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Оглавление[46] Cranz.
[47] Ross, Second Voyage.
[48] Gumilla.
Curieux débris d'une époque primitive, que cette confraternité de maris, qui s'approprie la collectivité des femmes et la totalité des enfants. La tribu est alors une grande frérie. Passent pour frères tous les époux et pour sœurs toutes les épouses; sont frères tous les cousins, sœurs toutes les cousines: une génération de frères succède à une génération de frères.
En nos sociétés policées, tout enfant qui voit le jour a la vie acquise, au moins s'il est bien constitué; les parents qui tuent leur enfant sont, par les législations actuelles, punis presque aussi sévèrement que tous autres meurtriers; et de plus l'opinion les voue à l'opprobre. Mais on se tromperait fort en pensant qu'on a toujours donné si grande valeur à la vie d'un petiot,—la faiblesse même—qui n'est encore qu'une promesse, rien qu'une espérance lointaine. Nul fait peut-être ne mesure mieux les progrès accomplis par notre espèce depuis l'époque glaciaire,—les progrès moraux, d'une lenteur désespérante, ne deviennent sensibles que sur de vastes périodes. Nos ancêtres n'admettaient pas que le nouveau-né eût droit à l'existence. La mère l'avait laissé tomber par terre; il devait y rester jusqu'à ce que le chef de famille—nous allions dire le père,—jusqu'à ce que le maître le ramassât ou permît de le ramasser. Avant qu'il eût fait signe, l'objet ne valait guère mieux qu'une motte, ce n'était encore qu'un peu de terre organisée. De là, ces innombrables légendes d'enfants portés au désert ou dans la forêt, exposés en un carrefour, mis sur une claie d'osier et abandonnés au fil de l'eau. Pour quelques-uns qui furent recueillis, nous dit-on, ou allaités par des biches, des louves et des ourses, combien furent dévorés, combien de déchiquetés par les corbeaux[49]! De là encore, ces jours néfastes, dans lesquels l'enfant ne naissait que pour être mis à mort; de là, ces horoscopes funestes; les lois cruelles qui décimaient les garçons, tierçaient les filles[50]; de là, ces pratiques odieusement bizarres pour décider de la légitimité ou de l'illégitimité des naissances;... pures allégations, misérables prétextes. La pureté de la race, les arrêts des Parques, n'étaient mis en cause que pour les dupes. Combien plus simple la réalité! On ne pouvait nourrir qu'un petit nombre d'enfants, donc il fallait se débarrasser des autres. De tous les prétextes le plus obscur semblait le moins douloureux. A mesure que la pitié parlait plus haut, on s'arrangeait de manière à faire peser la responsabilité de l'exécution sur le hasard, sur des causes éloignées. Mais quels que fussent les sorts consultés, le nombre des enfants gardés était proportionnel aux subsistances. En nos pays, on immolait jadis; ailleurs, on supprime toujours les nourrissons privés de leur mère. En pays allemands, on jetait les orphelins d'un indigent dans la même fosse que leur père. On ne l'a pas assez dit, assez répété: la civilisation augmente avec la nourriture et la nourriture avec la civilisation. L'espèce humaine, question de subsistances. Plus il y aura de pain, plus il y aura d'hommes, et mieux le pain sera réparti, meilleurs deviendront les hommes.
[49] Comme à Madagascar.
[50] Radjpoutana, les Todas, etc.
Bessels vit mourir un chef de famille, père de trois enfants. La mère, alors, allégua l'impossibilité de nourrir son dernier-né, un bébé de six mois, l'étouffa en un tour de main, et le déposa dans la tombe du mari. Au père-esprit de charger le mioche sur l'épaule, et de subvenir à ses besoins dans l'autre monde, où, dit-on, la nourriture est moins parcimonieusement mesurée que dans le nôtre.
