Читать книгу Les primitifs: Études d'ethnologie comparée - Élie Reclus - Страница 7
Оглавление[21] Curtis, Philosophical Transactions, t. LXIV.
[22] Butler, The Wild North Land.
Toute une bande de chiens est attachée au traîneau. On n'aurait jamais fouet assez long pour atteindre ceux de volée. Que fait-on s'il faut aller vite? Le conducteur applique une vigoureuse cinglée au dernier chien, qui, méchant et hargneux,—c'est son métier d'esclave,—ne veut pas qu'il en cuise à lui seul. Ne pouvant se retourner pour mordre, par un coup de dent il se venge dans la chair la plus proche; d'arrière-train en arrière-train, en un rien de temps, tous ont été mordus, et le traîneau file rapidement par la neige, au milieu des protestations, grognements et hurlements. Quoi de plus humain! Et le «char de l'État», comment avance-t-il?
Le soir venu, on attache le roi de chaque meute près de son traîneau; sujets et sujettes l'entourent, se couchent à ses pieds. Cette soumission, résultat de la fatigue et de l'épuisement, n'est qu'intermittente. Les monarques de la gent cynique ont fort à faire pour gouverner leurs vassaux; les femelles surtout sont d'humeur vagabonde. Les mâles tirent sur la corde, grognent, froncent les babines, impatients de l'heure où ils pourront se mesurer avec leurs rivaux. Chacun gagne son rang de haute lutte. Une longue suite de combats établit la suprématie du plus robuste et du plus hardi; encore cette autorité n'est-elle pas longtemps respectée. D'un jour à l'autre éclatera une révolution fomentée par quelque ambitieux, qui s'aperçoit que les forces du maître diminuent par l'âge ou par toute autre cause. Ces chiens aiment le tumulte; la bataille est l'idéal de leur existence. Pour la discipline à maintenir parmi le beau sexe, on s'en remet aux dents de la reine favorite, qui, sauf les cas de jalousie, exerce ses prérogatives avec assez de jugement; le plus souvent, le roi se soumet sans protestation lorsque la souveraine fait mine de se fâcher[23].
[23] Nares, Voyage à la mer polaire.
Selon les autorités que l'on consulte, on entend dire que les Esquimaux voyagent peu et qu'ils voyagent beaucoup. Assertions qui cesseraient d'être contradictoires, si, au lieu de s'exprimer d'une façon générale, on avait mentionné chaque fois le nom particulier de la tribu dont il s'agissait. Les uns affirment que les Inoïts ont un centre d'échanges entre l'estuaire du Mackenzie et celui de la rivière du Cuivre. D'autres, niant que ces échanges soient assez actifs pour mériter le nom de commerce, racontent que les Groenlandais et les Labradoriens ignoraient avoir des frères au détroit de Béring. On serait donc porté à croire que les accidents locaux, que les particularités traditionnelles différencient profondément ces peuplades qui, depuis temps immémorial, se perpétuent chacune dans son petit coin. Mais on est étonné d'apprendre que du Groenland au Labrador, et du Labrador à l'archipel aléoute, et de là chez les Tchouktches, les mœurs se distinguent seulement par d'insignifiants détails; que, par leurs grandes lignes, les croyances et superstitions se confondent; que l'entière Esquimaudie est un immense canton. Cela s'explique: les habitants sont dominés par les deux plus grands facteurs de l'existence, le climat et la nourriture, dont les conditions s'imposent d'une façon à peu près égale. Tous éprouvent les mêmes besoins et recourent aux mêmes moyens de les satisfaire; ils vivent d'une même vie, mi-terrestre, mi-marine, se nourrissent des mêmes poissons, attrapent le même gibier par les mêmes trucs, les mêmes ruses. Sous ces latitudes, l'existence n'est possible que par l'observance stricte et rigoureuse de certaines obligations, très rationnelles après tout; il faut les accepter sous peine de mort, et on s'y conforme sans qu'il en coûte. L'habitude est une seconde nature.
