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Du second jour à la nuit du troisième.
ОглавлениеARGUMENT.
La tour de Gallane délivrée. Le vieux pâtre. Les chefs réconciliés.
Le martyre de Mosole.
1.
Le rayon matinal blanchissait le Mont-d’Or.
Tous les chefs des guerriers assis autour d’Érène,
Par des mots de vengeance adoucissaient sa peine,
Lorsqu’aux yeux d’Isolier se présente Frémor.
«— Je viens de parcourir les forêts de nos pièves; 1
«Plus de deux mille glaives
«Brilleront dans ces lieux avant la fin du jour;
«Mais l’Africain des monts vient de franchir la cime:
«Dès hier de Gallane il assiégeait la tour: 2 «J’ai vu sous ces remparts la bannière d’Athime.
2.
«Athime des païens est le plus redoutable.
«Les Sardes sont foulés par ce tyran cruel.
«Depuis qu’il s’est rangé sous les drapeaux d’Abdel,
«Quelque nouveau revers tous les jours nous accable.
«Vivare à cet émir s’est vendu sans pudeur.
«La ruse et la rigueur
«Aux bords ampuriens fondèrent son empire. 3 «N’aimant que les combats, ennemi du repos, «Athime, tu le sais, a juré de détruire «Jusqu’au dernier chrétien qui respire à Cirnos.»
3.
Un fils du vieil Adraste, et cent jeunes soldats
Gardaient dans les forêts les créneaux de Gallane.
«Noble et cher Isolier, dit le vieillard d’Onane,
«Que ne puis-je te suivre et marcher aux combats?
«Mon fils défend la tour: son zèle, son audace,
«Sont dignes de sa race:
«En lui tu trouveras mon antique valeur;
«Oui, vous repousserez un oppresseur barbare.
«De la guerre civile évitant la fureur,
«Puissiez-vous détourner la haine de Vivare!
4.
«Voilà l’unique objet de mon inquiétude.
«Jamais jusqu’à ce jour un seul Cirnésien
«N’osa se dire encore allié du païen.
«La discorde des chefs mené à la servitude.
«Amis, que tous vos coups frappent les Sarrasins;
«Ne plongez pas vos mains,
«Quel que soit leur forfait, dans le sang de vos frères.
«Tant qu’entre les partis le sang n’a pas coulé,
«Fatigué de servir les hordes étrangères,
«Vivare à la vertu peut être rappelé.»
5.
En ces mots, Isolier, tu réponds au vieillard:
«Le ciel et la patrie ont parlé par ta bouche;
«Mais d’un chef orgueilleux l’inimitié farouche
«A l’espoir de la paix ne laisse point de part.
«Ce traître sans pudeur, qui nous hait et nous brave,
«Vient de se faire esclave
«Dans l’insolent espoir de s’élever sur nous.
«De la soif du pouvoir la rage le dévore!
«Non, nous ne devons point porter les premiers coups;
«Mais s’il commence, en lui ne voyons plus qu’un Maure.»
6.
«Mon fils, répond Adraste, au plus triste présage
«Mon cœur s’ouvre en ce jour; la mort de Padouant
«Cause peut-être en moi ce découragement;
«Mais je crains de toucher aux temps de l’esclavage
«Prédits depuis trente ans par notre saint martyr.
«Jusqu’au dernier soupir
«Mosole nous prêcha l’union domestique:
«Si l’un de vous, dit-il d’un accent solennel,
«A l’ennemi du Christ prête un hommage inique,
«Ce jour sera le jour de l’abandon du ciel.
7.
«L’oracle s’accomplit: un chef cirnésien,
«Vivare, sur nous tous attire la ruine.
«Pour détourner les maux de la guerre intestine,
«S’il en est temps encore, amis, n’épargnez rien.
«Vivare possédait une ame généreuse;
«D’une chaîne honteuse
«La folle ambition lui déguise le poids.
