Читать книгу La Cirnéide - Lucien Bonaparte - Страница 5
CHANT PREMIER
ОглавлениеPremier jour.
ARGUMENT.
Isolier marche au devant des Sarrasins. Dénombrement des chefs cirnésiens.
Le village d’Onane. Érène de Tissant, ou la justice africaine.
1.
GLOIRE à l’homme puissant, au monarque vainqueur
Qui, surmontant l’écueil d’une haute fortune,
Dompte ses passions, d’une ame peu commune,
Et devant l’Éternel abaisse sa grandeur!
Sur ma lyre jadis j’ai chanté cette gloire.
C’est une autre victoire
Que je prends aujourd’hui pour sujet de mes chants:
Dompter l’adversité ! Pour servir sa patrie,
Supporter le fardeau des maux les plus pesants!...
Telles sont les vertus à qui je sacrifie.
2.
Reviens donc animer les cordes de ma lyre,
O Muse! d’Isolier redis-nous les malheurs.
Rappelle-nous comment des Maures destructeurs
S’écroula sur nos bords le sacrilége empire.
Douze lustres entiers, pour punir nos aïeux,
La colère des cieux
Les livre sans relâche aux hordes sarrasines;
Les revers d’Isolier surpassent ses exploits;
Mais le croissant pâlit; et du sein des ruines
Cirnos voit triompher l’étendard de la croix.
3.
Chargé d’ans et d’honneurs le puissant Isolier
Vivait dans les remparts de la cité d’Ajace. 1 Malgré soixante hivers ce preux, bouillant d’audace, De sa patrie en pleurs était le bouclier. Ses vœux des fleurs de lys appelaient la bannière.
Relevant sa visière,
Et le fer de sa pique étendu sur les flots,
Il promettait aux siens les voiles de la France.
Soudain le cor d’alarme a frappé les échos..... 2 La rive en retentit: on écoute en silence.
4.
C’est un chef: un tissu fait d’une laine obscure,
Toison de ses brebis, est son seul vêtement.
Un cimier sans panache, un poignard éclatant,
Un javelot d’airain, composent son armure.
De son casque de fer pendent ses longs cheveux.
Un coursier vigoureux
Comme un rapide éclair l’entraîne vers la plage.
Isolier reconnaît son fidèle Frémor:
C’est lui qui des sommets garde l’étroit passage;
Il réside au milieu des forêts du Mont-d’Or. 3
5.
Dans la main d’Isolier Frémor place sa main.
Un douloureux soupir s’exhale de son ame.
«A nos tyrans, dit-il, par un accord infâme,
«Vivare sur nos monts a frayé le chemin.
«Abdel avec ce chef vient de faire alliance.
«Le Musulman s’avance:
«Déja de Vizzavone il menace la tour;
«Ses drapeaux de Vivare occupent les villages; 4 «Je les ai vus moi-même, aux premiers feux du jour. «Gravissant de nos monts les ravines sauvages.
6.
Le vieux guerrier se trouble: appuyé sur sa lance,
L’œil fixé sur les flots, il médite un moment. «Je me flattais, dit-il, de voir à chaque instant
«Aborder dans nos ports les vaisseaux de la France;
«Mais déja l’infidèle envahit nos états;
«A de plus saints combats
«Charlemagne, sans doute, occupe ses bannières.
«Mon fils depuis trois mois a volé vers Paris:
«J’ignore son destin aux rives étrangères;
«Peut-être que César a méconnu mon fils.
7.
«Négligeant les absents dans ses prospérités,
«Le puissant empereur aujourd’hui nous oublie.
«Cependant l’Aquitaine, et Rome et la Neustrie
«M’ont vu jadis combattre et vaincre à ses côtés.
«Martel était moins lent à prêter assistance!
«Pour notre indépendance,
«Noble fils d’Orilant, ne comptons que sur nous;
«Triomphons sans devoir nos succès à personne;
«Poussez le cri de guerre, amis, accourez tous:
«Je serai dans la nuit aux monts de Vizzavone.»