En dehors des êtres de son espèce, les Inoïts ne connaissent que la Grande Baleine, que Martin l'Ours, que le sire Morse, que le seigneur Phoque, que le vieux Loup, et ces autres importants personnages: renards, lièvres, loutres et otaries. Ils les chassent et pourchassent, les tuent et mangent, mais tâchent de leur faire oublier ces mauvais procédés en leur prodiguant les témoignages d'honneur et de respect; du reste, ils les admirent sincèrement, et en mainte occasion les prennent pour modèles. N'étaient le phoque et le morse, ils n'arriveraient pas à vivre. Le premier est, avec du poisson, le fond de leur alimentation générale, mais le second, sur nombre d'îles et presqu'îles, fait leur seule nourriture pendant plusieurs semaines. Une famine affreuse ravage les populations quand les morses[24] s'absentent, et que des hivers exceptionnellement rigoureux dressent des barrières de glace à travers certains passages, comme il advint en 1879-1880, alors que des villages entiers furent emportés jusqu'au dernier habitant, notamment en l'île Saint-Laurent[25], dans les eaux d'Alaska, à mi-route entre l'ancien et le nouveau continent. Le morse et les phoques[26] rendent à l'Inoït les mêmes services qu'au Polynésien le cocotier, à l'Australien le kangourou et la xantorrhée; ils le nourrissent, l'habillent, passent en sa personne et sur sa personne, le chauffent et l'éclairent, tapissent sa hutte à l'extérieur et à l'intérieur. Avec la peau il construit ses bateaux et barques: Kayaks, oumiaks, baïdarkas; avec les intestins il se confectionne des surtouts; avec les os il fabrique toutes sortes d'armes et d'outils; l'ivoire du morse constitue la principale valeur d'échange. L'Esquimau relie l'homme au phoque, il a de cet animal, amphibie lui aussi, les habitudes, le caractère, l'apparence, et même la physionomie; ce n'est pas étonnant, puisque sur lui se dirigent constamment sa pensée et son désir. Il avoue avoir construit sa maison d'hiver sur le modèle que le phoque lui a donné dans son iglou. L'un comme l'autre est trapu, tout en tronc, vorace, mais gai, familial, avec de grands yeux doux et intelligents. A première vue, on n'a pas haute opinion de ces lourdes masses, mais en les observant de près, on s'étonne de leur voir tant de jugement et si bon caractère. Il est à noter que l'animal a l'amour plus jaloux que son compatriote humain:
[24] Trichechus Rosmarus.
[25] Autrement dite Eivugen.
[26] Phoca vitulina, grypus grœnlandica, etc.
«Au premier printemps les femelles sortent de la mer, et les mâles se trouvent sur le rivage pour les recevoir. Ils les saluent en soufflant l'air par les naseaux, faisant un bruit terrible, signal de bataille. Ces monstres se soulèvent sur leurs nageoires, engagent une mêlée générale, dans laquelle les dents formidables de leur large gueule font de terribles blessures. Couchées entour, les femelles sont les spectatrices du combat dont elles sont le prix; celui qui restera vainqueur sera leur époux, exerçant autorité absolue et se démenant avec fierté. Cependant, son domaine est sujet aux invasions; les frontières sont souvent franchies par de petits détachements; les mâles qui avaient été écartés une première fois, rôdent aux environs, font des signaux que met à profit quelque femelle légère, tandis que le seigneur et maître est ailleurs occupé. S'il s'aperçoit du manège, il gronde d'une voix furieuse, se précipite sur son rival, et s'il ne peut l'atteindre, tombe sur l'infidèle, lui laisse de cuisants souvenirs. Néanmoins sa domination est rarement de longue durée, un des vaincus rentre en lice et l'évince à son tour[27].»
[27] Malte-Brun, Nouvelles Annales des Voyages, 1855.
C'est aussi une physionomie originale que celle de l'Ours polaire[28]; si gauche d'apparence et pourtant si adroit en tout ce qu'il entreprend; une fine et astucieuse tête de renard sur un grand corps dégingandé; son épaisse fourrure est un sac à malices. Sa chair fraîche est délicate, mais des plus indigestes, aussi la laisse-t-on attendre, si la faim le permet; quant à son foie, il passe pour un poison très dangereux, ce qui le fait rechercher par les sorciers. Les Inoïts reconnaissent Martin comme leur maître dans la chasse au phoque, racontent merveilles de son savoir-faire. Du haut d'un rocher où il a grimpé sans se laisser apercevoir, il guette les morses et veaux marins qui s'ébaudissent sur la plage. Que l'un arrive à portée, il lui cassera la tête avec une grosse pierre ou des blocs de glace lancés avec force et adresse[29]. Martin parle phoque, flatte et fascine la pauvre bête qui pourtant devrait le connaître de longtemps, il l'endort par une incantation dont les Inoïts ont surpris le secret et qu'ils répètent aussi exactement qu'il leur est possible. On pourrait croire que nous exagérons. Citons un témoin oculaire, le véridique Hall:
[28] Ursus maritimus, Thalassarctos polaris.
[29] Nature, 1883, J. Rae.
«Coudjissi «parlait phoque». Couché sur le côté, il se poussait en avant par une série de sautillements et reptations. Dès que le phoque levait la tête, Coudjissi arrêtait sa progression, piaffait du pied et de la main, mais parlait, parlottait toujours. Et alors, le phoque de se soulever un peu, puis, nageoires frémissantes, de se rouler comme en extase sur le dos et sur le flanc, après quoi sa tête retombait comme pour dormir. Et Coudjissi de se pousser à nouveau, de se glisser, jusqu'à ce que le phoque relevât encore la tête. Le manège se renouvela plusieurs fois. Mais Coudjissi s'approchant trop vivement, le charme fut rompu, le phoque plongea et ne fut plus revu. «I-ie-oue!» fit le chasseur désappointé. Ah! si nous savions parler si bien que l'ours[30]!»
[30] Hall, Life with the Esquimaux.
