Читать книгу Les primitifs: Études d'ethnologie comparée - Élie Reclus - Страница 3
1885 PRÉFACE
ОглавлениеL'ethnographie, science nouveau-née, nous la comprenons comme la psychologie de l'espèce, la démographie étant une physiologie et l'anthropologie représentant une anatomie en grand.
La démographie et l'ethnologie étudient les grands faits de la nutrition et de la reproduction, de la natalité et de la mortalité, l'une dans l'homme physique, l'autre dans l'homme moral. La démographie compare les données statistiques, les met en série, trouve leurs accords et contrastes, découvre mainte modalité de la vie, inconnue ou mal connue jusque-là. Faisant des grands chiffres un instrument de précision, elle a, comme les pythagoriciens, pris pour devise: Numero, pondere, mensurâ. L'ethnographie, elle aussi, a ses grands nombres: les mœurs et coutumes, les croyances et religions. Des tribus, peuples et nations, des siècles et encore des siècles, telles sont les quantités sur lesquelles elle opère; quantités algébriques, mais concrètes. Un usage, adopté par des millions d'hommes, et continué pendant des milliers d'années, vaut, en définitive, les milliards d'individus qui l'ont pratiqué. Plusieurs de ces supputations aboutiraient à d'énormes chiffres, dignes de ceux que l'astronome et le géologue manient avec tant d'aisance.
On s'est trop habitué à regarder dédaigneusement, du haut de la civilisation moderne, les mentalités du temps jadis, les manières de sentir, d'agir et de penser, qui caractérisent les collectivités humaines antérieures à la nôtre. Que de fois on les bafoue sans les connaître! On s'est imaginé que l'ethnologie des peuples inférieurs n'est qu'un amas de divagations, un fatras de niaiseries;—en effet, les préjugés paraissent doublement absurdes quand on n'en a pas la clef;—on a fini par croire qu'il n'y a d'intelligence que la nôtre, qu'il n'y a de moralité que celle qui s'accommode à nos formules. Nous avons des manuels d'histoire naturelle qui, divisant les espèces animales et végétales en deux catégories, les utiles et les nuisibles, affirment qu'en dehors de l'homme n'existe ni raison ni conscience; reprochent à l'âne sa stupidité, au requin sa voracité, et au tigre sa fureur. Mais qui sommes-nous donc pour le prendre, de si haut, vis-à-vis des faiblesses intellectuelles et morales de ceux qui nous ont précédés? Qu'on veuille bien y prendre garde, ces erreurs qu'a traversées le genre humain, ces illusions par lesquelles il a passé, portent leur enseignement. Elles ne sont point des monstruosités, issues dans le vide, par l'effet du hasard; des causes naturelles les ont produites en leur ordre naturel,—disons-le,—en leur ordre logique. En leur temps, elles furent autant de croyances, qui passaient pour très bien motivées. Résultant de la disproportion entre l'immensité du monde et l'insignifiance de notre personnalité, elles témoignent d'un persévérant effort, marquent l'évolution et l'adaptation de notre organisme à son milieu: adaptation toujours imparfaite, toujours améliorée. La série des superstitions n'est autre chose que la recherche de la vérité à travers l'ignorance. Les lunettes, le télescope, le microscope, l'analyse spectrale, autant de corrections à l'insuffisance constatée de notre appareil visuel. Il n'y aura compréhension exacte de la réalité que par la connaissance raisonnée des divagations antérieures; la science de l'optique intellectuelle est à ce prix.
Nos institutions, non plus, ne sont pas le produit d'une génération spontanée. Elles dérivent de l'âme humaine qui ne cesse de les façonner et de les modifier à son image. Chacun travaille à cette œuvre, chacun pendant sa génération, puis son souffle s'éteint. La poussière que nous avons animée garde notre souvenir aussi longtemps que le flot conserve le reflet de ses rives. Tout notre être semble s'engouffrer dans l'oubli. Cependant, nous nous survivons par ce qui subsiste de l'action, inconsciente le plus souvent, que nous avons exercée dans la conservation et la transformation du milieu. Les passions qui nous ont fait vibrer, nos craintes et nos espoirs, nos luttes, nos victoires et nos défaites ont laissé des traces d'une inconcevable ténuité. Leur accumulation, indéfiniment répétée par la multitude de nos semblables, constitue, de siècle en siècle, les lois et les codes, les religions et les dogmatiques, les arts et les sciences, et, finalement, les différents types de société. Nous ne faisons pas moins que les infusoires, dont les débris se concrètent en rochers, s'amoncellent en massifs montagneux. A ce point de vue, l'ethnologie se rapproche de la paléontologie. Au siècle dernier, de Brosses disait déjà avec une netteté parfaite:
«Pour bien savoir ce qui se passait chez les nations antiques, il n'y a qu'à savoir ce qui se passe chez les nations modernes, et voir s'il n'arrive pas quelque part sous nos yeux quelque chose d'à peu près pareil.»
