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II
LE FILS DU SABOTIER

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Table des matières

M. Paupe ne se fâcha pas de l’impertinence et de la défiance mêlées de ce rictus moqueur.

Il haussa doucement les épaules.

–Cela vous étonne, ce que je vous dis là?

–Oui, beaucoup.

–Au fait! vous n’êtes pas de ce pays, vous; vous êtes venu de la Champagne pouilleuse. Et puis, vous-êtes plus jeune que moi; vous n’avez pas entendu parler de ces choses-là! Mais vous êtes un homme de bon conseil, pas moins; vous me donnerez votre avis.

–A votre service, monsieur Paupe.

–Oh! rien pour rien; entendez-vous? répartit fièrement le tailleur. Si vous pensez qu’il n’y a pas moyen de faire valoir mes droits sous le gouvernement nouveau, c’est bon, je continuerai à végéter, en espérant toujours la révolution, la vraie, la bonne, celle qui ne leurrera pas le pauvre monde, et je vous ferai un gilet pour payer la consultation.

–Vous m’offensez, monsieur Paupe.

–Laissez donc! Est-ce qu’on ne paie pas le médecin, même quand il ne vous guérit pas? Mais si vous pouviez m’aider… si je rentrais en possession de mon bien! Oh! alors, vous pourriez compter sur moi. Vous choisiriez votre part de butin, et je ne lésinerais pas… Je vous la donnerais, à votre appétit!

L’huissier regardait le tailleur avec un peu moins d’inquiétude, mais avec un étonnement plus méditatif.

Si M. Paupe était fou, rien ne faisait présager un accès violent.

N’est-il pas, d’ailleurs, du devoir d’un homme d’affaires d’accueillir tous les renseignements, de s’ouvrir à toutes les confidences? Dans les extravagances qu’allait sans doute débiter M. Paupe, il y avait peut-être une vérité à démêler, à éclaircir, à exploiter.

–Je vous écoute, dit l’huissier.

Le tailleur se sentit tout à coup las de sa course. Il promena les yeux autour de lui, et, désignant à l’huissier un tronc d’arbre couché sur l’herbe, lui donna l’exemple de s’y asseoir.

M. Paupe plaça son paquet sur ses genoux, et en refit les coins, avant de commencer ses confidences.

Devant eux, précisément, l’horizon rapproché par une coupe récente de cette partie de la forêt montrait les toits d’ardoises et les cheminées du château d’Arsonval, presque au niveau du chemin qui s’abaissait tout à coup; tandis que les fumées d’un petit hameau, enfoncé dans le vallon, et qu’on ne voyait pas, montaient et passaient sur les bandes rouges du ciel.

M. Paupe toussa et montra le poing à ce miroir d’alouettes que faisait le soleil en se répandant, avec des petits frémissements, sur la toiture du château; puis, d’une voix qui vibrait sourdement:

–Mon grand-père était sabotier. Mon père aima mieux débiter le bois non équarri, et on se souvient encore dans la vallée d’Othe du bonhomme Paupe, de ses grandes guêtres, de sa petite queue, à laquelle il mettait un ruban neuf toutes les fois qu’il faisait un bon marché, ce qui arrivait assez souvent. Il faut vous dire que les comtes d’Arsonval, avant la Révolution, n’étaient déjà pas très-bien dans leurs affaires, et qu’ils se servaient volontiers de mon père pour des emprunts ou pour des ventes qu’on n’avait pas besoin de tambouriner. Mon père y trouvait son bénéfice. C’était tout simple; mais le comte d’Arsonval n’en était pas moins reconnaissant, et je sais que, quand le bonhomme Paupe allait porter des écus au château, il ne faisait que traverser la cuisine; c’était à la table du seigneur qu’il buvait, debout, toujours, comme un homme fier qui sait garder son rang et qui n’accepte pas qu’on l’humilie, même par une politesse. Il m’a bien souvent raconté ces choses quand j’étais gamin; car, moi, je suis né avec la Révolution, et je n’ai pas connu cela. Le château était vide, les maîtres étaient partis quand je venais dénicher des écureuils dans la forêt. Le vieux comte d’Arsonval ne fut pas le dernier à émigrer. Je ne sais trop si on lui aurait fait du mal dans le pays. Je ne crois pas. Naturellement ses biens devinrent des biens nationaux. Mon père qui n’était pas riche, mais qui avait une créance sur le comte, eut l’idée d’acheter le domaine. Il n’y avait pas besoin d’être millionnaire pour cela. Ceux qui avaient prêté de l’argent au comte, et qui avaient des hypothèques, se cotisèrent avec le père Paupe, pour qu’il sauvât leur gage que la nation n’aurait peut-être pas respecté; si bien que, tant pour lui que pour quelques autres, mon père devint le propriétaire de ce que vous voyez là, ainsi que du bois où nous sommes. Oh! les actes furent bien en règle! Mon père n’en était pas plus orgueilleux: il n’avait pas acheté du sang d’aristocrate; il était maire de la commune de V…; cela lui suffisait. Il n’habita jamais le château; il permettait qu’on y fît, sur la pelouse, des banquets; et il donnait des arbres de la liberté, tant qu’on en voulait. Les pauvres savaient aussi qu’ils ne manquaient pas de bois pendant l’hiver. On ne comprenait pas, dans le pays, pourquoi mon père ne se donnait pas la joie de coucher, ne fût-ce qu’une nuit, sous les baldaquins du comte. Mais le bonhomme Paupe était fier; il avait l’habitude de son grand lit et de sa petite maison. Il ne voulait pas en changer…