«Les premiers contre lui ne tirez pas le glaive;
«Et si du ciel toujours il outrage les lois,
«Que sans reproche au moins notre perte s’achève.
8.
«J’ai tout fait pour la paix; un de mes fils naguères
«A porté dans Pozol mes présents et mes vœux. 4 «Pour calmer aujourd’hui la colère des cieux «Recourez, compagnons, à d’ardentes prières. «Quand l’âge n’avait point appesanti mes pas,
«Au vallon des frimas 5
«Je faisais tous les ans mon saint pélerinage;
«J’invoquais le tombeau du martyr protecteur.
«S’il ne met son espoir que dans son seul courage,
«Le mortel orgueilleux mérite son malheur,
9
«Au vallon de Mozole on voyait autrefois
«Dans les jours de péril courir la Corse entière. 6 «Et maintenant les chefs en marchant à la guerre «Du saint médiateur n’invoquent plus la voix. «Qui mieux que lui du ciel peut fléchir les oracles?
«Par de nouveaux miracles
«Sa tombe tous les jours signale son pouvoir.
«Mosole fut cent fois l’appui de la faiblesse:
«Il peut nous secourir et combler notre espoir.
«Jeunes chefs des guerriers, croyez à ma vieillesse.
10.
«Les utiles conseils sont le fruit d’un long âge.
«Noble et cher Isolier, suivons de nos aïeux
«L’exemple salutaire et l’usage pieux:
«Au pied des saints parvis cours porter ton hommage.
«Ce fut en secourant la patrie et l’autel,
«Que d’un trépas cruel
«Mosole près d’ici supporta la souffrance:
«Il fut le défenseur de notre liberté ;
«Prions-le sans repos: peut-être sa puissance
«Rappellera sur nous la céleste bonté.»
11.
Des acclamations les accents prolongés
Répondent au vieux chef. Le paladin d’Ajace:
«— A tes sages conseils, amis, nous rendons grâce:
«Oui, pour calmer les maux des peuples affligés,
«Nous comptons sur le ciel bien plus que sur nos glaives.
«Que dans toutes les pièves
«On implore l’appui du saint libérateur.
«Nous, nous invoquerons son ombre révérée
«En marchant aux combats, et mon drapeau vainqueur
«Reposera bientôt sur sa tombe sacrée.»
12.
Le preux dit, et s’éloigne accompagné d’Érène.
Les chefs à leur exemple ont laissé leurs coursiers.
Au travers des torrents, par de nouveaux sentiers,
Des pins de Vizzavone ils franchissent la plaine.
Vers les pitons aigus ils montent lentement.
Frémor, fils d’Orilant,
Des siens, auprès d’Adraste, attendait l’arrivée,
Tandis que les soldats d’Ajace et du Nasprêt,
A l’heure où du soleil la course est achevée,
Atteignent du Créno le verdoyant sommet. 7
13.
Isolier de Gallane a tourné le ravin.
Il aperçoit au pied de la pente escarpée,
La tour de Musulmans par-tout enveloppée.
Ses yeux planent au loin sur le camp sarrasin.
«Amis, dit-il à ceux dont la foule le presse,
«La bannière traîtresse
«N’a pas encor rejoint les drapeaux du croissant;
«Le ciel en soit loué ! Vivare hésite encore!
«Dans ces bois au repos livrons-nous un moment,
«Et dans le camp païen soyons avant l’aurore.
14.
«Dès que vous entendrez sonner le cor d’alarmes,
«Vous vous élancerez tels que les ouragans.
«Que les pavois légers et les poignards tranchants
«Décident la victoire et soient vos seules armes.
«Moins nombreux, triomphons par l’intrépidité.
«Le Maure épouvanté,
«Poursuivi corps à corps jusqu’au fond de ses tentes,
«Voudra mais vainement compter nos bataillons.
«Quittez pour un moment vos armures pesantes;
«Et prompts comme l’éclair, tombez du haut des monts.»
15.