Si le phoque, si l'ours devaient croire ce qu'on leur chante, les «mots qu'on leur parle», les prendre, les tuer, les écorcher, les manger, ne seraient que détails accessoires, formalités obligées pour fournir aux Inoïts l'occasion de les approcher, de leur présenter les hommages les plus sincères et respectueux. Cependant le chasseur qui a fait le coup se tient généralement renfermé dans sa hutte pendant un ou plusieurs jours, suivant l'importance de l'animal abattu. Il craint le ressentiment de sa victime. Mais, comme il est toujours des accommodements avec les pouvoirs de l'autre monde, si le temps presse et que la chasse donne, il sera licite d'additionner les pénitences encourues, et de faire toutes les expiations en bloc ou par série, en semaine plus opportune. En attendant, on hisse, au plus haut des perches qui soutiennent l'iglou, la vessie de l'ours, poche dans laquelle le chasseur dépose ses meilleures pointes de lance et de harpon. Si la bête était une ourse, la vessie contiendra les verroteries et colliers de la femme, ses joyaux en cuivre. Le paquet ne sera descendu qu'après trois jours et trois nuits. Magie rudimentaire: puisque la vessie est pour les Esquimaux le siège de la vie, elle communiquera aux objets qu'on y place, les vertus physiques, morales et intellectuelles de l'âme qui l'habitait naguère. Il n'est pas inutile de mentionner, à ce propos, qu'une vessie attachée au-dessus de leur célèbre bateau, le kayak, le rend insubmersible, épargne à cette périssoire d'innombrables chavirements. Ajoutons que les lanières, attachées aux harpons, sont toujours pourvues d'une vessie gonflée qui fait surnager le tout quand l'animal plonge sous l'eau, après avoir été blessé.
Ce n'est pas à dire que la doctrine inoïte fasse de la vessie l'unique réceptacle de l'esprit. Le foie, «l'immortel foie», pour emprunter une expression de Virgile, est aussi un siège des destins. Le chasseur, qui vient d'assommer un phoque, communiquera de sa chance au camarade revenu bredouille, s'il remet le foie à un sorcier qui, séance tenante, le passe à l'enguignonné; l'enguignonné lentement le mastiquera, lentement l'avalera, et après sera un homme autre[31].
[31] Rink, Tales of the Eskimos.
Au premier hareng qui se laisse happer, on adresse des compliments solennels, on l'apostrophe comme un grand chef dans sa tribu, on lui prodigue les titres pompeux, et pour le manier on met des gants[32], au propre et au figuré. Interdit à toute femme de toucher le premier phoque capturé, les hommes seuls peuvent l'approcher. Et quand on va courir le morse, il n'est plus permis de manier les peaux de renne, de les corroyer ou coudre en habits. Ce serait manquer de procédés envers le Grand-Morse qui se vengerait en empêchant d'attraper les petits morses.
[32] Dall, Alaska and its Resources.
Grimace que tout cela, sans doute. Mais, en matière de religion, bien habile qui distinguerait entre le faux semblant et la sincérité. Disons que c'est hypocrisie naïve, mensonge enfantin.
Autant que les physionomies, autant que les coutumes et costumes, se ressemblent les dialectes: de la côte d'Asie et du détroit de Béring, ils diffèrent très peu de ceux qu'on parle au Groënland, au Labrador, à la rivière Mackenzie. Rink, compétent en la matière, incline à croire que l'affinité est telle que tous ceux qui parlent ces langues se comprennent ou devraient se comprendre.
Les générations passent, sans leur faire subir de changement appréciable. Bien plus, les contes populaires se transmettaient littéralement de siècle en siècle; les versions, recueillies dans les localités distantes d'une centaine de lieues, différaient moins entre elles que si chez nous la même personne les eût racontées à des reprises différentes. L'inoït ne manque pas d'euphonie, et prend même un accent musical dans certaines bouches. Sa structure et celle des langues américaines sont établies sur le même modèle polysynthétique. En un mot—mais de longue haleine—ils concentrent une phrase, ou plusieurs. Hall cite
Piniagassakardluarungnaerângat
comme un mot assez long, mais il n'a qu'une trentaine de lettres, et il en est de cinquante. Rink traduit l'expression de
Igdlor-ssua-tsia-lior-fi-gssa-liar-ku-gamink
par:
«Tandis qu'il lui ordonnait d'aller à l'endroit où la
grande maison devait être construite.»
En théorie, on pourrait au mot principal ajouter de ces affixes tant et plus, mais on dépasse rarement la dizaine, et on les groupe autant que possible en ordre logique.
Le système de numération qu'ils ont adopté est le plus naturel, et le plus universellement accepté: celui de compter par les doigts. Les quatre membres sont appelés un homme. Pour dire 8 on montre une main et 3 doigts; pour 24, un homme et 4 doigts; pour 35, un homme et 3 membres; pour 80, 4 hommes.
