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LES DEUX VEUFS
Paupe eut un geste de surprise quasi théâtral, mais d’une solennité toute naïve, en se trouvant face à face avec l’homme que sa haine évoquait depuis plusieurs heures. Il se sentit étranglé par une crainte superstitieuse, tant l’à-propos était tragique.
Il recula en silence, bien que ses lèvres fissent le mouvement de parler, d’interroger.
Le comte d’Arsonval était un homme de trente-six ans, grand, mince, d’une figure délicate et presque efféminée.
Un cercle bleuâtre entourait ses yeux et gardait la trace de larmes récentes. Sa bouche avait des frémissements qu’il s’efforçait de comprimer en la fermant avec force, ou de dissimuler en l’ouvrant, au contraire, par un vague sourire qui voulait désarmer une menace inconnue.
Il salua Paupe avec une sorte d’humilité, et s’avança dans la chambre basse.
Marcienne replaça son frère endormi dans un petit fauteuil, au coin de la cheminée; ranima de nouveau la mèche de la lampe, avança une chaise près de la table, et se recula dans l’ombre, prête à sortir, pour ne pas gêner la conversation.
Tout ce préambule se passa de paroles.
M. Paupe attendait, aussi ému que son visiteur: et le comte promenait autour de lui des yeux effrayés, effarés; comme s’il eût eu conscience d’une affreuse méprise de sa détresse:
–Monsieur Paupe,–balbutia-t-il enfin,– excusez-moi de venir si tard… C’est que les circonstances…
Un spasme étouffa sa voix; il passa son mouchoir sur sa figure pour en étancher la sueur.
Le tailleur tenait la tête baissée; il la souleva en tendant le cou; et parlant à travers les dents serrées, comme à travers un masque:
–Quelles circonstances?
Tout en disant cela, il palpitait d’angoisse, d’orgueil, de joie; il savourait par avance la volupté d’entendre son ennemi confesser ses malheurs.
–Monsieur Paupe,–reprit le comte avec effort,–je suis ruiné; je n’ai plus rien…
Cette fois, le tailleur regarda avec plus d’assurance. Un rictus équivoque, une menace, une ironie, un sourire d’étonnement cruel, fit grimacer sa bouche.–
M. d’Arsonval n’était pas un grand observa teur, et, dans un pareil moment, il pouvait se méprendre à l’expression de cette curiosité avide.
Il avança timidement la main, comme pour toucher la main du tailleur, que celui-ci recula:
–Oui, reprit le comte, je suis ruiné! Demain, dans quelques heures, je n’aurai plus d’asile… et mes enfants…
Un sanglot l’interrompit.
Ce sanglot parut une provocation, un défi redoutable à M. Paupe. Il tressaillit, et regarda instinctivement vers l’angle de la chambre, où Marcienne s’était retirée, près du fauteuil de Maximilien. Il avait peur que sa fille, à cette évocation des enfants du château, n’intervînt par un geste de compassion. Mais Marcienne écoutait, immobile.
Le comte mit tout son courage à achever sa confidence:
–Mes enfants,–dit-il d’une voix vibrante qui se faisait aiguë pour percer la nuée confuse de sa douleur;–mes enfants, je suis obligé de les abandonner pendant quelques jours. Je pars pour un voyage urgent, douloureux. Je ne puis les emmener, et je venais… Pendant ma courte absence, voudriez-vous vous en charger?
Paupe, qui avait la main posée sur la table, l’appuya si fort que la table trembla et que la lampe vacilla.
Marcienne fit un pas dans la chambre, et poussa une exclamation à peine distincte.
–Vos enfants! dit le tailleur d’une voix sourde.
–Oui,–répartit le comte avec plus d’effusion,– mes enfants! je ne puis les laisser au château.
–Pourquoi? répliqua Paupe vivement.
Le comte hésita entre un sourire et une plainte.
–Je n’ai plus de domestiques… D’ailleurs je n’ai plus de château! murmura-t-il d’une voix défaillante.
–Et vos amis?
