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La protection et la liberté commerciale en 1884.

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Le moment semble opportun d’examiner, en dehors de toute préoccupation politique, quelques-unes des questions que soulève la crise agricole. Le Parlement est saisi de projets de loi portant modification des tarifs de douane sur les céréales et sur le bétail. Il se produit dans le monde agricole un mouvement plus ou moins réfléchi qu’explique, sans le justifier, selon nous, le malaise général de la culture: la protection douanière, voilà le remède! semble-t-on s’écrier de toutes parts. On s’adresse aux pouvoirs publics, leur demandant de frapper l’importation des céréales et du bétail d’un droit qu’on n’ose fixer à un chiffre équivalent à la prohibition et dont la quotité varie suivant les milieux, de 3 à 5 fr. le quintal pour le blé, de 15 à 100 fr. par tête de gros bétail. Ces réclamations menacent de se transformer en mandat impératif lors des prochaines élections; elles servent, en tou cas, dès aujourd’hui comme de mot d’ordre aux ennemis de la République dans leurs attaques contre le Gouvernement. A les entendre, un homme étranger aux choses agricoles pourrait croire que ces plaintes sont inspirées, justifiées peut-être, par une insuffisance considérable de notre récolte en blé, nous menaçant d’une importation formidable, et par un avilissement extrême du prix de la viande, résultant d’un excès de production ou d’importation de bétail. Quelques remarques à ce sujet avant d’aller plus loin.

La production du blé, en France, dans les trois dernières années, a été, en nombres ronds, la suivante:


La consommation totale de la France en blé (pain, pâtes alimentaires, semence, etc...) évaluée il y a quelques années entre 95 et 100 millions d’hectolitres, paraît s’élever aujourd’hui entre 105 et 110 millions d’hectolitres. Il ressort de là que la France a produit cette année, malgré ses trop faibles rendements à l’hectare (15 hect. 90 en moyenne), sur lesquels nous reviendrons, une quantité de blé tout au moins très voisine de celle qu’elle consomme, si elle ne lui est égale ou supérieure. Cette situation, des plus favorables pour le consommateur, ne semble pas, d’autre part, menaçante pour le producteur. Rien, en effet, n’autorise à supposer que l’importation du blé puisse se faire cette année, si elle a lieu, sur une plus grande échelle que l’an dernier, par exemple, où nous avons récolté 7 millions d’hectolitres en moins que cette année. Or, en 1883, l’importation des blés étrangers s’est élevée à 10 millions de quintaux, soit sensiblement à 13 millions d’hectolitres. En tenant compte de la différence entre les rendements des deux années en France, l’importation pour la campagne 1884-1885, ne devra guère dépasser 7 millions d’hectolitres, si toutefois elle atteint ce chiffre.

Mais, mettons un instant les choses au pire et supposons que nous devions, en 1885, importer 10 millions de quintaux de blé ; admettons en outre que, cédant à l’opinion plus ou moins justifiée qu’un relèvement de tarif est nécessaire, les pouvoirs publics fixent à 4 fr. le droit d’entrée par quintal; de ce chef, il entrera dans les caisses de l’État 40 millions, dont nous examinerons s’il y a lieu, l’emploi le plus profitable aux intérêts de l’agriculture; mais s’ensuivra-t-il que le prix du quintal de blé passera de 21 fr., cours moyen actuel, à 25 fr.? Ce serait une profonde erreur de croire qu’il en sera ainsi. Tout au plus pourra-t-il arriver, — je partage sur ce point entièrement l’avis de M. E. Risler dans son rapport sur la Situation de l’agriculture dans le département de l’Aisne, — que cette taxe se répartisse sur la totalité des blés vendus, et les 40 millions de droit de douane, représentant 4 fr. par quintal importé, correspondront au maximum à 40 centimes par quintal de blé produit.

Je ne pense pas qu’un pareil résultat puisse contre-balancer les nombreux inconvénients de la soi-disant protection et qu’il soit de nature à modifier l’attachement de beaucoup de bons esprits pour la liberté commerciale, malgré la gravité de la crise agricole. Ce qui se passe à l’heure présente dans les provinces arrachées à la France par le désastre de 1870, est d’ailleurs la démonstration la plus péremptoire du peu de profit que le producteur agricole retire des droits soi-disant protecteurs. Un seul exemple va le montrer: cette année, la récolte en vins a été généralement de très bonne qualité en Lorraine française et allemande, la quantité correspondant à une bonne moyenne.