8.
Il dit: de ses amis la foule l’environne.
Dix agiles coursiers traversent les vallons;
Le cornet des pasteurs sur le sommet des monts
Résonne en cris aigus: des bords du Liamone 5 Jusqu’aux rives du Val, délaissant leurs troupeaux,
Franchissant les coteaux,
Les hommes de Cirnos volent au camp d’Asprête.
Leur nombre n’est pas grand: quarante ans de revers
Ont peuplé les tombeaux; mais le reste s’apprête
A combattre, à mourir pour repousser des fers.
9.
Frémor de la Gravone a repris le sentier: 6 Il court rendre l’espoir aux peuples des montagnes, Tandis que de Nasprête inondant les campagnes Les habitants d’Ajace entourent Isolier. La cloche du tocsin répond au cor d’alarmes.
Revêtus de leurs armes,
Les guerriers en tumulte ont quitté les remparts.
Le Musulman s’approche!..... A ce cri redoutable,
Les débiles enfants, les femmes, les vieillards,
Habitent seuls des murs l’enceinte formidable.
10.
Tous marchent au combat: devant tous est Pisaure:
Ce rapide éclaireur vole de tous côtés,
Et son œil sonde au loin les ravins écartés.
Dès qu’il voit l’ennemi, de sa bouche sonore
Du péril aussitôt s’échappe le signal. 7
Le clairon pastoral
Annonce des païens le nombre et la bannière,
Et sur des tons divers module ses accents:
A cet avis connu, sur la verte bruyère
Les chefs pressent le frein des coursiers haletants.
11.
Palure, Hercine, Ital, près du noble vieillard,
Sont ornés des honneurs de la chevalerie:
Jadis sous Charlemagne ils vainquirent l’impie.
Dans les mains de Palure est l’auguste étendard
Qu’Adrien, dans les murs de Rome délivrée,
Sur la tombe sacrée
Remit au preux, honneur des rives de Cirnos.
«Vaillant soldat du Christ, dit le pasteur suprême,
«Cher Isolier, reçois ce prix de tes travaux;
«Sois-nous toujours fidèle et digne de toi-même.» 8
12.
Un aigle couronné d’un double diadème
Vers la sphère des cieux dirigeant son essor,
Une lyre étoilée, un champ d’abeilles d’or,
Sont du pieux drapeau le prophétique emblème.
Le sage Hercine, Ital, ne le quittent jamais:
Leurs boucliers, leurs traits
Dans le combat sans cesse environnent Palure.
Pour sauver leur bannière ils méprisent la mort.
Cent fois les dards païens ont rougi leur armure
Sans pouvoir de ces chefs dompter le triple effort.
13.
Autour d’eux et sans ordre on voit sur leurs coursiers
Paraître les guerriers de Nasprète et d’Ajace.
Chacun d’eux est suivi des hommes de sa race.
Tous les chefs de famille ont quitté leurs foyers.
Séron, dont les troupeaux blanchissent la prairie
De la verte Alissie, 9
Compte cinq fils armés du glaive et du pavois;
Et les fils de ses fils environnent leurs pères:
Jeunes, vieux, hommes faits, ils volent à-la-fois
Agitant, pleins d’ardeur, leurs armes meurtrières.
14.
Le riche possesseur des collines d’Icage 10 Où croissent sans effort des forêts d’orangers, Ulète, délaissant ses fertiles vergers, Vient des sanglants combats faire l’apprentissage. A la fleur de ses ans se trouvant orphelin,
Il demanda la main
De la jeune beauté qu’Ajace en vain regrette,
Et qui depuis dix mois porte les fers d’Abdel.
Dans le sang musulman tu voudrais, noble Ulète,
De l’enfant d’Isolier venger le sort cruel!
15.