Loin d'être le fait de parents dénaturés, l'infanticide passait donc pour un droit et même pour une nécessité à laquelle il eût été criminel de se soustraire. A plus forte raison, l'avortement n'était qu'un accident vulgaire. Parmi nombre de sauvages, il va de soi que la fille, tant qu'elle n'est pas mariée, n'a pas la permission d'avoir un enfant, à la subsistance duquel elle ne pourrait pourvoir. Si elle accouche tout de même, il faudra que les ayants droit expédient sa progéniture; mais, si elle simplifie la besogne, en se débarrassant du fruit avant maturité, tant mieux!
Pour en revenir à nos Esquimaudes, celles qui prévoient qu'elles ne pourront élever l'enfant recourent à l'avortement: avec un objet pesant ou un manche de fouet, elles se frappent et compriment, mais sans parvenir toujours à leurs fins, car elles paraissent faites, disent les obstétriciens, pour concevoir facilement et mener le fœtus à bien. Plusieurs se livrent sur elles-mêmes à une opération de haute chirurgie, au moyen d'une côte de phoque bien affilée; elles enveloppent le tranchant avec un cuir qu'elles écartent ou remettent en place au moyen d'un fil. On ne dit pas combien en meurent ou restent estropiées.
Le malthusisme, dernier mot de l'économie officielle,—dernier mot aussi des pays qui s'en vont,—est pratiqué largement par ces primitifs qui ne permettent à une femme que deux à trois enfants vivants, et tuent ensuite ce qui, fille ou garçon, commet le crime de naître. Faisant elle-même l'office de bourreau, la mère étrangle le nouveau-né ou l'expose dans une des anfractuosités qui abondent entre la glace fixe de la côte et la glace flottante du large, triste berceau! A marée montante, le flot saisit le misérable, et s'il n'est pas déjà mort de froid, le tue en le roulant sur la plage, en le raclant contre les galets.
Mais ces exécutions répugnent aux mères, surtout quand l'enfant demande à vivre, et que son œil s'est ouvert largement à la lumière du jour. De plus en plus, l'opinion se prononce contre les infanticides, ne les permet qu'en cas de nécessité. Encore, dit-on qu'ils portent malheur au village et que la nuit on entend les gémissements lamentables du pauvre innocent. Même croyance en Laponie, où des mères coupent la langue du petit avant de le jeter dans la forêt[51].
[51] Nouvelle Revue.
Qu'elles se fassent avorter ou qu'elles étranglent la progéniture surabondante, elles ne sont pas mauvaises mères pour cela. Touchante est leur sollicitude, innombrables les soucis qu'elles se donnent pour les enfants, après et même avant la naissance. La femme enceinte est dispensée de tout gros travail,—pourquoi nos civilisés ne vont-ils pas à cette école?—elle ne mange que du gibier apporté par le mari, que du gibier qui n'a pas été blessé aux entrailles[52]; deux prescriptions qui demandent commentaire. L'enfant, même né en justes noces, courrait le risque de devenir bâtard, s'il était nourri d'autres aliments que ceux apportés ou présentés par son père, ce qui est une des pratiques dites de la couvade, et suffirait déjà à l'expliquer. Car le père, quand il veut reconnaître son enfant, est jaloux de le soigner et de le nourrir pour sa part. Là-bas on insiste beaucoup plus qu'on ne fait chez nous sur la corrélation qui existe entre l'organisme et l'aliment qui le constitue. L'animal ne doit pas avoir été blessé aux entrailles, de peur que, par sympathie, la femme ne souffre dans les siennes. Cette dernière croyance n'est point particulière aux Inoïts, tant s'en faut; nous la retrouvons dans l'Inde[53], en Abyssinie et au Zanzibar. Nous connaissons des légendes suédoises, qui racontent comment la dame châtelaine vint à mourir ou avorter, parce que son chevalier, sans prendre garde, avait tué une biche pleine.
[52] Rink, Eskimo Tales.
[53] Cfr. Maha Bharata, Adi Parva.