Vers le ciel à ces mots levant leurs étendards,
Les enfants de Cirnos poussent des cris de joie:
Impatients d’atteindre et de frapper leur proie,
D’une attaque rapide ils aiment les hasards.
Ceux-ci, de leurs stylets aux trois faces polies,
Sur des pierres choisies,
Penchés près du torrent, vont aiguiser l’acier,
Et leur bras tour-à-tour se courbe et se déploie.
Ceux-là, pour raffermir un léger bouclier,
Forment de nouveaux nœuds sur sa triple courroie.
16.
Chaque race dans l’ombre ensemble est réunie.
Tous au jour du péril ont le même aliment:
Un pain mêlé de seigle et d’orge et de froment,
Aux flammes du foyer la châtaigne durcie,
S’étalent sur le bord des limpides ruisseaux.
Dans un profond repos
Se plongent à l’envi les familles guerrières.
Les chefs sont confondus auprès de leurs soldats:
Sans luxe, sans orgueil, sobres comme leurs frères,
Ils ont la même couche et les mêmes repas.
17
Le séjour d’Isolier à la cour du grand roi,
Ses exploits glorieux aux terres étrangères,
N’avaient point altéré ses mœurs héréditaires:
De vivre simplement il s’était fait la loi.
Disciple du héros de Rome et de Lutèce,
Méditant sa sagesse,
Il avait recueilli les plus hautes leçons.
Tous les Cirnésiens n’ont pas clos la paupière:
Vingt gardes sont épars au-dessus des pitons;
Le preux sommeille au pied de la sainte bannière.
18.
Il s’éveille avant tous. De la voûte éthérée
La lune descendait aux plaines d’occident.
L’astre incliné de l’Ours, d’un rayon pâlissant
Marquait à peine encor le pôle de Borée.
Le cornet pastoral a retenti: soudain
Sur le camp sarrasin
S’élancent de Cirnos les enfants intrépides:
Ils ont franchi les bois, les torrents, les ravins.
Ils atteignent la tour; sous les poignards avides
Coule de toutes parts le sang des Africains.
19
Athime était plongé dans un profond sommeil.
Sa garde extérieure ou succombe ou recule;
Le désordre est par-tout; et quand le crépuscule
Cédait notre hémisphère aux rayons du soleil,
Les troupes du croissant se livrent à la fuite.
Ardents à leur poursuite,
Les montagnards pareils au rapide chasseur
Atteignent dans les rocs le Maure moins agile;
Des antres, des forêts, ils percent l’épaisseur,
Et la mort, des vaincus devient l’unique asyle.
20.
Hors des sentiers battus traversant les bruyères,
Les fuyards ont franchi le pont de l’Olmitant. 8 Au moment où leur troupe atteignait le torrent Qui du traître Vivare arrose les frontières, Le fils du vieil Adraste accueillait nos héros.
Au sein de ses créneaux
Il reçoit, triomphant, la bannière romaine.
Les cors disent au loin les succès des chrétiens,
Et les feux destructeurs allumés dans la plaine
Ont déja consumé les tentes des païens.
21.
La flamme étincelante avertit les pasteurs.
Sur la crête des monts, au fond de la vallée,
Des montagnards surpris la foule désolée,
Avait fui des païens les glaives destructeurs:
Ils sortent à-la- fois du fond de leurs retraites.
Les femmes sur leurs têtes
Apportent aux guerriers le lait rafraîchissant;
Le pâtre offre les dons de l’humble bergerie;
Tous auprès d’Isolier déposent leur présent,
Et contemplent ce preux, l’espoir de la patrie.
22.
Ils admirent sur-tout son glaive et sa bannière!
Isolier les accueille, écoute leurs avis,
Leur parle avec amour: et ces vieillards ravis
Regrettent leur jeunesse et leur force première.
Ils voudraient à sa voix braver tous les dangers.
Autour de lui rangés,
Les femmes, les enfants l’observaient en silence;
Leur voix de Stellina redisait les revers:
«— Puisse un père vainqueur accomplir la vengeance,
«Et plonger les tyrans au gouffre des enfers!»
