Читать книгу Histoire chantée de la première République, 1789 à 1799 - Louis Damade - Страница 19
MONSIEUR ET MADAME DENIS
ОглавлениеSOUVENIRS NOCTURNES DE DEUX ÉPOUX DU XVIIe SIÈCLE
Il avoit plu toute la journée, et, n’ayant pu aller le soir faire leur partie de loto chez Mme Caquet, sage-femme, rue des Martyrs, Mr et Mme Denis s’étoient couchés de bonne heure. Au bout de vingt-trois minutes, Mme Denis qui ne dormoit pas, impatiente du silence obstiné de son mari, qui n’avoit pas cessé de lui tourner le dos, soupira trois fois et prit la parole:
Quoi! vous ne me dites rien?
Mon ami, ce n’est pas bien;
Jadis, c’étoit différent,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
J’étais sourde à vos discours,
Et vous me parliez toujours.
MONSIEUR DENIS (se retournant.)
Mais, m’amour, j’ai sur le corps
Cinquante ans de plus qu’alors,
Car c’étoit en mil-sept-cent,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en.
O premier de mes amours,
Que ne duriez-vous toujours!
MADAME DENIS (se ravisant.)
C’est de vous qu’en sept-cent-un
Une anguille de Melun
M’arriva si galamment!
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
Avec des prunaux de Tours
Que je crois manger toujours.
MONSIEUR DENIS
En mil-sept-cent-deux, mon cœur
Vous déclara son ardeur;
J’étois un petit volcan,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en.
Feu des premières amours,
Que ne brûlez-vous toujours!
MADAME DENIS
On nous maria, je crois,
A Saint-Germain-l’Auxerrois:
J’étois mise en satin blanc,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
Du plaisir charmants atours,
Je vous conserve toujours!
MONSIEUR DENIS (se mettant sur son séant.)
Comme j’étois étoffé !
MADAME DENIS (s’asseyant de même.)
Comme vous étiez coiffé !
MONSIEUR DENIS
Habit jaune en bouracan,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
MADAME DENIS.
Et culotte de velours
Que je regrette toujours.
(Continuant:)
Comme en dansant le menuet
Vous tendîtes le jarret;
Ah! vous alliez joliment,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
MONSIEUR DENIS
Aujourd’hui nous sommes lourds,
On ne danse pas toujours.
(S’animant:)
Comme votre joli sein
S’animoit sous le satin!
Il étoit mieux qu’à présent,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
Belles formes, doux contours
Que ne duriez-vous toujours!
MADAME DENIS
La nuit, pour ne pas rougir,
Je fis semblant de dormir;
Vous me pinciez doucement,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
Mais, à présent, nuit et jour,
C’est moi qui pince toujours.
MONSIEUR DENIS
La nuit, lorsque votre époux
S’émancipait avec vous,
Comme vous faisiez l’enfant!
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
Mais on foit les premiers jours
Ce qu’on ne foit pas toujours.
MADAME DENIS
«Comment avez-vous dormi?»
Nous demandoit chaque ami;
«Bien» répondois-je à l’instant,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
Mais nos yeux et nos discours
Se contredisoient toujours.
MONSIEUR DENIS (lui offrant une prise de tabac.)
Demain, songez, s’il vous plaît,
A me donner un bouquet.
MADAME DENIS (tenant la prise de tabac sous le nez.)
Quoi c’est demain la Saint-Jean?
MONSIEUR DENIS (rentrant dans son lit.)
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
époque où j’ai des retours
Qui me surprennent toujours.
MADAME DENIS (se recouchant.)
Oui, jolis retours, ma foi!
Votre éloquence avec moi
Éclate une fois par an,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
Encore votre beau discours
Ne finit-il pas toujours.
(Ici. M. Denis a une réminiscence.)
MADAME DENIS (minaudant.)
Que faites-vous donc, mon cœur?
MONSIEUR DENIS
Rien!... je me pique d’honneur.
MADAME DENIS
Quel baiser!... il est brûlant...
MONSIEUR DENIS (toussant.)
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en.
MADAME DENIS (rajustant sa cornette.)
Tendre objet de mes amours,
Pique-toi d’honneur toujours!
Ici le couple bailla,
S’étendit et someilla,
L’un marmottant en ronflant:
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en;
L’autre: Objet de mes amours,
Pique-toi d’honneur toujours!