Avec une tendre sollicitude, les bonnes amies versent, sur la tête de la femme en travail, le contenu d'un pot de chambre, pour la fortifier, disent-elles. Après la délivrance, elles coupent le cordon ombilical avec les dents, quelquefois avec un coquillage tranchant, jamais avec ciseaux ni couteau; et ce cordon est gardé avec grand soin pour qu'il porte bonheur au nouveau-né. Sitôt qu'il lui est possible, la jeune mère mange d'un hachis dans lequel on a fait entrer de bons morceaux: le cœur, les poumons, le foie, l'estomac, les intestins de quelque robuste animal—moyen de procurer au nourrisson santé, vigueur et longue vie. Pendant quelques jours, aucun feu n'est allumé dans la hutte, rien ne sera mis à cuire au-dessus de la lampe domestique,—aucun os ne doit être emporté hors de la demeure,—le père et la mère ont chacun son broc, auquel il est à tout autre défendu de boire;—pendant six semaines il est interdit aux parents de manger dehors, à la mère de passer le seuil de la porte. Ce terme expiré, elle fait sa tournée de visites, habillée de neuf, et jamais plus elle ne touchera les vêtements qu'elle portait lors de ses relevailles. Durant une année, elle ne mangera jamais seule,—toutes prescriptions auxquelles, en cherchant bien, on trouverait des parallèles dans notre «Évangile des Quenouilles».
Au nouveau-né, la mère réserve les plus belles fourrures et le père sert le morceau délicat de sa chasse. Pour lui faire des yeux beaux, limpides et brillants, il lui donne à manger ceux du phoque. On se plaît à lui donner le nom de quelqu'un qui vient de mourir:—«pour que le défunt trouve repos dans la tombe[54]». «Nom oblige», et, plus tard, l'enfant sera tenu de braver les influences qui ont occasionné la mort du parrain. Le brave homme est-il mort dans l'eau salée? eh bien, que notre garçon se fasse loup de mer!
[54] Rink.
En toute l'Esquimaudie, pères et mères à l'envi choient leur progéniture, jamais ne la frappent, rarement la réprimandent. La petite créature se montre reconnaissante, ne geint ni ne criaille; les bambins grandissant ne traversent pas d'«âge ingrat», ne se font pas taquins et revêches, contredisants et désagréables; l'ingratitude n'est pas leur fait; onques Inoït ne leva la main sur père ou mère. Dans le Groenland danois, on a vu des fils renoncer à des positions avantageuses pour revoir leurs parents, ou entourer de soins leur vieillesse. Vertu esquimaude que l'affection familiale. Maman Gâteau est une Inoïte, Inoït aussi le papa qu'un voyageur vit sangloter,—on l'eût coupé en morceaux qu'il n'eût pas poussé un gémissement,—sangloter, disons-nous, parce que son gamin n'arrivait pas à claquer du fouet aussi fort que les camarades. Ce père si tendre se gardera pourtant d'énerver le fils chéri, il tiendra à le faire chasseur infatigable, et pour faciliter la chose, lui servira la viande sur les grandes bottes qu'il a plus d'une fois imprégnées de sueur.
Les nourrices, émules des kangouroutes, portent le nourrisson dans leur capuche, ou dans une de leurs bottes, jusqu'à la septième année, les allaitant toute cette période. Elles ne le sèvrent jamais; aussi leurs mamelles s'allongent jusqu'à devenir hideuses. On a vu de grands garçons, flandrins de quinze ans, ne pas se gêner pour têter leur mère, au retour de la chasse, en attendant que le souper fût prêt. Dans cette lactation prolongée, il y a le désir et le moyen d'assurer à l'enfant quelque nourriture au milieu des disettes réitérées, il y a aussi un signe de tendresse et d'affection. Ainsi nous lisons dans les légendes tatares:
«Le héros Kosy enfourcha le cheval Bourchoun et fit sa prière. Sa mère pleurait: Arrive à bon port! Et découvrant ses seins: Bois-y encore, et de ta mère il te souviendra[55].»