23.
La foule croit sans cesse autour du paladin:
Des sommets sourcilleux de la piève prochaine,
Arrive un homme armé, palpitant, hors d’haleine.
«Seigneur, dit-il au preux, Vivare et l’Africain
«Ont accompli leur ligue aux remparts de Pozole.
«Par les rocs de Mosole
«Ils ont déterminé de s’ouvrir un chemin;
«Vers leur droite laissant les forêts de Gallane,
«Et gravissant le pic, ils espèrent demain
«Surprendre à votre insu le village d’Onane.
24.
«Séduits par notre chef, les peuples de Vivare
«Ont uni leurs drapeaux à ceux des Musulmans.
«Abdel marche suivi de tous ses combattants;
«On attend à Pozol le monarque barbare.
«D’un péril si pressant j’accours vous avertir.
«Moi-même j’ai vu fuir
«Le long du fleuve Athime et sa cohorte impie.
«Mais que pourrons-nous seuls contre tant de guerriers?
«Je viens ici du moins mourir pour la patrie;
«Pour combattre avec vous j’ai quitté mes foyers.
25.
Ce récit consternait les chrétiens attentifs;
En ces mots Isolier ranime leur courage:
«Des célestes faveurs voyez ici le gage,
«Et dépouillez, amis, tous sentiments craintifs.
«Athime, renommé par tant d’exploits célèbres,
«Surpris dans les ténèbres,
«A déjà commencé d’expier ses forfaits;
«Et maintenant poussé par une main divine,
«Abdel vient de Mosole envahir les sommets;
«Il y rencontrera sa honte et sa ruine.
26.
«Gravissons sans retard la roche funéraire;
«Au martyr de Cirnos allons porter nos vœux.
«C’est le père d’Abdel qui dans ces mêmes lieux
«Epuisa sur Mosol sa rage meurtrière:
«Près du tombeau sacré, dans son aveuglement,
«Le fils en ce moment,
«Du crime paternel vient chercher l’héritage:
«Il veut tenter du pic l’impraticable accès.
«La tour ici des monts commande le passage.
«Allons plus loin d’Abdel arrêter les progrès.»
27.
Il dit, et vers Erca dirige son drapeau. 9 Dans tous les défilés où l’accès est possible, Des monts silencieux troublant le sein paisible, La hache abat les pins, les chaînes et l’ormeau. Cette ruine immense encombre les issues.
Sur les cimes aiguës
Brillent de tous côtés les glaives menaçants.
Séron, avec ses fils, Isar, Pénose, Ulète,
Y dressent tour-à-tour leurs pennons éclatants,
Et du pic Isolier gravit enfin la crête.
28.
Là, jadis de Mosole on voyait le village;
Détruit, incendié par le père d’Abdel,
Il demeura désert depuis ce jour cruel;
Et la chèvre broutait dans l’enceinte sauvage.
Un vieux pâtre, entouré de rejetons nombreux,
Dans ces agrestes lieux,
Seul, avait relevé sa chétive chaumière.
Là paissait son troupeau; là croissaient ses enfants.
Il n’avait jamais pu s’éloigner de la terre
Qui gardait dans son sein les os de ses parents.
29.
Au pied d’un châtaignier, immobile, il rêvait!
A peine il aperçoit la bannière lointaine,
Qu’il se lève joyeux: pour son ame hautaine
La guerre avait encore conservé son attrait.
Sa voix vient de frapper l’écho de la montagne:
Ses fils et sa compagne
A ce cri paternel accourent empressés.
Alcime, saisissant sa longue javeline,
A leur tête s’avance; et fier, les bras croisés,
Il attend les guerriers qui montent sa colline.
30.
Dès qu’il a reconnu le paladin d’Ajace:
«Salut à nos amis!» dit-il, levant son fer. 10 «Salut à nos amis!» répondent de concert, Isolier et tous ceux qui marchent sur sa trace. Le pâtre les conduit dans ces rocs désolés;
Des moindres défilés
Il indique avec soin les routes accessibles.