Le vigneron d’Alsace-Lorraine est protégé par un droit énorme qui pourrait être considéré comme prohibitif, car il s’élève à 37 fr. 50 par hectolitre, le contenant (fùt ou verre) acquittant le droit du contenu. Malgré ce chiffre exorbitant, le vigneron du pays messin et de l’Alsace vend, en ce moment, le vin de la dernière récolte, à qualité égale, exactement le même prix que le vigneron de la Lorraine française, de 50 à 100 fr. l’hectolitre, suivant les crus. Le droit qui frappe un hectolitre de vin à son entrée en Allemagne peut être défendu au point de vue fiscal, mais les vignerons constatent qu’il n’améliore en rien leur situation. Il est infiniment peu probable qu’un droit à l’entrée sur les céréales relève, dans une année de pleine récolte pour notre pays, le prix du blé. Quant à établir à l’entrée un droit supérieur à 4 ou 5 fr., je ne pense pas qu’il puisse en être sérieusement question. On ne saurait oublier, en effet, que le cultivateur est, comme tout autre citoyen, un consommateur: si, d’un côté, 200,000 à 250,000 grands propriétaires ou fermiers peuvent réclamer, à tort ou à raison, une protection douanière, le reste de la population, qui compte dix-huit millions d’individus vivant plus ou moins directement de la culture du sol, n’a aucun intérêt à voir surélever le droit de 60 cent. par hectolitre, à l’entrée. Inférieurs par leur quotité au chiffre qui amènerait un renchérissement du blé, et c’est, à mon avis, le cas d’un droit de 3 ou 4 fr. par quintal, ces droits peuvent constituer une satisfaction donnée aux plaintes de l’agriculture: dans ce cas, il est à craindre qu’ils soient un trompe-l’œil, dont l’effet le plus à redouter sera de paralyser les progrès trop rares déjà de l’agriculture française. Assez élevés pour arrêter l’importation du blé, dans le cas où l’insuffisance de la production française l’exigerait, ils produiraient dans le prix du blé une aggravation qui ramènerait bientôt l’échelle mobile, condamnée par une expérience de quarante années.

L’extrait suivant du cours professé par M. E. Lecouteux, à l’Institut national agronomique, montre clairement les avantages du régime de la liberté, tant pour le producteur que pour le consommateur, sur le système de l’échelle mobile.

«Les deux systèmes, celui de l’échelle mobile et celui de la liberté, dit M. E. Lecouteux, ont agi chacun sur notre marché. Voyons leur influence sur le prix du blé pendant les deux périodes de vingt ans chacune où ils ont fonctionné, savoir l’échelle mobile dans ses dernières années, de 1841 à 1860, et la liberté, dans ses premières années de 1861 à 1880:

Prix moyens annuels de l’hectolitre de froment en France.

(Période de quarante ans.)



«Ces prix moyens annuels se résument donc ainsi:


«Il résulte mathématiquement, en ce qui concerne les prix de vente, qu’au profit de l’agriculture, le prix moyen et le prix minimun ont augmenté, sous le régime des vingt premières années de la liberté, comparé au régime des vingt dernières années de l’échelle mobile. Il résulte, d’autre part, qu’au profit de la consommation, fortement intéréssée à ne jamais payer le blé trop cher, le prix maximum a, au contraire, diminué sous le régime libéral comparé au régime de protection d’autrefois..... Le prix régulier, le prix sans écarts excessifs des subsistances, cet objectif vainement poursuivi par l’échelle mobile, s’est donc réalisé par la liberté.»

On doit donc renoncer, dans l’intérêt de tous, producteurs et consommateurs, à substituer à la liberté le régime de la protection.

L’une des causes dominantes du bas prix du blé est précisément l’abondance des dernières récoltes; la grande cause du malaise des producteurs gît presque entièrement dans la faiblesse du rendement à l’hectare et, par conséquent, dans le prix de revient trop élevé de cette céréale. Nous examinerons plus loin quels remèdes il faut apporter à cette situation.

Le tableau suivant indique les rendements moyens en blé des divers pays:


Le rang qu’occupe la France dans cette statistique n’est pas celui auquel elle peut prétendre: j’espère pouvoir le démontrer.