[55] Radloff, Volkslitteratur der Türkischen Staemme Süd Siberiens, II, 281, et IV, 344.
Il est des Esquimaudes qui vont plus loin dans leurs démonstrations affectueuses, et qui, poussant la complaisance aussi loin que maman chatte et maman ourse, lèchent le poupard pour le nettoyer, le pourlèchent de haut en bas; tendresse bestiale qui nous froisse dans notre vanité d'espèce supérieure. Elles ne verraient pas la moindre ironie dans «l'enfantine» qu'on chante à Cologne, versiculets qu'un littérateur de l'école naturaliste traduirait sans embarras:
Wer soll' de Windle wasche, Der muss den Dreck wegfrasse[56]!...
[56] Panzer, Sammlung, etc.
L'existence des sociétés comme celle des individus dépend, disions-nous, des aliments mis à leur disposition; selon que cette quantité augmente, la population s'accroît. Mais si la nourriture devient insuffisante, manifestement insuffisante, force est de se débarrasser des bouches inutiles, non-valeurs sociales. La «vivende» est retranchée à ceux qui ont la moindre vie devant eux; le droit de vivre est la possibilité de vivre. Dans ces conditions, le meurtre des enfants a pour triste complément celui des vieillards; on abandonne ceux-ci, on expose ceux-là. Telle est la règle contre laquelle ces malheureuses sociétés se débattent comme elles peuvent. Quand il faut choisir, les unes perdent les enfants et même des femmes pour sauver les vieillards, chez les autres tous les vieillards y passent avant qu'il soit touché à une tête blonde. Le plus souvent, les grands-parents réclament comme un droit, ou comme une faveur, d'être immolés aux lieu et place des petits. Qu'il nous suffise d'avoir énoncé la loi, sans l'appuyer par les exemples qu'en pourraient donner nos ancêtres et de nombreux primitifs. Maudirait-on la cruauté de ces hordes et peuplades qui ne sont pas arrivées à être humaines? Combien souvent elles préféreraient se montrer compatissantes... si elles en avaient le moyen! Il va de soi que la plupart du temps les malades sont assimilés aux vieillards, puisqu'ils vivent comme eux sur la masse qui ne dispose que de courtes rations.
Tant que l'on conserve quelque espoir, on s'empresse autour du malade. Les femmes en chœur psalmodient leur Aya Aya, car elles connaissent la puissance des incantations. La matrone met sous le chevet une pierre de deux à trois kilogrammes, dont le poids est proportionnel à la gravité de la maladie. Chaque matin elle la pèse en prononçant des paroles mystérieuses, se renseignant ainsi sur l'état du patient et ses chances du guérison. Si le caillou s'alourdit constamment, c'est que le malade n'en réchappera pas, que ses jours sont comptés.