Trois enfants de son fils, devenus orphelins,
Foulent autour de lui les bruyères flexibles;
Leur pas agile et sûr bondit sur les ravins.
31.
Après avoir placé les chefs et les soldats
Par-tout où le rocher paraissait moins rapide:
«Viens, homme de Cirnos, sois encore notre guide;
«Conduis-nous, dit le preux, au vallon des frimas,
«Où je vais du martyr implorer l’assistance.»
«Que de ton espérance,
Dit Alcime, Mosol daigne combler les vœux!
Sa tombe fut toujours propice à nos prières;
Mais jamais on ne vit de la faveur des cieux
S’y mieux manifester les signes tutélaires.
32.
«Je veux, en te guidant vers la funèbre enceinte,
Te raconter, ô chef, comment de deux rivaux
Mosol fit deux amis; et comment deux hameaux
Ont retrouvé la paix sur cette tombe sainte.
Les Nassa, les Millar, en troupeaux si puissants, 11
Depuis plus de cent ans
Suçaient avec le lait une haine mortelle.
Leurs pères en mourant leur léguaient leur fureur.
On compte dans le cours de leur longue querelle
Trente guerriers tombés sous le poignard vengeur.
33.
«Trois jours passés, j’étais sous mes arbres assis,
Alors qu’un étranger se présente à ma vue;
Sa barbe hérissée et sa poitrine nue,
Et son fer sous sa mante, à mes regards surpris
Annonçaient un guerrier qui marche à la vengeance.
J’avais saisi ma lance,
Incertain, s’il était avide de mon sans:
Je n’ai point d’ennemis, mais quelqu’un de ma race
Pouvait avoir commis quelque meurtre récent.
L’oeil de cet inconnu respirait la menace.
34.
«Mon doute s’éclaircit: c’était le chef Millare
Qui m’avait plusieurs fois accueilli dans ses murs.
Depuis six mois errant pour frapper à coups sûrs,
Il vivait dévoré d’une haine barbare.
Sachant que son rival au tombeau du martyr
Devait bientôt offrir
Un pompeux ex-voto pour les jours de sa mère,
Il venait l’épier jusque dans ce saint lieu;
En vain je condamnai sa rage téméraire:
Ce jeune chef croyait ne pas offenser Dieu.
35.
«Pourquoi, me disait-il, suspendrais-je mes coups?
«Nasse est couvert du sang du frère de mon père:
«Je dois solder son compte; et puisque sur la terre, 12 «La justice n’a point de tribunal pour nous, «Nos fers vengeurs au ciel doivent être agréables.
«Quand des lois équitables,
«Sur nos monts désolés verseront leurs bienfaits,
«Honte à ceux qui pourront braver leur voix suprême!
«Mais quel bras aujourd’hui punirait les forfaits,
«Si l’homme de Cirnos ne se vengeait lui-même?»
36.
«A ces mots il partit pour attendre sa proie.
Nasse le jour suivant parut dans le vallon.
Lorsqu’au pied de la tombe il déposait le don,
Sur sa tête baissée aussitôt se déploie
Le bras de la vengeance armé d’un long poignard!
De notre saint vieillard
S’est entr’ouverte alors la pierre sépulcrale!
On l’a vu le front pâle et les yeux rayonnants!....
Assoupissant des chefs l’inimitié fatale,
Ce prodige a calmé des haines de cent ans.
37.
«Hier j’ai vu descendre à la tombe du saint
De Nasse et de Millar les familles amies;
Nous les y trouverons sans doute réunies:
Leurs guerriers te suivront contre le Sarrasin.
Jusqu’à cet heureux jour ils ont fui les batailles:
Au sein de leurs murailles
Craignant d’être surpris par leurs nombreux rivaux,
Ils fermaient leur oreille au clairon de la guerre.