Avec lui marche Isar: la plage des sept Nefs 11 Voit une antique tour qui domine les plaines: Là du vaillant Isar sont les vastes domaines. Isar dans ses forêts donnait la fête aux chefs; Ils poursuivaient au loin le sanglier sauvage,
Lorsque sur le rivage
Abdel pendant la nuit descend près de la tour,
Et ravit les enfants et les femmes chrétiennes.
Isolier vit Stelline à la clarté du jour
Tendre vers lui ses bras chargés d’indignes chaînes.
16.
C’est en vain que le preux sur une barque agile,
Rugissant de courroux, suivit les ravisseurs.
Abdel, de l’océan perçant les profondeurs,
Pour regagner les murs qui lui servaient d’asyle
Aux regards des chrétiens disparut sur les flots.
C’est avec sept vaisseaux
Que le Maure aborda ces plages délaissées:
Elles portent le nom de ce nombre fatal.
Au sommet de la tour plusieurs piques dressées
De la guerre et du deuil arborent le signal.
17.
Vêtus d’habits divers, armés différemment,
Quels sont ces chefs suivis d’une troupe guerrière?
L’un d’eux enveloppé d’une mante étrangère
Porte un glaive enrichi d’un ivoire éclatant.
L’or et l’argent tissus décorent sa ceinture;
Et sur sa chevelure
S’élève teint de pourpre un bonnet phrygien
Qu’entourent le corail et la perle arrondie.
De quels climats, comment, au bord cirnésien
Casil a-t-il porté ce vain luxe d’Asie?
18.
Casil passe ses jours sur le liquide empire.
Le commerce, à son art prodiguant ses bienfaits,
Dès ses plus jeunes ans, au gré de ses souhaits
Dirige sur les mers son rapide navire.
Tantôt du sein des rocs qui soutiennent Cirnos 12
Par d’assidus travaux
Il ravit le corail à ses tiges profondes.
Tantôt des Phocéens visitant les neveux, 13 Il franchit comme un trait l’immensité des ondes, Et retourne chargé de trésors précieux.
19.
Il commande aux marins; et le fils d’Isolier
Fut porté par sa nef aux rives de la France.
Sur tous ses compagnons versant sa bienfaisance.
Et fier de leur ouvrir son toit hospitalier,
Sans effort il exerce une entière puissance.
A sa voix, pour la lance
Toujours prêts à quitter la rame ou le timon,
Les amis de Casil embrassent sa querelle.
Si le luxe étranger éclate sur leur front,
Aux vertus de Cirnos leur cœur reste fidèle.
20.
Habitués ensemble à défier l’orage,
Moins fougueux, plus constants que les autres guerriers,
Dociles à leur chef, ces mille nautonniers
Sur les deux éléments ont le même courage;
Soit que se confiant à leurs faibles bateaux,
Ils osent sur les flots
Attaquer les païens dans leurs nefs formidables;
Soit qu’armés de la lance et du pesant pavois,
Dans la plaine rangés, fantassins redoutables,
Ils couvrent de leurs corps l’étendard de la croix.
21.
Leurs seuls rivaux en nombre, en puissance, en valeur,
Sont ceux qui dans les bois et dans les marécages
Poursuivent les taureaux et les buffles sauvages 14. Des plus sombres forêts pénétrant l’épaisseur, Balançant dans leurs mains une longue courroie,
Ils lancent sur leur proie
De ce double tissu le nœud prompt et coulant:
Si quelquefois le monstre évite cette chaîne,
L’intrépide chasseur tire un poignard tranchant;
Et le taureau frappé tombe et meurt sur l’arène.
22.
Un cuir épais, velu, dépouille de leur chasse,
Forme autour de leur corps un étroit vêtement.
Ils devancent les pas d’un coursier bondissant
Lorsque des ennemis ils poursuivent la trace.
Les agrestes bouviers qui guident dans les champs
Les troupeaux mugissants
N’ont avec les chasseurs qu’une même bannière.
Pinel était le chef de ces guerriers unis;
Disputant à Casil la faveur populaire,
Pinel marche entouré d’une foule d’amis.
23.
Isolier s’avançait le long des flots amers.
