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I
SOUS BOIS

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Table des matières

La forêt d’Othe, à l’extrémité du département de l’Aube, et sur les confins du département de l’Yonne, donne un petit renom de sauvagerie à cette lisière de la Champagne.

L’imagination répand toujours des bêtes fauves, et suppose des mystères farouches dans les endroits ombreux. L’homme se prend aux piéges des croque-mitaines qu’il invente pour les enfants.

Il est vrai que les voisins des forêts acceptent, en général, avec assez de fierté cette réputation qui complète le décor; et les préfets que l’on envoie dans le département de l’Aube sont toujours prévenus qu’ils devront se tenir en garde contre les gens de la forêt d’Othe.

La grande industrie de ces hommes des bois est pourtant de nature à rassurer les conservateurs sous tous les régimes. Ils sont bonnetiers ou tisserands; mais on leur croit la tête près du bonnet, parce qu’ils fabriquent des bonnets près des hauteurs sylvestres.

On a toujours un peu l’ambition des défauts que vous décerne la calomnie, et quelques-uns des habitants de la vallée d’Othe seraient mécontents de n’être plus calomniés.

Vers la fin du mois de septembre1830, deux hommes descendaient de cette partie de la forêt d’Othe qui domine le village de V… Il était près de cinq heures du soir. La journée avait été chaude; dans les endroits où le bois coupé formait des clairières, on marchait sur une série de lames rouges que le soleil couchant faisait passer à travers les arbres.

L’un de ces deux hommes, court, trapu, bancal, la figure rouge, la barbe grisonnante, les cheveux épais mal contenus sous un bonnet de coton tricolore, vêtu d’une veste de drap gris, ne pouvait dissimuler sa profession. A sa manière.de porter sous le bras, sans le serrer trop, un paquet noué dans un bout de lustrine noire, on reconnaissait un tailleur de village, revenant sans doute d’aller chercher de l’ouvrage, ou d’essayer un vêtement inachevé.

Au premier abord, on l’eût pris pour un vieillard; mais il était facile de deviner, après un léger examen, qu’il n’avait guère plus de quarante ans.

Sa constitution physique, chétive au début de la vie, encore atrophiée par le travail, par le croisement des jambes, par l’habitude de se tenir courbé, la trace aussi de soucis nombreux, trompaient sur son âge.

Le visage attestait de l’énergie et de l’entêtement; mais les yeux qui se reculaient vite sous les sourcils en broussailles, pour se montrer, une minute après, audacieux et flamboyants, trahissaient des intermittences dans la volonté.

La bouche était grande, toujours entr’ouverte, et quasi-déformée par le han perpétuel de l’homme qui gémit sur une tâche, ou qui blasphème en travaillant.

La lèvre inférieure, épaisse, pendante, vibrait d’un soupir continu; deux sillons à ses extrémités semblaient creusés par le fil qui relevait, dans ses moments de réflexion, comme dans un pont-levis, ce tablier baissé, pour en laisser sortir les paroles de douleur, de colère, toujours en armes. Cette tête, farouche comme un repaire, était naïve comme une grotte naturelle creusée par les pluies.

L’autre homme, grand, mince, aigu, semblait taillé tout exprès pour la marche.

Il était chaussé de souliers énormes, qui paraissaient destinés surtout à le retenir à terre et à l’empêcher de s’envoler au moindre vent.

Plus jeune de dix ans environ que le tailleur, il n’avait pas une figure plus engageante.

Ses yeux scintillaient sans se cacher; son nez aquilin semblait menacer sa bouche et en flairer les moindres paroles. Quant à la bouche, elle était une coupure démesurée, sans rebords, qui laissait voir les dents au moindre sourire; et cet homme jaune, maigre, pointu, acide des pieds à la tête souriait toujours.

Il était habillé d’une veste en ratine noire, d’un pantalon de bouracan de même couleur; une cravate blanche, haute, qui entamait de chaque côté ses joues, par une ligne arrondie, trahissait une intention de toilette, une prétention de tenue officielle.

Il avait un chapeau de soie qu’il tenait à la main, pour le ménager, ou pour épargner le mamelon que formait sur son front bombé un toupet de ses cheveux chatains, luisants, pommadés.

Ces deux hommes, si différents d’aspect, mais semblables par je ne sais quoi de menaçant contre les autres hommes, venaient sans doute de se rencontrer à la conjonction de deux chemins qui n’en formaient plus qu’un pour sortir de la forêt.

Ils avaient à peine échangé déjà quelques paroles, quand nous nous mettons à leur suite pour les écouter:

–Ainsi, monsieur Paupe, disait l’homme aigu, vous n’êtes pas content des affaires?

–De quelles affaires parlez-vous? reprit le tailleur en grommelant.

–Des vôtres, et non des miennes, assurément.

–Ah! vous, maître Herluison, vous êtes bien content, n’est-ce pas? On envoie toujours du papier timbré? On saisit toujours le pauvre monde? Voilà encore une révolution faite, qui ne nous aura débarrassés ni des curés, ni des huissiers!

–Il y aura toujours des huissiers, monsieur Paupe; on ne peut pas s’en passer. Comme nous l’a dit le président du tribunal de Troyes, en nous faisant prêter serment, nous sommes les missionnaires du crédit.

–Ses jésuites, voulez-vous dire!

–Ses jésuites, si vous voulez, mais les jésuites s’entendent aux affaires. Quant à vous, monsieur Paupe, vous avez tort de vous plaindre des curés; vous leur faites des soutanes.

