis mortels, qui leur font une guerre d'extermination. Cette animosité, de savants anthropologistes ont voulu l'expliquer «par la différence des sangs[12]». S'il fallait en croire les Indiens, leur haine aurait un autre motif. Ils ne sauraient pardonner à l'Esquimau le crime de manger cru son poisson. D'où les noms abénaqui d'Eski mantik[13], et adjibeouai d'Ayeskiméou, qui, appliqués d'abord aux Labradoriens, ont été peu à peu étendus à l'ensemble des tribus hyperboréennes. Il nous paraît plus logique d'attribuer à cette inimitié, qui par moments prend des dehors religieux, à une cause toujours actuelle, toujours efficace; celle de la concurrence vitale: les uns et les autres se disputent la proie qu'ils mangent crue ou vivante. L'Indien n'est pas exclusivement chasseur, il ne se prive pas de harponner le saumon. De leur côté, les Inoïts savent courir l'ours, le cerf, le coq de bruyère. Dans l'Alaska, ils se distinguent en «gens de terre» et «en gens de bateaux», selon le genre de vie auquel ils s'adonnent de préférence.
[11] D'ora, rive.
[12] Von Klutschak.
[13] Charlevoix, le premier, indiqua cette dérivation dans son Histoire de la Nouvelle-France. Autres noms: Hoshys, Suskimos.
Fermés au reste du monde par leur barrière de frimas, les Esquimaux sont, plus que tout autre peuple, restés en dehors des influences étrangères, en dehors de notre civilisation qui brise et transforme ce qu'elle touche. La science préhistorique a vite compris qu'ils lui offraient un type intermédiaire entre l'homme actuel et l'homme des temps disparus. Quand on entra chez eux pour la première fois, ils étaient en plein âge d'os et de pierre[14], tout comme les Guanches quand on les découvrit; leur fer et leur acier sont d'importation très récente et presque contemporaine. Les Européens de la période glaciaire ne sauraient avoir mené une vie très différente de celle que mènent aujourd'hui les Inoïts dans leurs champs de neige. Comme on vit maintenant au Groenland et au Labrador, on vivait jadis à Thayingen, à Schussenried, à la Vézère. Les Troglodytes des Eyzies ont émigré aux entours de la baie de Hudson; avec le retrait successif des glaces, et toujours à la poursuite du renne, ils se sont rapprochés du pôle. Telle est notamment l'opinion de Mortillet[15], d'Abbott[16] et de Boyd Dawkins, qui tiennent les Esquimaux pour les descendants directs des troglodytes magdaléniens. En tout cas, disent-ils, si on introduisait dans les cavernes de la Dordogne des objets de provenance esquimale, on ne saurait les distinguer de ceux laissés par les autochtones.
[14] Nordenskiold, Voyage of the Vega.
[15] Bulletin de la Société anthropologique, 1883.
[16] American Naturalist, 1877.
A ses études géologiques sur le New-Hampshire, Grote donne pour conclusion que, dans la région des White Mountains ou Montagnes Blanches, le retrait des glaciers remonte à une décade de siècles environ, et que l'ancêtre des Esquimaux prit possession du sol à mesure que la neige reculait, et après elle les troupeaux de rennes. Résultat qu'il faut mettre en regard de celui auquel arrive Bessels: après de soigneuses mensurations, il affirme que le type cranien des Inoïts n'est autre que celui des Mound Builders, ou constructeurs de tumulus, population disparue, qui jadis éleva les gigantesques terrassements figurés qu'on a retrouvés en plusieurs localités des États-Unis.
Quelques auteurs avancent que, jadis, les Esquimaux avaient rempli l'Amérique polaire de leurs stations de chasse et de pêche, et que même ils ont dominé dans les pays qui devinrent le Canada, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle-Angleterre, d'où ils furent délogés par les premiers Hurons, Iroquois et Algonquins.
Une science moins incomplètement renseignée prononcera sur ces assertions. Plusieurs savants les estiment déjà suffisantes pour résoudre la question si difficile du peuplement de l'Amérique. Ils affirment que tout le continent occidental, depuis le cap Golovine jusqu'au détroit de Magellan, a dû ses habitants à une seule et même race esquimoïde. Toujours est-il que les races des Inoïts et Peaux-Rouges, malgré la haine qui les divise, se trouvent rapprochées par des types intermédiaires dans la vaste Alaska et la Colombie britannique. Et du côté de l'Asie, les voyageurs enclins à remarquer les ressemblances plutôt que les dissemblances, ne manquent pas de constater que l'Inoït verse, par transitions insensibles, dans le Yakoute et le Samoyède.