Le tailleur s’arrêta et poussa un gros soupir. Admirait-il son père? ou le blâmait-il involontairement de n’avoir pas consacré ses droits de propriétaire, par une prise de possession de tous les souvenirs du comte d’Arsonval?

–Êtes-vous bien sûr, demanda l’huissier d’une voix qui paraissait singulièrement aigrelette, que votre père ait réellement acheté en 92le château et ses dépendances?

Le tailleur eut un soubresaut violent, et se tournant vers Me Herluison:

–Comment? Si j’en suis sûr! c’est de notoriété dans le pays. Demandez à qui vous voudrez.

L’huissier hocha la tête et fit un geste de la main pour inviter le tailleur à continuer son récit.

M. Paupe reprit la parole, mais, cette fois, avec un accent grondeur, hargneux, en jetant de côté les mots comme des pierres pour en frapper l’huissier.

–Enfin, je vous dis, moi, que ces terres devraient m’appartenir, s’il y avait une justice. Mon père n’a jamais douté de son droit; il a agi toujours comme s’il n’en doutait pas; et quand, à dix-sept ans, en1806, au plus beau moment de la gloire de l’Empereur, je suis parti pour l’armée, le père Paupe me dit, en riant, pour ne pas pleurer: «Tâche de revenir général, je te ferai épouser une noble fille et je t’installerai au château!» C’était le temps où Napoléon créait la noblesse. Je pris la chose comme elle était dite, en riant… mais j’aurais pu ne pas rire et la prendre au sérieux… Je partis… Je fis mes débuts à Iéna: l’année suivante, à Eylau, je fus blessé! Ce n’est pas cela qui m’empêcha de devenir général… Je n’avais pas la vocation de soldat… j’avais celle de tailleur. Que voulez-vous? Il en faut bien pour faire des uniformes; on ne fait pas que des soutanes?… Quand je revins, je n’avais que des galons de laine, et je boitais: cela s’est dissipé… Je ne boite plus que quand je suis bien fatigué. J’ai repris mon fusil en1814. Je le reprendrais encore; mais je manie mieux les ciseaux, l’aiguille et le carreau. Le père Paupe ne parut pas très-contrarié de me voir revenir sans épaulettes.– «Décidément, me dit-il, nous ne ferons jamais souche d’aristocrates. Tu veux être tailleur? sois-le!»–Je ne lui demandai pas comment, lui, qui possédait des terres et un château, il ne me proposait pas d’étudier, de devenir clerc, ou d’apprendre le métier de marchand de bois… Je savais lire, écrire; cela parut suffisant au père Paupe. J’étais à Troyes, en apprentissage, en 1815, quand mon père vint me chercher, un jour, et me dit: «Je veux te marier.» Je me mis à rire, avec respect cependant, parce que je vénérais le père Paupe:–«Vous avez trouvé une fille noble qui veut bien d’un caporal?»–«Non, mais la fille d’un meunier qui veut bien d’un pique-prune.»–«Est-ce que nous habiterons le château» Il haussa les épaules; et je vois encore sa petite queue se redresser à ce mouvement-là, dans son collet d’habit, comme pour se moquer de moi.–«Le château est habité, répliqua-t-il d’une voix brève.»–«Ah! Par qui donc?»–«Par le comte d’Arsonval et sa famille.»–«Vous leur avez vendu le château»–«Je leur ai rendu leur bien; il m’embarrassait.»–«Je n’avais jamais eu d’orgueil, mais je me sentis froissé de cette réponse.– «Rendu! C’était bien à vous.» Il ne me répliqua pas. En arrivant ici, je voulus interroger ma mère. La pauvre femme me dit avec une larme d’admiration:–«Ton père est un honnête homme.» Un mois après, en me mariant, j’appris que mon père n’était pas riche; que le plus clair de son avoir consistait en une rente de trois cents francs dont M. d’Arsonval avait déposé le capital chez un notaire de Saint-Mards. Cette rente a suffi à mes vieux parents. Aujourd’hui, que tout devient plus cher; que j’ai eu à soigner ma femme dans sa longue maladie; que j’ai à élever deux enfants; que l’ouvrage ne donne guère, cette rente fournit du pain, mais du pain sec, voilà tout, et je me dis que c’est justice si les gens qui ont ruiné mon père en lui donnant cette rente dérisoire sont ruinés à leur tour…. Sous Louis XVIII et sous Charles X, je me suis tu: il n’y avait rien à faire. Les curés qui ont conseillé sans doute à mon bonhomme de père de se dépouiller; qui se sont servis de ma mère et du grand âge du père Paupe pour lui suggérer des scrupules, m’auraient bien empêché de me venger. Mais, maintenant, je veux savoir comment cela s’est passé. Les notaires n’ont pas pu déchirer leurs actes, n’est-ce pas?… Mon père avait acheté, réellement acheté; la vente est bonne; le cadeau seul est nul…