Combien souvent on a répété la parole profonde: «Voyager dans l'espace, c'est aussi voyager dans le temps!» En effet, tels rites inexpliqués, telles coutumes, dont ceux qui les pratiquent n'ont jamais soupçonné le sens, ont, dans leur genre, le même intérêt qu'aurait, pour l'archéologue, le désenfouissement d'une cité lacustre; pour le zoologiste, la découverte d'un ptérodactyle barbotant en un marais d'Australie.
L'intelligence est partout semblable à elle-même, mais ses développements sont successifs; lentement, pas à pas, l'humanité gravite vers la raison. Tôt ou tard, il sera constaté que les idées portent leur âge, que les sentiments varient par la forme et le degré. Une science future classifiera les imaginations même bizarres, dira comment se forment les fantaisies déraisonnables, mettra leur date aux préjugés et superstitions, fossiles dans leur genre.
Telle a été la pensée maîtresse du livre. Expliquons-nous maintenant sur la méthode suivie et les procédés employés.
Il s'agissait de tracer des portraits fidèles, de ne pas les pousser à la charge, de ne pas les enjoliver non plus. Néanmoins, nous sommes obligé de reconnaître qu'ils laissent une impression un peu plus favorable que celle qui résulterait de la fréquentation quotidienne des originaux. Mais il ne pouvait guère en être autrement.
A tout civilisé les non-civilisés commencent par répugner. Le préjugé est très défavorable aux sauvages. Les sujets qui s'exhibent comme tels, dans nos foires, s'évertuent à représenter le type vulgaire, partant officiel. Pour s'exprimer en «langue payenne», ils crachent, toussent ou éternuent des sons rêches et criards, ne disent en français qu'inepties et grossièretés. Leurs danses? des contorsions, des mouvements baroques et grotesques. Leurs repas? écarteler un lapin, mordre dans une poule vivante. Nul voyageur ne rencontra pareils poussahs. A mesure que l'investigateur apprend la langue des indigènes, qu'il entre en leurs idées et manières de sentir, il cesse d'être un étranger au milieu d'étrangers. Il voit s'éclairer l'aspect de ces hommes tatoués, nus ou demi-nus, s'égayer la peau obscure, et finalement, il découvre que les sauvages lui paraissaient d'autant plus sauvages qu'il les connaissait moins; que sa répulsion était faite d'ignorance. Au dernier siècle, on se connaissait si peu, même entre habitants de la même île, que nombre de bourgeois londoniens prenaient les montagnards d'Écosse pour autant de brigands et d'affreux cannibales.
Nous avons, à l'occasion, signalé maintes pratiques absurdes et barbares, mais sans nous y appesantir, par le motif que la sottise engendre l'ennui, que la cruauté provoque bientôt le dégoût. Nous avons pensé que, sans aucun parti pris d'optimisme, on devait, de préférence, s'étendre sur les manifestations de l'intelligence naissante, sur les efforts vers une moralité supérieure. Voyez les historiens grands et consciencieux, tels que Michelet: en racontant un peuple, ils insistent moins sur ses basses œuvres que sur les hautes; ils le jugent sur ses nobles aspirations et non point sur les agissements ennuyés de la vie quotidienne. Il est certain que dans l'humanité, comme dans l'animalité et parmi les plantes, les individus le mieux développés représentent leur espèce plus exactement que tous autres; ils montrent ce dont elle est ou serait capable en ses développements ultérieurs. Mais la question est déjà jugée. Quelle est la règle dans toutes les expositions, notamment dans celles de l'art et de l'industrie? «—N'admettre que les meilleurs modèles, que les plus beaux échantillons.»