De Nasprête bientôt il touche le rivage.
Là, de nouveaux guerriers l’attendaient sur la plage.
Ce sont ceux qui d’Abdel ont évité les fers.
Pénose, qui jadis régnait dans le Nebbie, 15
D’une troupe aguerrie
Se voit encore aimé malgré tous ses malheurs;
Dans le sang de son père Abdel plongea sa lance:
Chassé de ses foyers, aujourd’hui ses douleurs
Ont fait place à l’espoir d’une prompte vengeance.
24.
Frappé d’un coup pareil, le valeureux Brandone
Du chef des Nebbiens presse le palefroi.
Le cap Corse jadis a reconnu sa loi.
C’est le père d’Abdel, le puissant Nugolone, 16 Qui porta dans ces lieux le drapeau musulman.
Le glaive du tyran
N’épargna dans son cours ni le sexe ni l’âge:
Cent martyrs de Torrès rougirent le vallon.
Le cap, depuis ce jour d’horreur et de carnage,
De promontoire saint reçut l’auguste nom. 17
25.
Le long de la Gravone, un sentier tortueux
Monte, descend, remonte en des forêts profondes:
Quand le flambeau du jour s’éclipse au sein des ondes,
Isolier a gravi ces détours sinueux.
Il a vu du Mont-d’Or la tête blanchissante.
Sa bannière éclatante
Rassemble autour de lui les montagnards charmés:
Délaissant leurs troupeaux, leurs enfants, leur cabane,
Les pasteurs, de longs pieux, de javelots armés,
Volent de toutes parts au village d’Onane. 18
26.
Une épaisse forêt, amphithéâtre immense,
Du populeux Onane entoure les remparts.
Mille cris à-la-fois poussés de toutes parts
Des guerriers du rivage annoncent la présence.
Des sapins allumés les résineux brandons,
Dans les ravins profonds
Répandent par degrés leur tremblante lumière.
Les femmes, agitant ces mobiles flambeaux,
S’avancent au devant de la sainte bannière;
Leur marche et leurs accents réveillent les échos.
27.
Sur leurs têtes posés, des voiles éclatants
En larges plis épais couvrent leurs chevelures.
«Les voici, les guerriers vengeurs de nos injures,
«Disaient-elles en chœur dans leurs agrestes chants!
«Voici de nos foyers les amis tutélaires.
«Nos pères et nos frères
«Sont tombés sous les coups du farouche Africain.
«Dans le creux de la tombe ils dorment en silence....
«Salut à nos héros! salut au paladin
«Dont le glaive acéré nous promet la vengeance!»
28.
Quand les rayons brisés de l’aurore naissante
Chassent l’obscure nuit de la cime des monts,
Bientôt l’astre du jour envahit les pitons
Et dore au loin des cieux la voûte éblouissante.
Tel Onane étincelle aux nocturnes brandons;
Ses forêts, ses vallons,
D’un subit incendie offrent déja l’image.
Les glaives agités brillent sur les coteaux:
Tout s’anime: arrivés au centre du village,
Sous des noyers touffus s’arrêtent les héros.
29.
Une source limpide arrose ce plateau;
Entre des murs épais son onde est recueillie.
Le pâtre voyageur traversant la prairie
Dans le dernier bassin abreuve son troupeau.
Plus près, le front courbé sous des urnes pesantes,
Les femmes vigilantes
Vont puiser tour-à-tour l’onde aux flots jaillissants.
Celle-ci parle et rit assise sur la pierre;
Cette autre à qui la guerre a ravi ses enfants,
Taciturne, retourne à sa triste chaumière.
30.
Un palais vis-à-vis de la double fontaine
Jusqu’au front des noyers élevait ses deux tours:
C’était celui d’Adraste. Au terme de ses jours,
Ce chef de vingt hameaux pouvait marcher à peine:
Sur deux jeunes guerriers il appuyait ses bras.
Au devant de ses pas
Isolier jusqu’au seuil rapidement s’élance.