Paupe s’arrêta. Il voyait l’huissier sourire. Il le regarda avec colère:

–C’est donc bien risible, ce que je dis là?

–Excusez-moi, monsieur Paupe, mais ce que vous me racontez est si extraordinaire… lly a eu tant d’histoires de fidéi-commis pendant l’émigration! Est-ce qu’il ne serait pas possible que votre père se fût entendu avec les créanciers ou les amis du comte pour faire semblant de racheter ses biens?

–Faire semblant! répartit le tailleur avec violence. Sachez que mon père était incapable de mentir, surtout pour faire tort à la République, et pour servir un aristocrate!

–On ne vous a pas appelé à la délibération, continua l’huissier. En92, vous aviez trois ou quatre ans. Ce que votre père vous a dit en1806 n’était peut-être qu’une plaisanterie; ce qu’il vous a dit en1815était peut-être la vérité, la pure vérité.

L’huissier s’interrompit, garda le silence pendant une minute, voyant que le tailleur, la tête courbée, réfléchissait; puis le poussant du coude:

–Est-ce que cela ne vous semble pas vraisemblable?

Paupe se gratta la tête, froissa son bonnet tricolore, le tamponna, comme s’il eût tâté dedans les illusions nées sous le bonnet patriotique de 1792, et se redressant à la fin:

–Eh bien, non! dit-il, ce qui vous paraît vraisemblable à vous, n’est pas vrai. Les choses se sont passées comme je vous les ai racontées. Faites une enquête dans le pays! il y a encore des vieux pour vous répondre. Mon père a voulu acheter, et il a acheté bel et bien avec son argent ce domaine, qu’il a donné ensuite pour un «Dieu vous bénisse!»

–Et pour une rente! monsieur Paupe.

Le tailleur eut un grincement de dents, et, allongeant pour ainsi dire son regard sur l’horizon à chacun de ses mots, il reprit:

–Cette rente maudite! Le vieux père se repentait bien de l’avoir acceptée. Il n’en soufflait mot; mais dans les derniers mois de sa vie, quand il apprenait que les d’Arsonval faisaient de nouveau hypothéquer notre bien, il poussait de grands soupirs. Ces nobles n’ont jamais su que gaspiller la fortune. Je vous dis que tout cela devrait être à moi; qu’il y a eu, comment appelez-vous cela? captation! Voilà pourquoi j’en veux aux prêtres, qui ont conseillé mon père et fait peur à ma mère; j’en veux au gouvernement sous lequel un pareil vol a paru légitime; j’en veux de toute mon âme à cette famille qui a dépouillé la mienne. Voilà la première heure de joie qui m’arrive depuis quinze ans, puisque vous m’annoncez qu’on va juger les ministres de la Restauration et que le comte d’Arsonval est ruiné. C’est bien vrai que vous allez lui signifier son congé?

–Si tout n’est pas payé tout de suite!

–Rien ne sera payé. Il n’y a plus là de père Paupe pour les tirer d’affaire. Le comte va quitter le pays… il m’échappera… C’est égal; si je dois tout perdre, ce sera une consolation de voir des affiches sur les murs; ne les ménagez pas, mettez-en partout!

Le tailleur se leva pour reprendre son chemin. L’huissier, sans ajouter une parole, se mit à son pas. Ils longèrent bientôt le mur du parc.

–Après tout, reprit Me Herluison, en faisant une petite halte et d’un ton conciliant, si vous ne vous trompez pas, monsieur Paupe, je comprends votre dépit; mais il n’y a rien à faire.

–Ah! vous commencez donc à me croire, dit le tailleur en dégonflant sa poitrine.

–J’admets, continua l’huissier, que votre père ait réellement acheté pour quelques billets de mille francs le château, le parc et les bois. Vous reconnaissez qu’il a tout restitué… tout donné.