–Mes amis sont loin, s’il m’en reste un seul. J’ai cherché dans ce pays un honnête homme à qui me confier. Je n’ai pas cherché longtemps. Il y a entre vous et ma famille, monsieur Paupe, un lien qui ne peut se rompre.
Paupe hocha la tête comme un dogue qui secoue sa chaîne.
–C’est vrai,–dit-il, la bouche tordue,– votre famille nous a fait une rente!
–Votre père,–continua le comte, en protestant par un geste contre le sens donné à ses paroles,–votre père a été le plus délicat, le plus généreux des hommes. Le fils sera digne du père, me suis-je dit.
Le comte s’interrompit, de lui-même, semblant attendre un encouragement, qui ne venait guère.
Paupe, abasourdi, avait des tintements dans les oreilles, un tocsin appelant dans la nuit des pillards, et des incendiaires à la démolition du château d’Arsonval. Il cherchait une réponse sanglante à faire; il courait après les anathèmes qu’il avait lancés en route deux heures auparavant, et se sentait surpris, avec un tel battement de son cœur en furie, de ne pas les ressaisir.
Marcienne fit un second pas pour sortir de l’ombre; elle était maintenant dans le cercle rouge et tremblant que faisait la lampe autour de la table. Elle était tout près de son père, si près qu’elle eût pu le toucher en étendant le bras.
Le comte d’Arsonval eut peur du silence de Paupe.
–Vous me refusez? dit-il.
Le tailleur se rejeta en arrière, comme pour éviter un enlacement.
–Hé! pourquoi est-ce à moi que vous vous adressez? demanda-t-il avec un geste bourru.
–Je vous le répète, monsieur Paupe, votre nom devait naturellement s’offrir le premier.
–Oui! toujours à cause des trois cents francs!
C’était la seconde fois que Paupe parlait de la rente. Il ne trouvait pas d’autre sarcasme à jeter à la tête de ce noble qui prétendait exploiter la reconnaissance d’une victime.
–Non, monsieur Paupe,–répondit, M. d’Arsonval,–je ne m’adresse pas à vous à cause de cette rente de trois cents francs, qui est une obligation de moi à vous, non de vous à moi; si je m’adresse à vous, c’est d’abord à cause de votre père…
–Mon père a fait ce qu’il a voulu! moi, je suis mon maître!
–…Et c’est aussi à cause de vos enfants, continua le comte en souriant avec désespoir à Marcienne.
Marcienne posa la main sur l’épaule de son père.
Le tailleur regarda sa fille; vit dans ses yeux une lumière qui lui fouilla la poitrine, et balbutia:
–Mes enfants! ils n’auraient qu’à donner aux vôtres leur pâleur et leur mal! Voyez donc la jolie maison pour servir d’hôtel aux fils du comte d’Arsonval!
–Encore une fois, je ne vous demande que l’hospitalité de quelques jours,–reprit le comte.–Je vais en Allemagne trouver un vieux parent qui s’est obstiné dans l’émigration. Il en voulait à mon père de son retour, en1815; il m’en veut à moi de mon mariage.
–Mais… vous n’êtes pas veuf, monsieur le comte?
–Je suis veuf, monsieur Paupe, plus veuf que vous; puisque ma femme vit, et renouvelle le deuil d’un veuvage effroyable, chaque fois que je vais la voir, dans la maison où elle est enfermée, la pauvre folle!
Marcienne joignit les mains par un mouvement de douce compassion. Deux larmes montèrent à ses yeux.
–Merci, mon enfant!–lui dit le comte d’Arsonval.–Priez pour ma femme, et promettez-moi d’aimer son fils et sa fille comme votre sœur et votre frère!
–Je vous le promets, monsieur, répondit Marcienne avec une foi ardente.
Elle était désormais emportée dans un rêve. Son blanc visage, sur lequel la lampe promenait des lueurs, rayonna tout à coup.
Paupe se leva brusquement, comme ébloui et ravi. Il recula dans la partie la plus sombre de la pièce, croisant ses bras pour cercler sa poitrine qui se soulevait trop.