«Mon père, lui dit-il, je serai ton soutien:
«Je viens renouveler la première alliance
«Dont nos aïeux jadis formèrent le lien.»
31.
«Mon fils, répond Adraste, oh! combien aujourd’hui
«Tu dois me retrouver différent de moi-même!
«A peine mes regards, dans leur faiblesse extrême,
«Reconnaissent tes traits: viens, notre unique appui,
«Digne sang des héros, noble orgueil de ta race!
«Oh! pourquoi sur ta trace
«Ne puis-je encor montrer l’exemple à nos guerriers?
«Mais c’en est fait! mes fils acquitteront ma dette.
«Viens, allons reposer au sein de mes foyers:
«Demain de nos rochers tu graviras le faîte.»
32.
Les deux chefs, à ces mots, entrent sous le portique,
Et montent lentement le facile degré.
Palure les précède; et l’étendard sacré
Est déposé par lui dans la demeure antique
Près d’un siège de chêne environné de dards:
Du prince des vieillards
C’est le trône champêtre; ici, de sa sagesse
L’arbitre des pasteurs prononçait les arrêts:
Ses conseils du courroux calmaient souvent l’ivresse;
Et dans les cœurs aigris il ramenait la paix.
33.
A droite d’Isolier, du pontife romain
Palure, Hercine, Ital, entouraient la bannière.
Les brandons éclairaient la salle hospitalière.
Vingt femmes disposaient les apprêts du festin.
Les chefs sont réunis près de la flamme ardente;
Leur parole bruyante
Au loin se prolongeait en accents inégaux,
Tandis qu’à demi-voix confondant leur haleine,
Assis l’un près de l’autre, Adraste et le héros
Méditaient les combats de l’aurore prochaine.
34.
Les agneaux, les brebis par le fer égorgées,
Les fruits du châtaignier, le miel et le froment,
Le lait durci couvert d’un linge éblouissant,
Font ployer sous leur poids les tables surchargées.
En coupes façonné, le mélèse odorant
Dans le lait écumant,
Ou dans un vin de pourpre, ou dans l’eau crystalline,
Au gré des conviés se plonge tour-à-tour;
Sur les coteaux dorés d’Ajace et de Saline 19 Le cep fécond reçoit tous les rayons du jour.
35.
Mais l’homme de Girnos, dans l’eau de ses ravins,
Trouve une boisson douce et chère à sa paresse;
Ceux qui sont affaiblis par l’aride vieillesse
Goûtent seuls quelquefois la liqueur des raisins.
On imite les chefs sous la simple cabane;
Les montagnards d’Onane
De l’hospitalité savourent la douceur:
Ils prodiguent, joyeux, leur modeste richesse;
Dans son hôte guerrier voyant son défenseur,
La famille du pâtre autour de lui se presse.
36.
La moitié de la nuit déjà s’est écoulée.
Les soldats assoupis jouissaient du repos;
Et dans le palais seul les résineux flambeaux
Du noble Adraste encore éclairaient l’assemblée.
Vers les ravins du nord les dogues vigilants
De leurs longs aboîments
Font au loin résonner la forêt ténébreuse.
Un vieux guerrier s’avance et paraît sur le seuil:
Son œil cave brillait d’une lumière affreuse;
Son teint pâle annonçait la vengeance et le deuil.
37.
C’est le frère d’Adraste, Érène de Tissant 20. Surpris dans une course aux plaines de Nebbie, Il fut conduit captif dans les murs d’Alérie. Redoutant sa valeur et son ressentiment, Abdel voulait sur lui déployer sa colère:
Par quel destin prospère
A-t-il pu se soustraire aux chaînes, à la mort?
Adraste et tous les chefs l’accueillent pleins de joie.
«Amis, ah! plaignez-moi plutôt de vivre encor!
«Mon cœur du désespoir est à jamais la proie.»
38.