–Oui, sous la Restauration, sous le gouvernement des nobles et des curés! Mais puisque ce gouvernement-là est renversé, est-ce que l’ancien droit, le vrai droit, ne peut pas renaître?

–Hum! dit l’huissier, avec un reniflement railleur, nous ne sommes plus en92.

–Tant pis! C’était une vraie révolution, celle-là! tandis que celle-ci!… Pourtant, puisque vous portez du papier timbré à M. d’Arsonval!… une dernière fois, dites-moi franchement s’il n’y a pas moyen de revendiquer mon bien.

–Avez-vous des titres?

–On les retrouvera… J’ai des témoins.

–Ce qu’on trouvera plus sûrement, monsieur Paupe, chez le notaire de Saint-Mards, c’est un contrat, en bonne forme, par lequel votre père a vendu, vous entendez? vendu, ces bois, ce château au comte d’Arsonval, moyennant une rente de trois cents francs; et aucun tribunal en France ne peut annuler ce contrat.

Le tailleur broya quelques imprécations entre ses grosses lèvres; puis, ouvrant la bouche toute grande dans un rire de fureur:

–Alors, vous me conseillez de me résigner, n’est-ce pas?

–Dame!

–De regarder vendre le château, les bois, sans rien dire?

–Sans doute.

–Vous me permettrez bien au moins de jurer tout à mon aise et de me réjouir de ce que ceux qui ont eu mon bien, sans en profiter, l’ont perdu niaisement et en sont chassés.

–Cela vous est permis, monsieur Paupe.

–Comment a-t-il donc fait, ce comte d’Arsonval, pour se ruiner si vite? Il ne lui a fallu que douze ou treize ans!

L’huissier regarda autour de lui comme s’il eût craint des échos indiscrets, et se penchant vers le tailleur:

–On l’a aidé, dit-il de sa voix sifflante.

–Qui donc?

–Oh! c’est une histoire assez singulière. Il y a un intendant d’abord qui l’a entraîné dans une spéculation désastreuse sur les coupes de la forêt d’Othe, et qui me paraît avoir trouvé dans un de mes clients un prête-nom et un associé; et puis, il y a ce client, ce prêteur, qui ne se contenterait pas de trois cents francs de rente pour vendre sa créance.

–Vous servez donc des voleurs? demanda brusquement M. Paupe.

L’huissier sourit:

–Je ne suis pas la justice, monsieur Paupe; je suis une des tenailles qu’elle met au service des débiteurs en règle avec la loi. Si vous aviez seulement un petit acte… un rien, un bout de papier..

–Vous l’avez dit vous-même, je n’ai rien.

–C’est dommage!

–Ce que j’ai, c’est une grande colère dans le cœur et vous venez de la remuer terriblement.. Le comte d’Arsonval fait bien de quitter le pays!

–Je suis étonné que vous n’ayez pas encore commencé, reprit l’huissier avec un sang-froid très-ironique.

–Que voulez-vous dire?

–Vous avez dû souvent rencontrer M. d’Arsonval dans le bois.

Le tailleur frissonna de la tête aux pieds, regarda l’huissier avec une fureur qui avait bien réellement une intention homicide, et étranglant son paquet sous son bras:

–Vous vous étonnez, n’est-ce pas, que je ne lui aie pas tiré un coup de fusil? C’est cela! risquer la guillotine! Pour qui me prenez-vous?

L’huissier, au lieu de répondre, regarda de côté le tailleur, plongeant son regard dans cette colère bouillonnante pour en mesurer la température.

Paupe fut exaspéré de cette curiosité muette.

–Quand vous me regarderez ainsi avec vos yeux de «ver-luisant», monsieur Herluison? Vous aurez beau faire, vous ne trouverez en moi ni un coquin comme vos clients, ni un assassin, entendez-vous?

–Vous vous fâchez? Vous avez tort, dit l’huissier, car je voudrais vous être utile; mais vous avez de l’esprit. «Herluison! ver luisant!» C’est joli. On ne me l’a jamais dit. Si je vous répondais que vous n’y voyez pas plus qu’une «taupe,» monsieur Paupe, nous serions à deux de jeu.

Ce double calembour par à peu près, le seul qui soit facile aux beaux esprits de la campagne, termina l’entretien.

L’huissier se trouvait alors devant une petite porte qui donnait accès dans les communs du château. Il lui répugnait d’entrer par la grille de la façade; d’ailleurs, ce n’était pas la première fois qu’il venait chez M. d’Arsonval. Il avait droit aux entrées familières.

Les deux hommes se quittèrent après avoir échangé un hochement de tête.

Paupe continua de descendre seul le coteau.

Monsieur Paupe

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