Alors les camarades construisent à quelque distance une hutte en blocs de neige; ils y étendent quelques «pelus[57]» et fourrures, portent une cruche d'eau et une lampe qui durera ce qu'elle pourra. Celui que rongent les souffrances, qu'accablent la vieillesse ou les infirmités croissantes, dont l'entretien devient difficile, et qui se reproche de coûter à la communauté plus qu'il ne rapporte, se couche: frères et sœurs, femmes autant qu'il en a, fils et filles, les parents et amis viennent faire leurs adieux, s'entretenir avec celui qu'ils ne verront plus. On ne reste pas davantage qu'il est nécessaire, car, si la mort surprenait le malade, les visiteurs devraient dépouiller au plus vite leurs habits et les jeter au rebut, ce qui ne laisserait pas que d'être une perte sensible. Nulle émotion apparente, ni cris, ni larmes, ni sanglots; on s'entretient tranquillement et raisonnablement. Celui qui va partir fait ses recommandations, exprime ses dernières volontés. Quand il a dit tout, les amis se retirent, l'un après l'autre, et le dernier obstrue l'entrée avec un bloc de glace. Dès ce moment, l'homme est défunt pour la communauté. La vie n'est qu'un ensemble de relations sociales, une série d'actions et de réactions appelées peines ou plaisirs, moins différentes entre elles qu'on ne pense. La mort, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, est un acte individuel. Les animaux le comprennent ainsi, et s'ils ont la rare chance de finir autrement qu'assassinés et dévorés, dès qu'ils sentent la faiblesse les gagner, ils vont se cacher au plus épais fourré, se terrer dans le plus profond trou, disparaître dans la plus obscure caverne. A ce point de vue, le primitif est encore un animal: il sait qu'il faut mourir seul. Nulle part cette expression ne se trouve plus vraie que chez les Esquimaux. La dernière scène de leur vie, permis de la trouver d'un égoïsme hideux et repoussant; permis aussi d'y voir un acte solennel et grandiose, empreint de lugubre majesté.
[57] Terme employé par les Franco-Canadiens.
Déjà la hutte n'est plus qu'une tombe, celle d'un vivant, qui durera quelques heures encore, peut-être quelques jours. Il a écouté la porte se fermer, les voix s'éloigner. La tête penchée en avant, les mains appuyées sur les cuisses, il pense et se souvient. Ce qu'il vit, ce qu'il sentit jadis, lui revient en mémoire; il se rappelle son enfance et sa jeunesse, ses exploits et ses amours, ses chasses et aventures; il remonte la trace de ses pas. Plus d'espoirs maintenant, plus de projets, et quant aux regrets, à quoi bon? Qu'importe maintenant l'orgueil, qu'importe la vanité? Personne à jalouser, personne à mépriser. Seul à seul avec lui-même, il peut se mesurer à sa juste valeur.—«Je fus cela, autant et pas davantage.» Quitter la vie, ses fatigues, ses fréquentes famines, ses déboires et chagrins, il en prendrait facilement son parti. Mais ce terrible inconnu de là-bas intimide; mais ce monde des esprits dont les Angakout racontent de terribles visions?... La fièvre l'altère, ronge les organes et lui dévore les entrailles. Il boit quelques gorgées, mais retombe épuisé. La lampe s'est éteinte; nulle nuit ne fut plus obscure. Ses yeux voilés et ténébreux épient la Mort. Il la voit, la Mort. Elle s'est montrée à l'horizon, point noir sur la grande plaine blanche que la pâle lueur des étoiles éclaire vaguement. La Mort avance, la Mort approche. Elle grandit de minute en minute, glisse silencieuse sur la neige épaisse. Il compte ses pas... La voici, la Mort. Déjà elle soupèse le harpon dont il transperça maintes fois l'ours et le phoque. Elle se redresse, lève le bras. Il attend, attend...
A la vue de cette hutte isolée, mystérieuse, des étrangers apprenant ce qui s'y passait, ont été saisis d'horreur et de compassion. Ils ont éventré la muraille et qu'ont-ils vu? Un mort, les yeux grand ouverts sur l'infini. Ou bien un mourant qui d'une voix de reproche:—«Que faites-vous? Pourquoi me troubler? C'était assez de mourir une fois!»
Les Tchouktches, qu'on prend généralement pour un rameau du tronc inoït, prétendent que c'est faiblesse et fausse compassion de ne pas faire brusquement sauter le pas à ceux qui s'en vont. Il vaut mieux en finir d'un coup que de savourer longtemps la mort dans sa tristesse, que d'être rongé par la douleur. Donc, ils vous expédient les gens de diverses manières. Mais ne les accusez pas d'y mettre de sensiblerie!