Les huttes ou iglous montrent de notables différences, et varient suivant les matériaux. Fréquemment, il y a maison d'été et maison d'hiver; celle-ci établie avec un soin particulier, car les froids de trente à cinquante degrés ne sont pas rares. Un type fort approuvé est celui de la maison-cave. Les parois s'enfoncent dans le sol jusqu'à la hauteur du toit ou à peu près; le toit lui-même est recouvert d'une couche de mottes gazonnées; on pénètre dans le terrier par le trou de fumée. Le bois, s'il y en a, est économisé le plus possible, et ne s'emploie qu'en châssis, montants et travées. Pour autres usages, on lui substitue divers matériaux, tels que plaques de schiste, côtes d'ours, vertèbres de baleines, dents de morse; on remplace briques ou planches par des peaux tendues le long des parois.
Voici la description que nous fait Hayes d'un palais du Nord, la plus somptueuse bâtisse de toute l'Esquimaudie:
«La maison du gouverneur danois d'Upernavik, construite dans le même style que celles du village et de toutes les habitations indigènes du Groenland, est relativement grande et commode. Le vestibule, moins long que dans les huttes ordinaires, ne sert pas de chenil aux chiens de tout âge, le propriétaire étant assez riche pour donner à ces membres de la famille esquimaude le luxe d'une demeure séparée. Ce corridor est haut de quatre pieds au lieu de trois, et l'on court moins de risques à se heurter le crâne en entrant. Le toit, le sol, les parois, tout est garni de planches apportées des entrepôts danois. Les huttes du commun ne mesurent que douze pieds de long sur dix de large. La maison du gouverneur a, comme celles-ci, une seule chambre, mais de vingt pieds sur seize. Les murs, hauts de six pieds et épais de quatre, sont, comme partout, construits en pierre et gazon. Le toit est formé de planches et de madriers à peine équarris. Le tout est recouvert de mottes. En été, à cinquante pas de distance, la cabane a l'air d'un monticule verdoyant, et se confondrait avec la pente herbeuse, n'était le tuyau de poêle qui fait saillie, et la fumée du charbon danois qui s'en échappe. Le pays ne produit d'autre combustible qu'une mousse sèche, les natifs l'imprègnent d'huile de phoque, la brûlent dans le plat de stéatite qui sert à la fois de lampe et de foyer. Au milieu de la chambre, le sol s'élève d'un pied; sur cette estrade nous prîmes place avec les différents membres de la famille. Au fond, des sacs d'édredon étaient empilés. Quand vient l'heure du sommeil, chacun étend sa couchette où il veut. Ni murs, ni paravent; les jeunes filles prennent un côté de la case et les garçons l'autre.»
Plus au nord, les huttes de mottes gazonnées deviennent plus rares, au moins pour les habitations d'hiver. La terre presque toujours gelée, étant trop difficile à travailler, on se construit des ruches ou fours, en cubes de neige, disposés en couches annulaires qui vont s'amincissant. Les Itayens disposent leurs blocs en spirales conduites avec une rigueur géométrique. Ce mode paraît unique, et l'on ne cite aucun autre exemple de ce système architectural. John Franklin s'écrie qu'une de ces huttes fraîchement terminées est une des plus belles choses qu'ait formée la main des hommes:
«La pureté des matériaux, l'élégance de la construction, la translucidité des parois à travers lesquelles filtre la plus douce des lumières, réalisent une beauté qu'aucun marbre blanc ne saurait égaler. La contemplation d'une de ces huttes et celle d'un temple grec orné par Phidias laissent la même impression: triomphes de l'art l'un et l'autre, ils sont inimitables chacun dans son genre.»
Mais avec une ou plusieurs familles claquemurées en un étroit espace, sans ventilation par portes ni fenêtres, au milieu d'une accumulation multiple: herbes, viandes pourrissantes, poissons qui aigrissent, huile rance, débris et déchets de toute nature, que devient, que peut devenir la propreté? Ces huttes que nous ne pouvions trop admirer quand elles venaient d'être terminées, et qui, du dehors, nous plaisaient si bien par leur forme ovoïde et leur blancheur immaculée, et vues de dedans, par la lumière pâle et suave qui les traverse; ces huttes, à peine habitées, ne sont plus que des bouges infects, ignobles réceptacles d'immondices. Notoirement sales et malpropres, les Inoïts prennent à l'occasion un bain de vapeur; mais, en temps ordinaire, ils éprouvent une répugnance insurmontable à l'endroit des ablutions, préjugé dont on devine les résultats au milieu d'une agglomération de digestions en travail. Par suite des ordures et du manque d'air, l'intérieur des huttes répand une puanteur presque insupportable, à laquelle contribuent des sacs de peaux; la viande attend pendant plusieurs mois, se faisande de la belle manière. A l'entour, le sol est jonché d'innombrables ossements de morses et de veaux marins, mêlés à des lambeaux infects, à des crânes de chiens, d'ours et de rennes, même à des débris humains.