Marcienne, qui obéissait maintenant à une force naïve, dit à M. d’Arsonval, avec un sourire de grande sœur et de petite maman, en ouvrant les bras:
–Où sont-ils? Ils doivent avoir sommeil. Voyez! Maximilien dort déjà.
Le comte attira à lui cette tête enfantine, illuminée par la charité, et la baisa longuement au front.
–Merci! merci! murmura-t-il en sanglotant.
Puis, se levant à son tour, il alla rejoindre Paupe, qui, rouge et taciturne, contemplait son petit garçon estropié.
–Vous avez une fille d’un grand cœur et d’une grande intelligence, lui dit le comte, le cœur palpitant.
–N’est-ce pas? ne put s’empêcher de répondre le tailleur dans un vif mouvement d’orgueil.
–Mon père avait raison! continua M. d’Arsonval. Combien de fois ne lui ai-je pas entendu dire:–Si la révolution recommençait, je m’adresserais au fils du père Paupe, comme je me suis adressé à son père; le dévouement est leur seconde nature.
–Ah bah! votre père disait cela!–s’écria Paupe, que cet éloge irritait et ramenait à sa haine.–Il était pourtant bien fier!
Et gesticulant, s’efforçant de se griser de ses propres paroles, prenant une attitude d’orateur:
–Eh bien! continua-t-il, la révolution ne recommence pas. Si l’on a chassé Charles X; on n’a pas chassé les nobles. Louis-Philippe ne s’appelle pas Philippe-Égalité; on ne confisque rien; on ne proscrit personne. Que craignez-vous, monsieur le comte? Vous êtes dans l’embarras? vous avez bien tort de ne pas vous adresser à des gens de votre monde, et de songer à un pauvre, à un gueux comme moi!…
M. d’Arsonval, surpris; se demandait s’il fallait qu’il s’humiliât encore, pour vaincre ce qu’il croyait être l’humilité du tailleur.
Marcienne intervint de nouveau.
Elle s’était glissée entre son père et le comte:
–Papa, tu devrais aller, avec M. le comte, chercher les deux enfants, dit-elle d’une voix caressante.
Paupe fronça le sourcil.
–Non, non, c’est inutile! se hâta de répondre M. d’Arsonval. Les enfants m’attendent près d’ici, avec un domestique.
Paupe, qui ne voulait ni obéir à sa fille pour plaire au comte, ni déplaire à Marcienne en lui désobéissant, fit un geste vague, indécis, comme il lui en était échappé un assez grand nombre depuis le commencement de cette scène.
Reconduit par Marcienne, qui prit la lampe pour l’éclairer jusqu’à la porte, et hors la porte, dans la rue noire du village, M. d’Arsonval sortit.
Quand Marcienne fut rentrée et eut reposé la lampe sur la table, M. Paupe éclata. L’absence de sa fille pendant une minute, lui avait rendu un peu de courage:
–De quoi te mêles-tu, gamine? dit-il d’un air féroce.
–J’ai mal fait? demanda ingénument Marcienne.
–Tu avais bien besoin d’attirer ici ces enfants!
–Je ne les attire pas. Fallait-il les laisser coucher dehors?
–Bah! Ils auraient bien couché au château. On n’y mettra pas le feu cette nuit.
–Ils sont gentils, ces enfants ! reprit Marcienne avec le sourire d’envie d’un enfant gâté devant un étalage de poupées.
–Comment le sais-tu?
Paupe se souvenait, avec dépit, qu’il les avait trouvés, lui aussi, fort gentils, en les voyant jouer sur la pelouse, et que-c’était cette gentillesse même qui l’avait exaspéré.
–Je les ai souvent vus passer, répliqua Marcienne rêveuse.
–Ils ne te paraîtront plus gentils dans quelques jours, quand ils auront tout envahi ici.
–Ah! j’y pense! Il faut préparer leur lit s’écria la petite fille d’un ton de pitié mêlée d’une sorte de gaieté prompte.
–Leur lit?
Paupe crispa ses poings.
–Ils ne peuvent pas coucher par terre! dit humblement Marcienne.
–Ah! cette race d’Arsonval!–s’écria Paupe,–faut-il qu’elle me poursuive jusqu’ici!