Maintenant que la paix règne dans les hameaux,
Ils peuvent tous se joindre à la sainte bannière.»
38.
Ce récit du pasteur vole de bouche en bouche;
Les amis d’Isolier le redisent entre eux.
Ils savaient que depuis le temps de leurs aïeux,
Les deux chefs nourrissaient une haine farouche;
Et souvent dans Cirnos on avait regretté
Que leur rivalité
Du secours de leurs bras eût privé la patrie.
On monte tour-à-tour sur trois rochers aigus;
Et lorsque la clarté paraissait affaiblie,
Sur le dernier piton les preux sont parvenus.
39.
Ils descendent de là jusqu’à l’étroit vallon
Que renfermait à pic la roche circulaire.
Un seul sentier glissant et taillé dans la pierre,
S’échappait de la cime et tournait jusqu’au fond,
Où du martyr Mosol se cachait la cellule.
Lorsque le fils d’Hercule, 13
Cirnos, donna des lois aux peuples taphiens,
On dit que des géants creusèrent ces abymes;
Cirnos les poursuivit, les chargea de liens,
Et leur fit par la mort expier tous leurs crimes.
40.
Mais ces lieux tour-à-tour devaient être l’asyle
Des crimes, des vertus, des brigands et des saints!
Mosol crut s’y soustraire au joug des Africains.,
La rage des pervers un temps fut inutile.
Les chrétiens, échappés aux regards du vainqueur,
Auprès de leur pasteur,
Dans l’ombre de la nuit, apportaient leurs prières:
Ils recevaient de lui la parole de Dieu.
Le saint, pour obtenir la fin de nos misères,
De la patrie en pleurs offrait au ciel le vœu.
41.
Sur un quartier de roc, dépouille des volcans,
Qui décèle aux regards un antique cratère,
Mosole célébrait l’ineffable mystère.
Une chapelle étroite enferma dans ses flancs
Cette pierre à jamais par nos vœux consacrée.
L’enceinte révérée
Reçut depuis ce jour les plus riches présents.
Les ex-voto couvraient la charpente grossière.
Un hermite courbé sous le fardeau du temps,
De ces pieux trésors était dépositaire.
42.
On voyait appendue au mur de la coupole
Une nef d’argent pur aux cordages dorés,
Que Casil, poursuivi par les flots conjurés,
Voua dans la tempête au martyr de Mosole.
Près d’elle sont les dons des pauvres matelots;
Des dards, des javelots,
Des armures d’airain décorent les murailles.
Au milieu brille un glaive étincelant de feux:
C’est celui qu’au retour des lointaines batailles,
Isolier triomphant fit suspendre aux saints lieux.
43.
Non moins riche est le don que Nasse doit offrir
Pour les jours de sa mère au trépas échappée.
Suivi de sa famille autour de lui groupée,
Nasse vient déposer au tombeau du martyr
Une balance d’or, emblême de la vie.
Aux villes d’Étrurie
Un habile ouvrier façonna ce trésor:
Au prix de vingt taureaux sa valeur est égale.
Les chefs devant l’hermite étaient courbés encor:
Et le vieillard sur eux répandait l’eau lustrale.
44.
Debout auprès du seuil de son humble chapelle,
Il appelait la foule au pied du saint parvis,
Lorsque Isolier paraît! Les montagnards ravis
Ont reconnu de loin la bannière fidèle.
Les deux jeunes rivaux s’avancent empressés:
Leurs bras entrelacés
Confirment que la paix à leur ame est rendue.
«Gloire, honneur au grand chef!» disent-ils à la fois.
Isolier leur répond: «Guerriers, je vous salue:
«Le ciel propice enfin nous réunit tous trois.
45.
«Je connais, je bénis le prodige divin
«Qui dans vos nobles coeurs vient d’éteindre la haine.
«Suivez-moi, compagnons; à la horde africaine
«Courons nous opposer comme un rempart d’airain.
«Puisse à jamais ainsi la discorde civile,
«En malheurs si fertile,
«Cesser de diviser nos plus vaillants guerriers!