Le mobilier de ces demeures est à l'avenant. Ross décrit les outils et instruments comme mesquins à l'extrême: traîneaux non pas en bois, mais en os, lances qu'appointe la dent du narval[33], pauvres couteaux dont la lame est incrustée de fer météorique[34], parfois à l'état de minerai.
[33] Monodon monoceros.
[34] Pallas.
«Un Esquimau, ayant entendu sonner une pendule dans un établissement danois, demanda si les montres parlaient aussi. On lui présenta une montre à répétition:
—Demande l'heure toi-même!
—Madame et très excellente personne, serait-ce un effet de votre bonté de vouloir bien me dire l'heure?
On pressa le bouton, et... «Trois heures un quart», fit la montre.
—C'est bien cela, répondit le brave homme. Madame, je vous suis fort obligé.»
Particularité des Itayens: ils ne connaissaient les arcs et les flèches que de nom, bien que les autres Inoïts soient d'habiles archers, et même que plusieurs aient appris à manier adroitement le fusil.
Autre observation importante: Ces Itayens n'ont aucune espèce de bateaux. Ross n'en revenait pas. Comment une population du littoral maritime, comment une population de pêcheurs peut-elle être dénuée des moyens de navigation qu'on possède dans le voisinage? Comment n'ont-ils pas imité un instrument nécessaire, un instrument des plus simples, au moins en apparence, et qu'ils connaissent de vue ou par ouï-dire?
Kane confirme ce renseignement, dit qu'ils ne connaissent les kayaks que par tradition, bien que les Esquimaux comptent parmi les plus hardis marins, les plus experts canotiers, et que leur existence soit tellement liée à la mer que la barque constitue leur unité sociologique. Dans un village hyperboréen, on compte les barques, comme ailleurs on compte les feux: tout chef de famille doit être maître de bateau.—«Si les Itayens avaient des barques, observe Bessels, ces pauvres gens poursuivraient les bandes de narvals, se livreraient à de fructueuses pêches, s'épargneraient des famines longues et cruelles. Et quand ils sont à bout de ressources et réduits à la dernière extrémité, ils feraient mieux qu'attacher leurs traîneaux les uns aux autres, les lancer à l'eau, système dangereux autant qu'incommode...» Notre observateur ne s'explique ce manque de bateaux que par l'hypothèse d'une dégénérescence: la peuplade, mieux lotie autrefois, aurait connu l'art de la navigation; pour une cause ou une autre, elle l'aurait désappris.
Cette insouciance extraordinaire semble dépasser le vraisemblable, chez des gens qu'on ne voit en aucune autre matière se montrer plus stupides que leurs congénères et proches voisins. Jusqu'à mieux informé, et sans prétendre trancher la difficulté qui embarrassait des observateurs aussi fins que Ross et Bessels, nous adoptons l'explication suggérée par Rink. Tout au nord, dit-il, la mer est gelée trop souvent pour que les bateaux et kayaks y soient de profitable usage. Poussant très loin la division du travail, les Itayens se seraient jetés exclusivement dans les pratiques de la chasse, négligeant celles de la pêche, estimant, peut-être à tort, qu'ils perdraient leur temps à la construction et la manœuvre difficiles des kayaks, baïdarkas et oumiaks.
Très pratique dans son genre, le costume des Inoïts est même susceptible d'élégance,—demandez plutôt aux officiers et matelots qui ont eu l'honneur de danser avec de coquettes Groenlandaises. A première vue, il paraît de coupe identique pour les hommes et les femmes, mais ces dernières l'allongent en forme de queue, et le garnissent d'un plus large capuchon où la mère loge son petit qui s'y blottit confortablement, à moins qu'elle ne le fourre dans une de ses bottes. Le surtout[35], fabriqué avec des intestins de phoque, égale en imperméabilité nos meilleurs caoutchoucs, et les surpasse en légèreté. En certaines localités, le sexe masculin adopte un vêtement de plumes, le féminin, de fourrures; ailleurs, l'habit est double: plume par-dessous, poil par-dessus. Les jeunes personnes portent des bottes de peau souple et douce, tout blanches, les mariées des bottes rouges. Pour indiquer leur tribu, les hommes se taillent les cheveux, et les femmes se font à la figure des tatouages spéciaux[36].
[35] Okouschek.
[36] Kiutschak.
Sans recourir au peigne, la maman fouille les cheveux du mioche et se paie de sa peine par le gibier qu'elle recueille. Souvent, les commères s'accroupissent en cercle et organisent une battue générale. Prestes comme guenons, elles fourragent dans les tignasses poissées; les mains vont et viennent de la tête à la bouche et de la bouche à la tête. Sitôt vu, sitôt croqué.
Ce soin est une des fonctions de la femme primitive: tout amateur de contes et d'antiques légendes n'a pas été sans remarquer comment, dans toutes les grandes scènes d'amour, le héros s'assied aux pieds de la vierge, qui lui prend la tête entre les genoux, l'épouille, et de doux propos en doux propos, le magnétise et l'endort.