A ces mots, traversant la salle hospitalière,
Il fixe sur Adraste un lugubre regard,
D’un œil indifférent voit le saint étendard,
Et dans l’humble foyer s’assied sur la poussière.
On l’entoure, saisi d’une vague terreur.
Du ciel libérateur
Les femmes imploraient la main toute-puissante.
Adraste soulevé, presse ses pas pesants,
S’approche de son frère; et sa voix suppliante
Peut à peine exhaler ces douloureux accents:
39.
«Érène, au nom du ciel, dissipe mon effroi;
«Tu revois tes foyers; tu renais à la vie,
«A ta femme, à ton fils, à nous, à la patrie:
«Eh! quel autre malheur a pu tomber sur toi?»
«A mon fils! à mon fils! s’écrie alors Érène....
«Ah! pourquoi de ma chaîne
«L’impitoyable sort a-t-il brisé les noeuds?
«Que n’ai-je pu mourir dans un affreux supplice?
«Ce n’est que d’aujourd’hui que je suis malheureux.
«Au ciel, ni sur la terre il n’est plus de justice.»
40.
Il dit; il se relève; et d’Adraste son frère
Ses bras contre son sein pressent les cheveux blancs.
Son ame s’attendrit dans ces embrassements;
Et deux ruisseaux de pleurs coulent de sa paupière.
Ses yeux d’Ajace à peine ont reconnu le preux:
«D’un tyran furieux
«Tu vois, ami, dit-il, la victime vivante;
«Du fils de Nugolone écoute les forfaits;
«Et puisse enfin du ciel la vengeance trop lente
«Sur lui de sa colère épuiser tous les traits!
41.
«Depuis sept mois chargé des fers de nos bourreaux,
Comme un vil criminel privé de la lumière,
J’attendais tous les jours la fin de ma carrière.
Quand le vieil Africain, garde de nos cachots 21, N’apportait pas le vase et le pain de misère,
Ce triste ministère
A la femme du Maure était alors remis 22. Elle me parut jeune et de douceur ornée: Par elle j’espérais des miens et de mon fils Et de mes compagnons savoir la destinée.
42.
«Il fallut renoncer à cet espoir frivole.
Sous la naïveté d’un sourire imposteur,
La dureté d’Afrique habitait dans son coeur:
Je ne pus lui ravir une seule parole.
Mais la voix des païens, leurs cris tumultueux
Et leurs accents joyeux
Pénétraient jusqu’à moi du milieu de la ville;
Je crus de leur triomphe entendre le signal:
Je n’espérais plus rien; au fond de mon asyle,
Mes vœux de mon arrêt pressaient l’instant fatal.
43.
«A l’heure accoutumée on entre dans ma tour.
Serré dans mon manteau, sur une humide terre,
Immobile, accroupi, j’aperçois la mégère
Refermer sur ses pas la porte à double tour.
Elle lève sa lampe; et, respirant à peine,
Elle avance incertaine:
Elle approche, me voit et tombe à mes genoux!
«Que fais-tu, malheureuse, et d’où vient ton audace?»
Lui dis-je «— Vous voilà ! mon père, c’est donc vous!
«Le temps presse; venez, cédez-moi votre place.»
44.
«Mon fils! c’était mon fils! dans son amour fervente,
Pour son père à la mort s’exposant mille fois,
Sous un habit de femme errant depuis deux mois,
A l’épouse du Maure il s’offrit pour servante.
Son âge, sa beauté secondait ses desseins;
Des geoliers sarrasins
Mon Padouant se fit l’esclave mercenaire,
Épiant pour me voir quelques heureux moments.
Las! il obtint après une épreuve sévère
Le soin de nous porter nos chétifs aliments.
45.
«Dans les bras de mon fils j’oubliais tous mes maux.
«O mon père! dit-il, m’inondant de ses larmes,
«Changeons de vêtements; je t’apporte des armes;
«Fuis, et laisse-moi seul au fond de ces cachots.»
En me parlant ainsi d’une voix si touchante,
Et son voile et sa mante
Par degrés sur mon corps remplaçaient mes lambeaux.