Qui ne connaît la physionomie esquimaude? Gros tronc sur jambes courtes, extrémités remarquablement petites, doigts pattus, chairs molles. Crâne essentiellement dolichocéphale[17]. Tête grosse, pommettes saillantes, figure large, pleine et joufflue, cheveux noirs, longs, durs et raides, nez écrasé. Un voyageur a dit plaisamment que sous ces latitudes une race à nez romain n'eût pu se maintenir[18]: trop souvent la protubérance munie de l'appareil olfactif eût gelé et fût tombée, tandis qu'un nez plat est moins exposé. Les traits du visage, et en particulier les yeux, offrent une ressemblance marquée avec ceux des Chinois et des Tartares[19]. La peau, nuancée de jaune noirâtre, recouverte d'une couche huileuse de crasse, est au toucher d'un froid désagréable. L'hiver lui donne un teint très clair, presque européen, mais, au premier printemps, elle brunit et noircit, par une mue, dirait-on. Tout malpropre qu'elle soit, leur figure ouverte et bonasse impressionne favorablement l'étranger. La moyenne des Inoïts oscille entre 1m,5 et 1m,7[20].
[17] On les a même appelés scaphocéphales: ceux dont la boîte cranienne est en forme de bateau.
[18] F.W. Butler, The Wild North Land.
[19] Lubbock, l'Homme avant l'histoire.
[20] Fr. Mueller, Allgemeine Ethnographie.
Le nom des Esquimaux, ou Mange-Cru, n'est qu'un sobriquet, avons-nous vu. Eux-mêmes se titrent d'Inoït, mot qui signifie l'homme. Car, sous toutes les latitudes, les sauvages s'octroient cette appellation flatteuse entre toutes. Du Tschouktche au Dinné, au Canaque et à l'Apache, il n'est barbare qui, en bonne conscience, et avec une conviction parfaite, ne s'attribue la qualité d'homme par excellence. Toutefois, comme les voisins en font autant, force a été de distinguer entre ces «hommes» et ces «hommes». Et ils ont pris des désignations spéciales, telles qu'Hommes-Corbeaux, Hommes-Loups, Hommes-Renards.
Parmi les plus naïfs, nous pouvons compter les Koloches, variété de la race esquimaude, lesquels croient former à eux seuls une bonne moitié de la terre, habitée premièrement par les Koloches, et en second lieu par les non-Koloches. Les anciens Beni Israël ne connaissaient non plus que deux pays au monde: la Terre Sainte, la leur, et le reste des contrées habitables ou inhabitables, toutes profanes et souillées. La cosmogonie esquimaude raconte que Dieu,—c'était un Groenlandais nommé Kellak,—pétrit d'une motte de terre le premier homme et la première femme. Il s'essaya sur Kodliouna, l'homme-blanc, mais, gauche comme un débutant, il le rata, ne lui donna pas le phoque. Dès la seconde tentative, il trouva la perfection, et créa l'homme, le vrai, à savoir l'Inout ou Inoït.
Au Smith-Sound on trouva des gens qui n'en savaient pas tant. Ils parurent fort étonnés d'apprendre que leur tribu n'est pas la seule au monde.
Les Inoïts, disions-nous, sont distribués sur une bande de terrain démesurément longue, mais sans profondeur. Leurs campements sont séparés par des espaces déserts et désolés, distants de 15, de 30 et même de 150 kilomètres. Ils hivernent toujours à la même place. Si le patriotisme est une vertu, ils la possèdent au plus haut point. Jamais paysage avec bosquets verdoyants, moissons jaunissantes, saules se mirant dans la rivière aux flots argentins, ne fut plus aimé que ces champs de neige et ces collines de glaces, que ces buttes raboteuses et ces banquises sous un ciel inclément. L'Esquimau s'est fait si bien à son entourage qu'il ne pourrait s'en passer; il ne saurait même vivre ailleurs, tant il s'est identifié avec la nature qui l'environne. Cependant il voyage quelque peu. En été, il se déplace, vaque à ses expéditions, portant sa tente avec lui ou plutôt la faisant porter aux chiens attelés à son traîneau, chiens de race particulière[21], plus grande que celle des Pyrénées ou des Abruzzes; elle n'aboie pas, mais hurle horriblement[22]. Il l'a façonnée à son usage par des coups de fouet assénés pendant de longs siècles. Le chien est à l'Esquimau ce que le renne est au Lapon et au Samoyède, le chameau au Touareg, le cheval au Bédouin et au Tartare: le grand moyen de locomotion, l'inséparable compagnon, et, en désespoir de cause, le dernier aliment.