Les belles Esquimaudes usent d'un bâtonnet terminé en spatule, faisant office d'un doigt allongé; elles s'en grattent le dos, fouillent les profondeurs du vestiaire. On dirait le petit instrument copié sur les grattoirs en ivoire que les fournisseurs du monde élégant exposent dans leurs somptueuses vitrines de la rue Richelieu, de Piccadilly et de Regent Street:—les extrêmes se touchent. En Orient, dit Chardin, une main en ivoire ne manque jamais sur la toilette des femmes, car il serait malpropre de se gratter avec les doigts.
La belle saison apporte l'abondance; alors, dans les intervalles que laisse la chasse, nos hommes n'ont plaisir plus doux que de muser et baguenauder à l'entour des huttes, dormant une bonne partie de la journée, et se réveillant pour s'emplir le ventre. Manger est leur bonheur, leur volupté; ils vous disent avec conviction avoir été gratifiés d'un inoua ou génie spécial, le Démon de l'appétit. Ils goûteraient peu la fameuse distinction, que l'homme mange pour vivre, ne vit pas pour manger. Sitôt que paraît le jour, la mère touche les lèvres de son enfant avec un peu de neige, puis avec un morceau de viande, comme pour dire: Mange, fils chéri, mange et bois!
Qu'on soit prié à leurs repas, il ne faut pas faire petite bouche, mais y aller bravement, à la façon des héros d'Homère; car l'hôte se pique d'assouvir des faims herculéennes, semblables à la sienne; l'honneur qu'on lui témoigne est en raison de l'appétit satisfait. Si l'invité est décidément incapable de dévorer tout ce qui lui est présenté, il est tenu, par politesse, d'emporter les reliefs.
Mangeurs puissants devant l'Éternel, ces Esquimaux. Virchow avance que leur crâne et toute leur anatomie sont déterminés par la mâchoire que détermine elle-même l'éternelle mastication[37].
[37] Verhandlungen der Berliner Gesellschaft für Anthropologie, 1877.
«Trois saumons nous suffisaient pour dix; chaque Esquimau en mangea deux... Chacun d'eux dévora 14 livres de saumon cru, simple collation pour jouir de notre société. En passant la main sur leur estomac, je constatai une prodigieuse dilatation. Je n'aurais jamais cru que créature humaine fût capable de la supporter[38].»
[38] Ross, Deuxième Voyage, 1829-1833.
Avec une avidité repoussante, on les voit absorber poissons avariés, oiseaux puant la charogne. Aussi peu dégoûtés que les Ygorrotes des Philippines, qui versent comme sauce à leur viande crue le jus des fientes d'un buffle fraîchement abattu[39], ils ne reculent pas devant les intestins de l'ours, pas même devant ses excréments, et se jettent avec avidité sur la nourriture mal digérée qu'ils retirent du ventre des rennes. Bien que le lichen soit tendre comme la chicorée et qu'il ait un petit goût de son[40], nous ne pouvons nous représenter ce repas sans malaise, mais c'est le cas de répéter l'axiome, que des goûts et couleurs il ne faut discuter. Lubbock suggère avec vraisemblance que cette idiosyncrasie s'explique par le besoin, qui s'impose aux Inoïts, d'assaisonner par quelques particules végétales les viandes pesantes dont ils chargent leur estomac. Du reste, le capitaine Hall en a tâté, et déclare qu'il n'est rien de meilleur. La première fois qu'il en mangea, ce fut dans l'obscurité, et sans savoir ce qu'il se mettait sous la dent:
[39] Don Sinibaldo de Mas.
[40] Clarke, Voyages.
«C'était délicieux, et ça fondait dans la bouche... de l'ambroisie avec un soupçon d'oseille...» Mais voici le menu: «Première entrée, un foie de phoque, cru et encore chaud, dont chaque convive eut son fragment, enveloppé dans du lard. Au second service, des côtelettes, d'une tendreté à nulle autre pareille, dégouttantes de sang, rien de plus exquis... Enfin, quoi? des tripes que l'hôtesse dévidait entre ses doigts, mètre après mètre, et débitait par longueurs de deux à trois pieds. On me passait comme si je n'appréciais pas ce morceau délicat, mais je le savais aussi bien que personne: tout est bon dans le phoque. Je m'emparai d'un de ces rubans que je déroulai entre les dents, à la mode arctique, et m'écriai: «Encore! Encore!»—Cela fit sensation, les vieilles dames s'enthousiasmèrent...»