«Nous venons invoquer une ombre auguste et chère:
«Le ciel nous entendra; du sein de nos foyers
«Nos bras écarteront le Maure sanguinaire. «
46.
S’inclinant à ces mots devant le solitaire,
Il entre avec les chefs dans le parvis sacré.
Sur la tombe du saint, monument révéré,
Il dépose à genoux ses armes, sa bannière.
On imite le preux. L’autel fume d’encens.
Par ses pieux accents
Du ciel et de Mosole implorant la puissance,
La foule près du seuil offre des vœux ardents;
Et le prêtre bénit dans un profond silence
Les défenseurs du Christ et tous les assistants.
47.
Dans cet abyme étroit les rayons du soleil
N’arrivent qu’un moment alors que dans sa route
Il touche le milieu de la céleste voûte.
Les rocs cachent les bords de l’horizon vermeil;
Et tandis qu’au dehors règne encor la lumière,
Il semble que la terre
Ici rentre déjà sous les lois de la nuit.
Les branches des sapins éclairent la vallée.
Le peuple, les guerriers, le preux qui les conduit,
Forment au pied des rocs une immense assemblée.
48.
L’hermite est au milieu de la foule pieuse.
«Mon père, dit le preux, je sais que tes récits
«Rappelèrent souvent aux peuples attendris
«Les vertus de Mosole et sa mort glorieuse.
«Ton nom, tes chants sont chers au peuple de Cirnos;
«Et souvent nos échos
«Répètent les accords de ta lyre sacrée.
«Avec le saint martyr tu vécus autrefois;
«Par le souffle d’en- haut ton ame est inspirée:
«Compagnon de Mosol, nous écoutons ta voix.»
49.
«Hélas! dit le vieillard, pourquoi, noble Isolier,
Pour nous défendre alors n’avions-nous pas ton glaive?
Trop séduit par l’espoir d’une perfide trêve,
Pourquoi délaissas-tu tes amis, ton foyer?
Sur le pic de Mosol le saint vivrait encore,
Et la rage du Maure
N’aurait pas abattu nos murs et notre autel.
Mais que dis-je! ton bras sous la cité romaine
Seconda le grand roi: ce fut le doigt du ciel
Qui lança ton vaisseau sur la liquide plaine.
50.
«A peine tu partis suivi de ton élite
Que le père d’Abdel, faussant tous les serments,
Conduisit contre nous dix mille Musulmans.
Nos monts furent franchis; et la Corse interdite
Regretta, mais en vain, l’appui de ses enfants.
Mosol de nos tyrans
Arrêta quelques jours l’irruption traîtresse.
D’une main l’évangile et de l’autre le fer,
Guidant de nos hameaux la bouillante jeunesse,
Il repoussa long-temps les hordes de l’enfer.
51.
«Mais les bords africains vomissaient tous les jours
De nouveaux étendards dans le port d’Alérie;
Une armée innombrable inonda la patrie.
Nugolone, orgueilleux de ces puissants secours,
S’abandonna sans frein à sa brûlante rage.
La flamme et le carnage
Couvrirent nos rochers de débris et de sang.
L’enfant fut immolé dans le sein de sa mère.
Tous ceux qui refusaient d’adorer le croissant
Frappés par les bourreaux tombaient sur la poussière.
52.
«Mosole fut contraint d’abandonner la plaine.
Nous suivîmes ses pas vers des monts écartés.
A peine vingt guerriers étaient à nos côtés:
Le reste avait péri sous la hache africaine.
Nous étions jour par jour suivis avec ardeur:
L’implacable vainqueur
Du père des chrétiens avait proscrit la vie.
Surpris pendant la nuit dans les bois de Marant, 14 Nous fûmes accablés; une lance ennemie Aux genoux de Mosol me renversa mourant.
53.
«La fraîcheur de la nuit rappela mes esprits.
Le silence régnait sur le champ de batailles.