Quel que soit, devant le Parlement, le sort des projets de tarif douanier, la situation générale de l’agriculture française ne s’améliorera que par l’accroissement des rendements. Il serait téméraire d’attendre une atténuation durable et de quelque importance d’un relèvement des droits à l’entrée sur les céréales et sur le bétail. L’agriculture doit, selon nous, chercher dans une autre voie un remède aux maux dont elle souffre. Palliatif très douteux dans ses effets, le relèvement des droits à l’entrée donnerait peut-être une satisfaction passagère à laquelle ne tarderait pas à succéder une désillusion d’autant plus grande qu’on aurait escompté davantage les résultats qu’on en attend.

Je n’insiste pas davantage, n’ayant point pour but d’entrer dans la discussion des questions brûlantes de libre-échange et de protection tant de fois débattues; pour moi, d’ailleurs, le libre-échange n’est point un dogme auquel il faille tout sacrifier. S’il m’était démontré que l’application des théories protectionnistes doive amener le relèvement de l’agriculture, la première de nos industries nationales, je n’hésiterais pas un instant à renoncer à ma prédilection pour la liberté commerciale. N’ayant absolument en vue que les intérêts de l’agriculture, je cherche uniquement, avec une entière bonne foi, les conditions qui peuvent le mieux les servir. Je me propose d’examiner, en dehors, ou plutôt à côté de la question économique, la situation de la production agricole en France et les moyens de l’améliorer. Il me fallait cependant dire un mot des droits sur les céréales, parce que mon esprit se refuse à les considérer comme un remède de quelque efficacité. Leur promulgation peut être regardée, par les uns, comme une nécessité politique du moment; aux yeux des autres, la revendication du relèvement des droits semble une arme sûre contre nos institutions; pour certains encore, elle se justifie au point de vue fiscal. Mais, pour qui envisage seulement la situation présente et future de l’agriculture, la question douanière tombe tout à fait au second plan. Les progrès durables et l’avenir de notre agriculture, sont liés à de tout autres réformes, qui incombent les unes au Gouvernement, les autres aux propriétaires et aux cultivateurs: ces réformes et les moyens de les accomplir forment le but principal de cette étude. Quelques mots encore avant de l’aborder.

Nous venons de voir que le moment où l’on réclame un droit sur les céréales peut paraître singulièrement choisi, alors que la production indigène en blé atteint en moyenne, dans les trois dernières années, le chiffre de la consommation en France. En est-il de même pour le bétail? La viande est-elle tellement abondante, son usage si répandu, son prix si peu élevé qu’il faille chercher à diminuer, à l’aide d’un droit plus ou moins considérable, l’importation du bétail? L’agriculture en profiterait-elle? Produit-elle trop de viande, trop de lait, trop de fumier? Si malheureusement, à l’heure qu’il est, il y a tant de gens, parmi les populations rurales de nôtre pays, dans l’alimentation desquels n’entre pas le pain de froment, il en est bien davantage encore auxquels la consommation de la viande est pour ainsi dire inconnue. On ne saurait contester que le prix de cet aliment ne soit la cause principale du fait que je déplore. Si le blé, en France, est à bon marché et se maintient tel dans les mauvaises années de récolte, grâce à la liberté commerciale, les protectionnistes ne pourraient adresser le même reproche à la viande.

Si l’on compare, en effet, les prix moyens de la viande et du pain à vingt ans de distance, on est frappé de l’accroissement considérable des premiers, les seconds étant restés presque stationnaires, comme le montrent les chiffres suivants:


Les écarts entre les prix de 1864 et ceux de 1883, pour le kilogramme de pain et de viande, se traduisent, en centièmes, comme suit:

Augmentation du prix du kilogramme p. 100 de la valeur en 1864.


Le pain se paie donc aujourd’hui plus cher qu’en 1864, d’environ 6 p. 100, tandis que l’augmentation du prix de la viande s’élève à 33 p. 100 environ de sa valeur il y a vingt ans. Il semble infiniment probable que, si la France s’était trouvée réduite à ses propres forces productives en 1883, le prix du kilogramme de viande se fût encore élevé, l’importation du bétail étranger, si faible qu’elle ait été par rapport à la consommation générale, n’ayant pas dû avoir pour résultat une hausse sur le marché de la viande. Voyons d’abord quelle a été cette importation: la statistique de 1883 accuse à cet égard les chiffres suivants:


Les animaux importés se partagent en trois catégories. La première comprend le bétail destiné à la boucherie, la seconde les vaches et brebis laitières, la troisième les animaux à l’engrais ou les reproducteurs pour l’élevage. Sur les chiffres d’importation ci-dessus, la boucherie a consommé, en 1883:


Animaux importés pour la laiterie:


Enfin, les éleveurs ont importé :


Il résulte de l’ensemble de cette statistique que les animaux venus de l’étranger, l’Algérie devant figurer avec la métropole, en 1883, se répartissent, en centièmes, de la façon suivante:


Veut-on savoir maintenant ce que représente l’importation du bétail de boucherie dans les trois dernières années (1881-1883)? Un rapide examen du plus grand marché de bestiaux de France va nous l’apprendre. L’ensemble des arrivages sur le marché de la Villette a donné les résultats suivants:


Pour les trois dernières années, l’importation s’est élevée, en moyenne, sur le marché de la Villette aux taux suivants:


Les prix moyens du kilogramme de viande, pour la même période, ont été en augmentant, sauf celui du porc, qui a subi une légère dépréciation, comme l’indique le tableau suivant:


Le marché de la Villette peut servir de base d’appréciation générale sur l’ensemble du commerce de la viande, le nombre des animaux qui s’y vend se partageant en deux parts: 70 p. 100 environ des animaux qui y sont amenés sont consommés dans Paris, les 30 p. 100 restants sont vendus à l’extérieur.

La consommation moyenne de la viande à Paris s’élevait, en 1883, à 75 kilogr. par habitant. Combien elle est loin d’être comparable à ce chiffre pour la population de la France entière!

La statistique de la consommation de la viande dans les divers pays est très imparfaitement faite. M. Block l’évalue, pour la France, à 30 kilogr. par tête et par an. Quelle minime quantité et quel nombre considérable de personnes ne consomment jamais de viande, pour que le chiffre moyen soit aussi bas!

Est-il urgent, est-il prudent même de frapper d’un droit à l’entrée un élément de consommation que son prix élevé empêche d’entrer dans l’alimentation d’un si grand nombre de citoyens?

Poser la question me semble la résoudre. L’agriculture, de son côté, aurait-elle à gagner à l’établissement d’un droit? C’est ce que nous examinerons plus loin, en nous occupant de la production du sol et de ses rapports avec la quantité du bétail qu’il nourrit.

Je bornerai à ces quelques rapprochements ce qu’il m’était indispensable de rappeler avant d’aborder l’état de la production agricole en France et l’examen des moyens que je crois propres à l’accroître, ce qui doit être l’objectif principal du législateur et du cultivateur. Sans préjuger l’issue des débats qui vont s’engager devant le Parlement au sujet du relèvement des droits, qu’il me soit permis de résumer mon opinion longuement mûrie sur les conséquences du vote du Parlement, quel qu’il puisse être. Adoptés par les Chambres, dans des limites qui ne risquent pas d’amener une élévation du prix du pain et de la viande préjudiciables à toute la nation, les droits sur les céréales et sur le bétail ne modifieront pas la situation critique de l’agriculture. Le Parlement n’en devra pas moins arriver, on le reconnaîtra bien vite si l’on n’en est pas convaincu à l’avance, à l’étude de moyens plus efficaces, d’une application moins facile et moins prompte, mais d’un effet bien autrement sûr et fécond que le relèvement temporaire des droits de douane. D’un autre côté, s’il ne croit pas devoir modifier nos tarifs douaniers, le Parlement n’en sera pas moins tenu de procéder attentivement à l’examen des causes profondes du mal; il sera ainsi conduit à discuter les questions que je me propose d’examiner dans ces pages.

Quelque peu d’espoir qu’il me semble permis aux agriculteurs de fonder sur les bienfaits de la protection, et en raison même de ce peu d’espoir, je ne serais pas éloigné de souhaiter que l’essai en fût fait. Si, contre toute attente, l’agriculture se relève subitement, comme le disent beaucoup de partisans de la protection, je m’en réjouirai sans arrière-pensée; mais si, au contraire, le malaise grave que nous éprouvons continue, si même il s’accentue, malgré les droits protecteurs, le nombre de ceux qui pensent avec moi que l’intensité du mal n’est nullement proportionnelle aux arrivages des blés et du bétail étrangers, mais qu’elle est due à des causes plus profondes et notamment à l’infériorité numérique de nos rendements et de notre production, ira en croissant; il pourra devenir légion; on travaillera alors avec une ardeur nouvelle aux améliorations législatives, fiscales, économiques et scientifiques, desquelles seules, à mon sens, dépend le progrès futur de notre agriculture, et auxquelles je voudrais voir donner le premier rang.

La production agricole en France : son présent et son avenir

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