Ces amateurs se pourlèchent les babines de myrtilles et framboises écrasées dans une huile rance; ils savourent le lard de baleine coupé en tranches alternées, des blanches et fraîches avec des noires et putrides. Bouchée de roi, un hachis de foie cru, saupoudré d'asticots grouillants. Friandise, la graisse qui fond sur la langue; nectar, les verres de lait qu'on recueille dans l'œsophage des phoquets, ou petits phoques, lait blanc comme celui de la vache, parfumé comme celui des noix de coco; jouissance à nulle autre pareille, le sang de l'animal vivant, bu à même la veine au moyen d'un instrument inventé à cet effet. Autant que possible, ils étouffent la bête plutôt que de l'égorger, afin de ne perdre aucune goutte du liquide vital que charrient les artères. Quand il leur arrive de saigner du nez, ils jouent de la langue, se raclent les doigts. Ils mâchent avec délices les viandes encore palpitantes, dont le jus vermeil leur découle dans le gosier en flots sucrés et légèrement acidulés. Le sel leur répugne, peut-être parce que l'atmosphère et les poissons crus en sont déjà saturés. Gourmands et gourmets, ils apprécient la qualité, mais à condition que la quantité surabonde. Qu'on serve cuit ou cru, vif ou pourri, mais qu'il y en ait beaucoup. Par les temps de disette, ils engloutissent des marmites pleines d'herbes marines qu'ils ont mises à mollir dans l'eau chaude. En général, la gelée et l'attente ont déjà fait subir aux viandes un ramollissement qu'ils estiment suffisant. Quant à la cuisson proprement dite, ils l'admettent en temps et lieu, comme raffinement agréable, mais jamais comme nécessité.
Belcher évaluait à 24 livres par âme—sic—et par jour les approvisionnements qu'une station avait faits pour l'hiver, quantité qu'on lui donnait comme normale et tout à fait raisonnable[41]. Le capitaine Lyon[42] a donné d'une de leurs mangaries un saisissant récit:
[41] Lyons, Savage Islands.
[42] Transactions of the Anthropological Institute.
«Kouillitleuk avait déjà mangé jusqu'à en être ivre. Il s'endormait, le visage rouge et brûlant, la bouche toujours ouverte. Sa femme le gavait, lui enfonçait dans la gorge, et en s'aidant de l'index, des chiffes de viande à demi bouillie, qu'elle rognait ras les lèvres. Elle suivait attentivement la déglutition, et les vides qui se produisaient dans l'orifice, elle les bouchait tout aussitôt par des tampons de graisse crue. L'heureux homme ne bougeait, jouant seulement des molaires, mastiquant lentement, n'ouvrant pas même les yeux. De temps à autre s'échappait un son étouffé, grognement de satisfaction...»
C'est par l'énergie de leur système digestif que les Esquimaux se soutiennent, gais et robustes, sous leur climat glacé. Nulle part, même sous la zone torride, on ne fait moindre usage du feu qu'au milieu de ces neiges presque éternelles. Occupés constamment à brûler de l'huile et de la graisse dans leur estomac, les Inoïts, d'haleine ardente, ne recherchent pas les feux de bois ou de charbon. «Ils sont toujours altérés, dit Parry. Quand ils me visitaient, ils demandaient toujours de l'eau, en buvaient de telles quantités qu'il était impossible de leur fournir la moitié de ce qu'ils eussent voulu.»—Le froid, remarque Lubbock, est plus nécessaire que la chaleur aux habitants de ces maisons en neige dans lesquelles la température ne peut s'élever au degré de la glace fondante, sans que le toit ne dégèle et ne suinte, ne menace de pleuvoir et de s'écrouler sur ceux qu'il devrait abriter. Inconvénient grave, auquel on remédie tant bien que mal en tendant des peaux sous la voûte et sur le pourtour de la muraille, qu'on a eu soin de ne pas faire trop épaisse, pour qu'elle reste pénétrée de la froidure extérieure. Appendus aux parois, des sacs, comme en ont les équarrisseurs, renferment des viandes qui, pour se conserver fraîches, devraient rester constamment gelées, mais qui ne tardent pas à exhaler des miasmes puissants et subtils, qui transforment bientôt le taudis en un charnier inhabitable pour des Européens. Même dans leurs cabines étanches, les officiers de l'Alerte accueillaient mal toute hausse du thermomètre. Vêtus de leurs fourrures, la chaleur les fatiguait, dès que la température extérieure montait à plus d'une quinzaine de degrés au-dessous de zéro[43].
[43] A.-H. Markham, La Mer Glacée du pôle.
La saison la plus malsaine, nous dit-on, est le printemps, alors qu'il fait trop chaud pour rester, trop froid pour sortir. Dans ces huttes soigneusement calfeutrées, où l'on ne pénètre que par des passages souterrains, la chaleur que dégagent la respiration et la combustion des huiles et graisses dispense presque de toute autre source de chaleur. Au milieu du bouge brûle une lampe sur laquelle on met à fondre la neige qui servira de boisson. Au dessus, le mari fait aussi sécher ses bottes, dont le cuir raccorni est ensuite ramolli par l'épouse, qui le mâchera bravement entre ses puissantes molaires. On cuisine à cette lampe, on s'y éclaire pendant la longue nuit, qui, du soleil couché à son lever, ne dure pas moins de quatre mois.