Allons plus loin. Ces primitifs sont des enfants, avec l'intelligence de l'enfant. Or, de l'enfant à l'adulte, la distance s'exprime en années; même de la brute à l'homme, les degrés se mesurent. L'intelligence enfantine n'est pas en tout point inférieure à la raison adulte. Combien souvent les pères, combien souvent les mères, admirent la naïveté du premier âge, ces idées originales, ces boutades dont la profondeur déconcerte, cette fraîcheur de sensation, ce charme souriant et imprévu! Les peuples naissants ont aussi des lueurs soudaines, des inspirations de génie, une conception héroïque, des facultés d'invention, que depuis longtemps ont perdues les nations dans la force de l'âge. Et celles sur le déclin, les civilisations byzantines? Voyez ce chef branlant, cette démarche hésitante, ces béquilles: la règle, la tradition, le convenu, elles ne veulent sortir de là. Tant pis pour celui qui ne comprend plus la jeunesse, et qui ne daigne pas regarder les aurores intellectuelles!
L'enfant était tout printemps, tout espérance. Mais l'homme fait tient-il les premières promesses? De tout ce qu'il eût pu devenir, qu'a-t-il réalisé?—La moindre partie... Cependant il n'y a pas mis de mauvaise volonté, et, le plus souvent, il n'y a pas de sa faute. Qui reprocherait à l'arbre de n'avoir pas mené à fruit chacune de ses fleurs? La pente même des facultés oblige à se spécialiser; les progrès incessants de la division du travail parquent le travailleur dans un coin toujours plus étroit; les exigences de la production, les cruelles nécessités de la vie encastrent le prolétaire au bout d'une manivelle, le réduisent à une seule fonction, hypertrophiant un membre pour atrophier les autres, aiguisant une faculté pour débiliter l'être entier. Aussi n'hésitons-nous pas à affirmer qu'en nombre de tribus, dites sauvages, l'individu moyen n'est inférieur, ni moralement, ni intellectuellement, à l'individu moyen dans nos États dits civilisés. Non pas que, reprenant la thèse de Jean-Jacques, nous exaltions «l'enfant de la Nature» pour rabaisser d'autant l'homme, produit cultivé. Nous aimons, nous admirons l'enfant, sans pour cela le déclarer supérieur à l'adulte. Jamais l'instinct, tout sagace et ingénieux, tout prime-sautier qu'il soit, n'atteindra la compréhension vaste et lumineuse des choses que la raison élabore silencieusement et sûrement. La poésie elle-même ne peut s'élever jusqu'à la sublimité de la science; fauvette ou rossignol, elle ne pourrait aborder les régions où plane l'aigle de haut vol, aux ailes de puissante envergure.
Ces études sont faites, pour la plupart, sur les renseignements que les voyageurs et missionnaires donnaient, dans la première moitié du siècle, sur des pays et tribus dont l'état social a été, depuis, profondément modifié. L'afflux des commerçants et des industriels déborde irrésistiblement, envahit des plages, qui, hier encore, étaient inconnues. Pourtant nous parlons au temps présent, soit pour suivre nos auteurs, soit pour éviter de fastidieuses réserves. Nous avions nos doutes sur l'existence actuelle d'un fait que les dernières relations montraient en vigueur. Fallait-il à des observations précises substituer nos probabilismes et possibilismes? Nous avons dû en prendre notre parti, et nous prions le lecteur d'en faire autant. En thèse générale, ces populations n'ont été décrites que par leurs envahisseurs, et ceux qui pouvaient le moins les comprendre. Tels, le royaume des Incas, et l'empire de Montézuma, entrevus au moment où ils allaient disparaître. Tel encore, au dégel, le flocon de neige, qui se désagrège et s'évanouit, avant que le regard en ait discerné la forme géométrique. Des primitifs, il n'y en a plus guère; bientôt, il n'y en aura plus.
Nous n'avons pas voulu portraiter en pied chacune de nos individualités ethniques: il eût fallu des volumes et d'innombrables répétitions. Nous avons préféré ne donner que des renseignements succincts, sauf à développer plus en détail, ici, une coutume, là, une institution. Chasseurs, pêcheurs, bergers, agriculteurs rudimentaires, mariages singuliers, obsèques extraordinaires, initiations, pratiques de magie... Si le public accueille favorablement cette première série d'études, nous ne tarderons pas à lui en offrir une seconde.