L'individu qui se permet d'être malade pendant plus de sept jours, est admonesté sérieusement par ses proches, qui, lui passant une corde au cou, se mettent à courir vivement autour de la maison. S'il tombe, tant pis! On le traînera par les ronces et les cailloux, hop, hop!—Guéris ou crève! Après une demi-heure de ce traitement il est mort ou se déclare guéri. Si pourtant il hésite encore, on le pousse ou on le porte au cimetière, où il est incontinent lapidé ou piqué de manière à ne plus broncher. Sur son cadavre on lâche des chiens qui le dévorent, et ces chiens seront mangés à leur tour. Rien ne se perd, rien ne se perdra. Ces Tchouktches sont décidément plus forts que nos économistes libéraux, école Manchester.
Les braves—ils ne sont point rares—les braves qui se sentent déjà sur le déclin, convoquent les parents et amis à un repas d'adieu dont ils font gaiement les honneurs. Après le dernier service, les invités se retirent discrètement, le patron se couche sur le flanc, et reçoit un bon coup de lance, qu'un camarade veut bien lui octroyer; mais, le plus souvent, il s'adresse à un robuste gaillard qu'il paie et aposte exprès.
Aux vieillards, aux gens affaiblis, décidément inutiles, on demande s'ils n'en ont pas assez? Il est de leur devoir, il est de leur honneur, de répondre oui. Là-dessus on maçonne, au champ des morts, une fosse ovoïde qu'on remplit de mousse, et aux extrémités on roule des pierres grosses et pesantes qui fixent deux perches horizontales. Sur la pierre du chevet, on égorge un renne dont le sang se répand à flots sur la mousse, et sur cette couche rougie, tiède et douillette, le vieillard s'allonge. En un clin d'œil il se trouve ficelé aux perches, et on lui demande:—Es-tu prêt? Au point où en sont les choses, ce serait honte et sottise d'articuler une réponse négative, que d'ailleurs on ferait semblant de ne pas entendre.—«Bonsoir les amis!» On lui bouche les narines avec une substance stupéfiante; on lui ouvre l'artère carotide, et au bras une grosse veine; en un rien de temps il est saigné à blanc.
L'opération chirurgicale est accomplie par les notables, ou simplement par des femmes, selon la considération dont jouissait l'individu. Si on tient à des obsèques particulièrement distinguées, le corps est brûlé avec celui du renne, qu'on présume servir à festins dans l'autre monde. Si le défunt appartient au vulgaire, on l'enterre purement et simplement, et les «affligés» se feront un devoir de manger à son intention le renne, dont ils briseront les os... Pourquoi? Probablement pour que l'animal ne renaisse pas sur terre et reste propriété du mort dans l'Hadès tchouktche.
Quand des mœurs pareilles se sont perpétuées chez un peuple hardi, tant soit peu guerrier et pirate, les hommes tiendront à honneur de mourir sur le champ de bataille. Au besoin, ils prétexteront des duels pour se faire expédier par leurs intimes, à la façon des Scandinaves. Ils diront, comme les anciens Hellènes: Qui meurt jeune est aimé des dieux.
Les rits funéraires sont moins uniformes que toutes autres coutumes. La majeure partie des Esquimaux ensevelissent leurs cadavres sous un amas de pierres ou dans des crevasses de rochers; des Groenlandais et Labradoriens les jettent à la mer; leurs congénères d'Asie les brûlent, les enterrent ou les font manger aux bêtes. Chacun estime sa manière la meilleure. Mais il est de croyance générale que la mort n'est pas le terme de l'existence. Que les défunts exercent sur les vivants une action variée et généralement funeste. Qu'ils sont méchants pour la plupart, au moins à l'état de revenants. Qu'ils passent leur temps à souffrir le froid et la faim. On s'abstient autant que possible d'approcher leurs demeures, surtout si elles sont occupées depuis peu; mais le passant pieux dépose sur les tombes au moins une miette de nourriture. A la grande cérémonie d'adieu, les amis et connaissances apportent de la viande, dont chacun coupe deux morceaux, un pour lui, un autre pour le mort; ils tailladent une couverture:—«Tiens, mange! Tiens, couvre-toi!» Le couteau dont on fait usage est dissimulé par les assistants, qui rangés en cercle se le passent par derrière, comme cela se pratique dans un de nos jeux innocents: le furet du bois joli. Et pendant que la lame circule, chacun parle au mort pour distraire son attention, chacun a quelque chose de particulier à lui dire.