Je me lève au milieu des sanglantes broussailles,
Et me vois entouré des corps de mes amis.
De celui de Mosol cherchant en vain la trace,
Au ciel je rendis grâce
Pour avoir conservé le pontife guerrier.
Un pâtre errant m’offrit son antre solitaire.
Aux portes du trépas je fus un mois entier;
Et trop tôt mes regards revirent la lumière.
54.
«J’appris de notre chef l’effroyable supplice;
Et des larmes de sang coulèrent de mes yeux.
Le monde depuis lors me devint odieux;
Je revêtis ici la haire et le cilice.
C’est ici qu’en fuyant Mosol porta ses pas:
Du milieu des combats
Sans doute il fut sauvé par une main divine.
Lui prodiguant leurs biens, en vain pendant la nuit
Nos montagnards bravaient la rage sarrasine:
Le Maure après vingt jours découvre son réduit.
55.
«Nugolone soudain gravissant les coteaux,
Accourt de sang avide et rugissant de joie.
Sur ce roc sourcilleux, cherchant de l’œil sa proie,
C’est là qu’il vint s’asseoir au milieu des bourreaux!
Je crois y voir souvent son ombre détestable,
D’une voix lamentable
Se livrer, mais trop tard, à d’impuissants regrets,
Et fixer un œil cave au fond de cet abyme!
Elle demande au ciel pardon de ses forfaits,
Et répète en pleurant le nom de sa victime.
56.
«Le tyran, de ces rocs fermant le seul passage,
Sur un long javelot fit dresser un turban.
Descendu vers Mosole, un héraut musulman
Lui dit: «A Mahomet il faut prêter hommage:
«Tes biens, ta liberté, tes amis, tes parents,
«Et de riches présents,
«De ta docilité seront la récompense;
«Mais si tu n’obéis à l’ordre souverain,
«Du puissant Nugolone écoute la sentence:
«Dans ces rocs, mécréant, tu périras de faim.»
57.
«Pour unique réponse au héraut des enfers,
Mosole a revêtu d’une ame satisfaite
Les ornements sacrés, trésors de sa retraite.
Intrépide, il voyait la rage des pervers.
Dans ses pieuses mains une croix étincelle.
Vers la voûte éternelle
Il dirige à-la-fois ses regards et son cœur;
Élevant une hostie, autrefois consacrée, 15 Il se donne à genoux ce pain du voyageur Qui conduit les mortels à la sphère éthérée.
58.
«A son sauveur uni, le saint marche en silence
Vers le roc où siégeait le monarque bourreau.
Lui-même dans la terre il creuse son tombeau;
Il s’y place tranquille; et de la Providence
Il bénit en priant le sévère décret.
Le tyran stupéfait
Espère que l’horreur d’une longue agonie
Pourra fléchir encor le martyr de Cirnos:
L’eau pure et le froment, par l’ordre de l’impie,
Offerts à la victime, irritent tous ses maux.
59.
«Au pied de ce rocher vous voyez cette croix:
Ce fut là que le saint accomplit son martyre.
Des tourments de la faim surmontant le délire,
Il prononçait encor d’une mourante voix
Des apôtres du Christ l’ineffable symbole!
Le bienheureux Mosole,
Après cinq jours entiers du plus affreux tourment,
Dans ses flancs épuisés sent l’homme qui succombe.
Son ame vole au ciel; et son corps palpitant
Trouve enfin le repos dans le creux de la tombe.»
60.
Il dit: ceux de Nassa, de Millare et d’Ajace,
Répondent à l’hermite en sanglots douloureux.
Tous se lèvent en pleurs: vers le roc sourcilleux,
Du tombeau du martyr ils vont chercher la place.
Le flambeau de la nuit de ses pâles rayons
Éclairait les pitons,
Et dirigeait les pas de la foule attendrie.
Près du roc, les guerriers, les femmes, les enfants,
Invoquent à genoux le saint de la patrie,
Et demandent au ciel la chute des tyrans.