Un poignard se cachait sous sa robe flottante:
Il le met dans mes mains. «Fuis loin de tes bourreaux,
«Dit-il, va consoler une épouse expirante.
46.
«Abdel est sur le point d’accabler la patrie;
«Je suis trop faible encor pour guider nos guerriers;
«Mon père, bénis-moi; ton fils est à tes pieds.
«Fuis, et laissons à Dieu la garde de ma vie.»
«Je voulais résister: l’amour et la terreur
Avaient glacé mon cœur;
J’hésitais, quand mon fils, oubliant sa jeunesse,
S’élance loin de moi, soulève les verroux,
Et me dit à voix basse: «Ou cède à ma tendresse,
«O mon père! ou j’appelle; et la mort est sur nous.»
47.
«Je bénis mon enfant; je sors; près du rempart,
Un compagnon fidèle attendait ma présence.
Je prends ces vêtements, ce manteau, cette lance.
Deux coursiers étaient prêts: nous partons sans retard;
Mais mon ame éprouvait une terreur extrême:
La moitié de moi-même
Restait dans les cachots du farouche Africain!
Je ne pus m’éloigner: je revins vers la ville:
Je voulais de mon fils apprendre le destin.
Le jour suivant, les bois me servirent d’asyle.
48.
«J’attends avidement le retour des ténèbres.
Dans cette ville encor je comptais des amis:
Je veux y pénétrer: le péril de mon fils
Avait rempli mon cœur de présages funèbres.
J’approche, et des remparts j’aperçois le circuit.
Les rayons de la nuit
Frappaient obliquement sur la tour escarpée:
Aux pieds de cette tour, mon coursier, malgré moi
S’arrête.... Sur la porte, une tête coupée,
Clouée entre deux mains, glace mes sens d’effroi....
49.
«Je reconnais mon fils!... je pousse un cri d’horreur:
Nous sommes entourés de la garde païenne:
Mon compagnon succombe; et je m’échappe à peine.
Souillé du sang du Maure, écumant de fureur,
J’ai moi-même arraché de la tour sanguinaire
Cette tête si chère;
Et dans le mur brisé j’ai planté mon poignard 23. Mon ame toute entière est de vengeance avide: J’irai, j’irai chercher Abdel de toute part: La tête de mon fils me servira de guide!»
50.
En achevant ces mots, le malheureux Érène
Ouvre les vastes plis de son manteau sanglant.
«Voyez, amis, dit-il, voyez: c’est mon enfant:
«Le reconnaissez-vous?.... La justice africaine
«Paie ainsi l’héroïsme et l’amour filial.»
A cet aspect fatal,
Parmi tous ces guerriers s’élève un cri terrible.
La tête de l’enfant semblait sourire encor!
Son front plein de candeur, son œil doux et paisible,
Semblaient encor braver le pouvoir de la mort.
51.
Les femmes du palais ont commencé le deuil.
Adraste, se courbant sur le corps de son frère,
Arrache Padouant des lèvres de son père.
«Amis, dit Isolier, aux honneurs du cercueil
«Livrons de notre fils le reste déplorable.
«L’église secourable
«A ce jeune martyr ouvre un sein maternel.
«Du suprême pasteur vous voyez la bannière:
«Demain nous combattrons: ah! dans les flancs d’Abdel
«Puissions-nous enfoncer la lance meurtrière!
52.
«Dans l’abyme souvent le sang de l’innocence,
«Lorsqu’ils se croient vainqueurs, entraîne les tyrans.
«Hélas! ma fille aussi porte des fers pesants!
«Nos malheurs sont communs: ayons même vengeance.
«La mesure est au comble; il vaut mieux succomber
«Avant de nous courber
«Sous le sceptre de plomb de ces horribles maîtres.
«Érène, sois mon frère, et combats près de moi;
«Triomphons, ou sachons rejoindre nos ancêtres
«Qui sont tombés martyrs en défendant la foi.»