–Il faut bien qu’ils s’habillent. Oh! s’il n’y avait que moi pour les habiller!…

–Vous auriez trop de besogne!

–Je n’ai pas le droit de refuser du pain et de laisser les autres manger le mien. Quand on a des enfants.

–Combien en avez-vous?

–Deux. Je devrais dire un et demi, car mon pauvre Maximilien ne peut pas compter pour un enfant bien fini; il boite…, il sera estropié toute sa vie. Le médecin n’est même pas sûr que le mal de la hanche n’ira pas quelque jour dans le cerveau.

–Bah! les médecins! est-ce que vous y croyez, monsieur Paupe?

–Je crois… Je crois à la misère, voilà! à la méchanceté du sort, à la malice des hommes. Je crois que je n’ai rien fait pour que mon garçon, qui a sept ans, soit si chétif, et ne puisse pas marcher; pour que sa sœur Marcienne, qui deviendrait une belle fille si elle avait moins de labeur, maigrisse et pâlisse, et soit prête à s’en aller, un beau jour, comme sa mère est partie!… Je crois que j’aurais pu compter sur un sort meilleur, et que moi qui vous parle, j’aurais été riche, si défunt mon père ne s’était pas laissé endoctriner par les gens d’Église… Je crois que j’ai assez lu dans les livres, pour savoir qu’il n’y a pas de bon Dieu…

–Oh! oh! dit Me Herluison, en se cabrant un peu, monsieur Paupe, devant quoi prêterait-on serment, si Dieu n’existait pas?

–Non, il n’y a pas de bon Dieu, reprit le tailleur en secouant la tête, et par conséquent, il ne devrait pas y avoir de curés. Voilà ce que je crois.

–C’est votre idée fixe, monsieur Paupe, répondit l’huissier en assurant sa tête sur sa cravate, comme il voyait faire au juge qui va rendre une sentence. Mais, monsieur Paupe, encore une fois, s’il n’y avait pas de curés, vous ne viendriez pas d’essayer une soutane; et, s’il n’y avait pas de misère, il n’y aurait pas d’huissiers.

–C’est cela! justifiez les fléaux! dit M. Paupe en lançant un regard courroucé à Me Herluison.

Ils firent quelques pas, sans échanger d’autres paroles.

Le tailleur passait de temps en temps la main sur son front, moins pour étancher sa sueur que pour l’étaler et la faire boire à sa peau calcinée. Il avait à la commissure des lèvres une pointe d’écume blanche.

L’huissier, Me Herluison, toujours allègre. paraissant aussi incapable d’arriver au physique à la transpiration, que d’atteindre au moral à l’émotion, marchait en piétinant, à côté de M. Paupe, pour ne pas le dépasser, et faisait, au bout de chaque mètre, qui représentait presque une de ses enjambées ordinaires, une petite station afin de permettre à M. Paupe de se reposer.

Ce fut le tailleur qui renoua le dialogue.

–Quelles nouvelles de Paris? demanda-t-il brusquement.

–J’ai lu hier, dans un journal, au café d’Auxon, qu’on allait s’occuper sérieusement du procès des ministres de Charles X.

M. Paupe, qui paraissait calme relativement, répliqua avec colère:

–Un procès pour ces gueux-lä! J’espère bien que le peuple ne permettra pas qu’on leur fasse grâce!

–Oh! soyez tranquille!

–Je ne serai tranquille que quand j’aurai appris qu’on a guillotiné Polignac et ses complices.

–Si l’on vous entendait, monsieur Paupe, on croirait que vous êtes féroce.

–Je suis juste.

–Vous parlez de la guillotine comme je parlerais, moi, d’un protêt ou d’une saisie.

–Voyez-vous, maître Herluison, votre révolution de Juillet, c’est encore une révolution manquée. Tout est à recommencer.

–Comme vous y allez!

–Vous ne voyez donc pas que rien, absolument rien, ne sera changé? Un coq à la place d’un oignon! Voilà tout. Quant aux impôts, aux charges, aux fonctionnaires, au clergé, à la noblesse, ce sera la même chose!

–Je n’en sais rien, répliqua Me Herluison avec un sourire. Mais ce que je sais, c’est que je porte une signification à un descendant des croisés, et qu’au nom du coq gaulois, dans quelques jours, on vendra son château, son parc et les portraits de ses aïeux.

Ces paroles parurent produire une impression prodigieuse sur le tailleur. Il s’arrêta brusquement, ne prit pas garde à son paquet qu’il serra par un coup de coude brutal, et, les yeux dilatés par une lumière d’incendie, la lèvre grelottante:

–Est-ce que c’est au comte d’Arsonval que vous portez cette signification-là?

–Précisément.

M. Paupe aspira l’air de toute la force de ses poumons.

–Ah! enfin! s’écria-t-il, je serai donc vengé!

–Que voulez-vous dire?

M. Paupe souleva son bonnet tricolore, comme si sa grosse tête, se dilatant sous l’effort de son émotion, n’eût pu rester contenue dans sa coiffure habituelle. Il se redressa, et jetant un regard dominateur autour de lui:

–Ne savez-vous donc pas, maître Herluison, que je devrais être le légitime propriétaire des bois, du parc et du château de M. le comte d’Arsonval?

L’huissier eut un éclat de rire silencieux, c’est-à-dire que sa bouche s’ouvrit démesurément, sous le pincement d’une surprise profonde; mais, en même temps, la crainte subite de se trouver seul dans la forêt, avec un fou, retint le bruit, l’explosion extérieure de son envie de rire.

Monsieur Paupe

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