En signe de deuil, la veuve itayenne modifie son costume, s'abstient de certains aliments, de diverses occupations. Elle se prive, par devoir rigoureux, de tout soin de propreté. Les amis se bouchent une narine avec un tampon d'herbes, qu'ils n'ôtent de plusieurs jours: naïf symbole:—«Nous ne respirons plus qu'à demi, nous sommes à demi morts de chagrin...» Ceux qui souffrent réellement se mettent en quête d'aventures périlleuses, pour absorber leurs regrets dans la fatigue physique, et noyer leur douleur dans l'excitation passionnée que procure le sentiment du danger.
A la Toussaint, à nos «messes du bout de l'an» correspondent là-bas les fêtes et anniversaires des morts que, suivant les cantons, on célèbre assez diversement; mais partout on danse, on saute, on joue des pantomimes qui ont la prétention d'être des biographies; on festoie aux dépens de la famille qui se démunit de tout pour bien faire les choses, distribuer largement de la victuaille et des fourrures. Ceux qui ne peuvent davantage ne donnent que des bagatelles, mais personne ne s'en retourne à vide.
A propos des silhouettes découvertes sur les fossiles de Thayingen, on contestait aux peuples enfants la faculté de produire des dessins qui seraient supérieurs aux barbouillages d'écoliers.
A cette assertion aprioristique, il a été répondu par de nombreux exemples: les Bochimans, les Australiens, et tant d'autres. Nos Inoïts représentent assez correctement des scènes de chasse et de pêche, des ours, phoques et baleines[58]. Cailloux pointus, mauvais couteaux, ivoires d'une dureté extrême, cornes raboteuses, os de courbure irrégulière, combien ingrate la matière, combien rebelles les instruments! Rink a fait illustrer son volume de Contes Inoïts par un artiste du crû, dont les dessins naïfs, mais très expressifs, pourraient passer pour de ces anciennes estampes que se disputent les amateurs. On recommande aux connaisseurs une collection de bois[59] gravés par des naturels.
[58] Dall, Alaska.
[59] Kaladlit Assialiait. Imprimée à Gothaeb, du Groenland, par Mœller et Berthelsen, 1860.
Ces Esquimaux possèdent à un haut degré le sens de la forme et des proportions relatives; ils ont l'abstraction géométrique si facile, qu'ils ont dressé des cartes de leur pays assez exactes pour servir utilement aux explorateurs. Les plans de Noutchégak et autres localités, levés par Oustiakof, un de ces sauvages, ont passé longtemps pour être suffisamment corrects. Hall a orné son livre d'une planche de Rescue Harbour, œuvre de Coudjissi. Rey montra une de ses cartes marines à un indigène, qui la comprit fort bien, demanda un crayon, en traça une autre avec un plus grand nombre d'îles,—addition précieuse[60]. Ces talents ne laissent pas que de rehausser les Esquimaux, et de leur donner quelque importance dans l'étude de la mentalité. Des Indous et Parsis, des Tamouls et Musulmans, fort intelligents sur d'autres points[61], ne comprennent rien à nos images, dessins et photographies, montrent sur ce point une maladresse qui étonne. Un savant brahmane, auquel on faisait voir un portrait d'un cheval, vainqueur au Derby, demandait avec le plus grand sérieux, semblait-il: «Cela représente la royale cité de Londres?»[62].
[60] Yule, Ava.
[61] Ross, Second Voyage.
[62] Schwarzbach, de Graaf Reynet, Bulletin de la Société de Géographie de Vienne, 1882.