Spectacle digne d'intérêt que ces pauvres gens groupés autour d'un lumignon fumeux. Tous les auteurs ont fait remonter les civilisations à l'invention du feu, et ils n'ont pas eu tort. L'humanité, autre que la bestiale, naquit sur la pierre du foyer. Le feu rayonne la chaleur et la lumière, double manifestation d'un même principe de mouvement. Sans trop réfléchir, on a donné à l'action calorique une prédominance qui appartient plutôt, nous semble-t-il, à l'action éclairante. Nous le voyons bien par l'exemple de ces Hyperboréens, qui, semblerait-il, auraient plus que personne besoin de recourir aux sources artificielles de chaleur; ce qu'ils ne font guère. Mais ils ne se passent point de lumière. Et s'ils s'en passaient, on ne voit pas en quoi ils seraient réellement supérieurs aux ours, leurs rivaux, et aux phoques dont ils font leur pâture. Nous attribuons à la lampe, plutôt qu'au foyer, moins à la chaleur qu'à la lumière, la transformation en hommes des anthropoïdes plus ou moins velus.
L'énorme alimentation développe une chaleur intérieure qui a pour résultat inattendu de rendre Esquimaux et Esquimaudes remarquablement précoces. En ces contrées arctiques, la puberté s'acquiert presque aussi rapidement que dans les pays tropicaux, et il n'est point rare de voir des fillettes, même de dix à douze ans, se marier avec des garçons à peine plus âgés. Les éphèbes des deux sexes se tiennent à part autant que possible, tout au moins pour les jeux; une stricte réserve leur est imposée.
La maisonnée n'aime pas à renoncer aux services de ses jeunes filles. Nombre de contes populaires nous les montrent empêchées par les frères d'épouser l'amoureux[44]. Ce n'est pas la dot qui arrête: elles apportent un couteau comme en ont nos selliers, un coupoir, un racloir, et enfin, si les moyens le permettent une lampe; en retour elles recevront un costume complet; quand elles l'acceptent, affaire conclue. Presque toujours, le jeune homme simule le rapt et la violence; il est jusqu'à un certain point, sous l'obligation de se livrer à des voies de fait sur la personne de sa préférée. Sitôt après les noces, les conjoints ne gardent plus de ménagements, semblent étrangers à toute pudeur, et les missionnaires de s'indigner et de tancer leur indécence, leur sans-gêne excessif[45]. Ces grands enfants n'ont pas dépassé la période de l'animalité, ont encore à apprendre que tous les besoins physiques ne doivent pas être satisfaits en public. Ils s'excusent en montrant l'espace exigu dans lequel ils sont renfermés pendant de longs mois d'hiver: un trou sous la neige, où, toujours accroupis, il ne peuvent même s'étendre pour dormir.
[44] Rink, Eskimo Tales.
[45] Grundemann, Kleine Missions Bibliothek.
La promiscuité dans laquelle ils se vautrent excite, à bon droit, notre dégoût. Mais prenons garde de nous en prévaloir comme d'un mérite, et de nous targuer d'une moralité due à plus de confort.
Tous les voyageurs constatent que, chez les Inoïts, le nombre des femmes l'emporte notablement sur celui des hommes, anomalie dont on n'est pas longtemps à découvrir la cause. Dans leurs expéditions si périlleuses, maints pêcheurs se noient malgré leur habileté à conduire leurs batelets par les plus grosses mers. Il en est du kayak comme de la cruche qui tant va à la fontaine qu'elle casse. Conséquence de cette mortalité masculine: la polygamie. Les voisins se font un point d'honneur de pourvoir à l'entretien de la famille qui a perdu son chef. Quelqu'un se dévoue, épouse la veuve et adopte les enfants, eût-il déjà les deux sœurs, ou la mère avec la fille[46]. Les Itayens, dépourvus de barques et disposant de moindres ressources alimentaires, sont, par contre, moins exposés aux périls de la mer. Par suite, leur population masculine équilibre la féminine. Chacun a sa chacune et pas davantage. Mais cette monogamie n'est qu'apparente, et, en ce lieu, toutes ont été faites pour tous, suivant la loi formulée au Roman de la Rose. La chasteté n'est point une vertu esquimale. Quand souffle certain vent du sud, mainte femme va courir le guilledou, elle sait une hutte avec compère au logis et commère en maraude. Ainsi débute l'institution matrimoniale, à l'endroit où commence l'espèce humaine. Les adultères sont aventures quotidiennes, et sur ce point les maris ne cherchent point querelle à leur moitié. A une condition pourtant, c'est que leur épouse n'ait cherché à se distraire qu'auprès d'un autre époux auquel on l'eût prêtée volontiers, pour peu qu'il en eût fait la demande[47]: entre les membres de l'association maritale, il y a compte courant et crédits largement ouverts. Chez les Esquimaux comme chez les Caraïbes de l'Orénoque[48], pourvu que la partie se joue entre compagnons, ce qu'on perd pourra se rattraper. Mais la chose prendrait autre tournure, si la légitime s'oubliait avec un célibataire auquel la loi du talion ne serait pas applicable.