Depuis que Dalton découvrit sur lui-même que tous les hommes ne voient pas les teintes de la même manière, on s'est aperçu, avec surprise, que la cécité totale ou partielle quant à certaines couleurs, est un fait physiologique assez fréquent: la partie tout à fait centrale de la rétine se montre seule sensible aux nuances, mais la lumière et l'ombre l'impressionnent sur toute son étendue. Là-dessus, les linguistes, Geiger en tête, crurent apporter à la doctrine de l'évolution une preuve décisive. Constatant que les noms de couleurs assignées par Homère à certains objets ne cadrent manifestement pas avec ceux que nous leur attribuons,—ainsi Apollon n'a pas eu les cheveux violets (si tant est que nos lexiques donnent toutes les significations des mots),—ils se crurent en droit d'affirmer que le sens de la couleur s'est modifié dans notre espèce depuis l'époque historique.
Accueillie avec faveur, la théorie devint à la mode. L'illustre M. Gladstone, alors ministre des finances de la Grande-Bretagne, jugea à propos de s'y rallier. On y voyait une preuve de la supériorité de nos civilisés sur nos ancêtres intellectuels, les Grecs et les Romains, et à plus forte raison sur tous les sauvages. On ne réfléchissait pas assez que des Tatars qui perçoivent les planètes de Jupiter à l'œil nu, que les Cafres dont la puissance visuelle est à la nôtre comme 3 est à 2, pourraient, s'ils s'en donnaient la peine, distinguer des nuances imperceptibles à notre regard,—et qu'en effet, les Hottentots, les misérables Hottentots, ont trente-deux expressions pour désigner les différentes couleurs. En elle-même, la théorie Geiger paraît plausible; nous la dirions même vraie, sauf que le développement dont il s'agit a dû s'opérer sur une période tout autrement longue que trois ou quatre milliers d'années. Quoi qu'il en soit, la question occupant alors les bons esprits, Bessels peignit en diverses couleurs une feuille de papier quadrillé, et questionna treize Itayens, hommes, femmes, enfants, chacun séparément. Tous distinguèrent les carrés blanc, jaune, vert foncé, noir, mais aucun ne parut différencier le brun du bleu.—L'observation est intéressante, mais non pas décisive. Qu'on se rappelle comment on enseigne aux écoliers qu'il faut regarder pour voir, écouter pour entendre. Nous ne percevons nettement que les objets sur lesquels notre attention éveillée a déjà dirigé les efforts de l'intelligence. Il ne suffit pas d'une vue perçante pour reconnaître autant de colorations que pourrait le faire un assortisseur des Gobelins, ni pour apprécier les gammes chromatiques qu'un peintre saisit sans effort. L'oreille inexercée n'est qu'un médiocre instrument à côté de celle du musicien qui, dans le large volume de sons qu'épanche un puissant orchestre, découvre la demi-note incorrecte qu'un exécutant a laissé échapper. Dans ce que nous prenons pour le silence de la forêt, le braconnier, le garde-chasse notent des bruits significatifs qui échappent à tous ceux auxquels ils ne disent rien. S'ils confondent le brun et le bleu, la faute n'en est certainement pas à l'organe visuel de ces Inoïts, mais à leur indifférence: ils les distingueraient, nous n'en doutons pas, si pendant une génération ou deux ils y avaient quelque intérêt.
Voilà ce que nous avions à dire sur les Esquimaux du nord, en prenant pour point de départ le village d'Ita. Nulle peuplade n'a meilleur droit à des études patientes et consciencieuses. Elle ne compte, il est vrai, qu'une centaine d'individus, n'emplit qu'une demi-douzaine de bouges et tanières, mais leur hameau est littéralement au bout de la terre, et ses habitants, sentinelles perdues dans les neiges et les glaces, sont à la fois les derniers du monde habité et les plus primitifs des hommes.